samedi 22 octobre 2016

“Belle de jour”, cet obscur objet du désir


“Belle de jour”, cet obscur objet du désir

Gilles Heuré
Publié le 30/03/2016. Mis à jour le 30/03/2016 à 14h42.

Diffusé ce mercredi 30 mars sur Arte (20h55), le film de Buñuel est l'adaptation d'un roman de Joseph Kessel. Ecrivain et cinéaste accusés l'un comme l'autre de licence pornographique surent, chacun à leur époque, peindre ce charme plus que secret de la bourgeoise.
Séverine, le personnage principal de Belle de jour, est une jeune bourgeoise mariée à Pierre Sérizy, un brillant chirurgien qu’elle aime mais avec lequel elle est physiquement distante. Sans doute marquée par un souvenir d’enfance qu’évoque Kessel dans le prologue de son roman, elle est tenaillée par un désir de luxure avec des hommes de classes sociales inférieures. Elle se rend un jour chez Madame Anaïs, qui tient une maison de rendez-vous rue Virène, et fait acte de candidature comme pensionnaire en demandant de ne travailler qu’entre 14h et 17h. Là, elle se donne à plusieurs clients dont Marcel, jeune truand rêvant de devenir son souteneur. C’est lui qui, accidentellement, frappera Pierre d’un coup de couteau alors, qu’à la demande de Séverine, il voulait faire taire Husson – qui courtisait Séverine et avait découvert ses activités, menaçant sans doute de tout révéler à son mari. Celui-ci, grièvement blessé, restera paralysé. On notera que la fin du film de Bunuel est sensiblement différente de celle du roman.



Belle de jour, histoire sulfureuse, parut d’abord dans le périodique Gringoire en novembre 1928, et les réactions furent si vives, les accusations de licence et de pornographie si violentes que Joseph Kessel se sentit obligé de faire paraître une préface à l’édition chez Gallimard. « Exposer le drame de l’âme et de la chair, écrit-il, sans parler aussi librement de l’une que de l’autre, cela me semble impossible. Je ne crois pas avoir passé la mesure permise à un écrivain qui ne s’est jamais servi de la luxure pour appâter le lecteur ». S’il n’a pas appâté le lecteur, il a intéressé les lectrices. De nombreuses lettres et témoignages de femmes parvinrent chez l’éditeur, félicitant Kessel d’avoir si bien compris leurs penchants inavoués. Gaston Gallimard avait prévu de les publier mais, malheureusement, il oublia tout le paquet de lettres dans un taxi.




C’est en février 1928 que Kessel acheva le manuscrit. Dans sonJournal, à la date du 7 août 1927, Roger Martin du Gard (Journal II 1919-1936, Gallimard, 1993, p. 574-575) évoque cette anecdote : « Je tiens à noter ici une incroyable histoire que m’a racontée, assez confidentiellement, Gaston Gallimard ! Kessel est en train d’écrire la vie d’une femme, restée noble de cœur mais, physiquement, descendue“jusqu’aux pires dégradations de la sexualité”. Sentimental, marié, pas coureur, ne sachant où se documenter, il a prié Gaston de lui trouver des adresses de maisons de passe. Mais ce qu’il voulait était très particulier. Il cherchait à savoir de façon sûre, s’il existe des endroits où une femme débauchée peut venir se choisir des hommes, qu’elle paierait au besoin. Gaston, fort inexpert aussi (dit-il…) s’informe et finalement on lui donne l’adresse d’une espèce d’agence particulière, rue du Faubourg-Montmartre. Rendez-vous est pris avec Kessel pour aller faire sur place une incursion. Mais Kessel, obligé de rejoindre sa femme en Suisse [sa femme, tuberculeuse, est soignée à Davos, NDRL], fait faux bond et prie Gaston d’y aller seul. Gaston y va. L’agence occupe le dernier étage de la maison. Un dernier palier, une seule porte. Gaston est introduit auprès d’une dame, dans un bureau, et demande ce qu’on peut lui offrir. La dame explique que sa seule spécialité est de procurer des mineures, de vraies mineures, à domicile ; des gosses que les mères ou les sœurs prostituent, chez elles, avec toutes les garanties désirables. Ce n’était pas du tout ce que cherchait Gaston, qui s’en va. Il sort sur le palier, referme la porte, descend quelques marches, et voit monter vers lui un monsieur, sous un grand feutre foncé, qui, bien évidemment, ayant franchi l’avant-dernier étage, montait vers l’agence, seule locataire du haut. Or ce monsieur était : Charlie ! [Charles Du Bos, NDRl] Charlie, avec tous ses stylos hérissés dans sa poche, sa grosse serviette de livres sous le bras. Il reconnaît Gaston, se décompose, et ne trouve, après une longue hésitation, que ces mots : “Bonjour, Gaston… Comment va Yvonne ?”(Yvonne, c’est la femme de Gaston. Et le piquant c’est que ladite Yvonne est en train d’intenter à Gaston un procès en divorce). »



Sur l’adaptation qu’il en fit en 1967 avec Jean-Claude Carrière, Luis Buñuel apporta quelques précisions : « Le roman me semblait assez mélodramatique mais bien construit. Il offrait en outre la possibilité d’introduire en images certaines des rêveries diurnes de Séverine, le personnage principal, qu’interprétait Catherine Deneuve, et de préciser le portrait d’une jeune bourgeoise masochiste ». Si les perversions sexuelles, pour lesquelles il dit n’éprouver qu’une « attirance théorique et extérieure », et si le fétichisme qu’il a exploré dans Le Journal d’une femme de chambre (1964) et El (1953), l’intéressent, il regrette que la censure ait exigé des coupes : « en particulier la scène entre Georges Marchal et Catherine Deneuve, où elle est allongée dans un cercueil tandis qu’il l’appelle sa fille, se déroulait dans une chapelle privée, après une messe célébrée au-dessous d’une splendide copie du Christ de Grünewald, dont le corps torturé m’a toujours impressionné. »


Certaines coupes exigées par la censure seront néanmoins levées grâce à André Malraux alors ministre de la Culture qui se souvenait que Kessel avait été un des premiers à faire l’éloge de son roman La Voie royale
Mais le film introduit un petit mystère d’autant plus intriguant que personne ne pourra jalmais l’élucider. Luis Buñuel le raconte ainsi : « De toutes les questions inutiles qui m’ont été posées sur mes films, une des plus fréquentes, des plus obsédantes, concerne la petite boîte qu’un client asiatique apporte avec lui dans le bordel. Il l’ouvre, montre aux filles ce qu’elle contient (nous ne le voyons pas). Les filles refusent avec des cris d’horreur sauf Séverine, plutôt intéressée. Je ne sais combien de fois on nous a demandé, des femmes surtout : “qu’est-ce qu’il y a dans la petite boîte ?” Comme je n’en sais rien, la seule réponse possible est : “ce que vous voudrez”. Et de conclure : « Belle de jour fut peut-être le plus gros succès commercial de ma vie, succès que j’attribue aux putains du film plus qu’à mon travail ».


Extrait d'une rencontre avec Catherine Deneuve et Jean-Claude Carrière au sujet de Belle de jour, de Luis Buñuel (1966).



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