La Route étroite vers le Nord lointain
Puissant et précis, l'auteur décrit l'horreur et la violence, en 1941, d'un camp de prisonniers australiens soumis à la folie d'un commandant japonais.
Quatre phrases, tirées de ce volumineux roman, pourraient à elles seules résumer le projet de Richard Flanagan : « Un livre peut contenir l'horreur, lui donner forme et sens. Mais dans la vie, l'horreur n'a pas plus de forme que de sens. Elle est là, tout simplement. Et aussi longtemps qu'elle règne, rien dans l'univers ne semble épargné. » Voici l'histoire d'un homme et de milliers d'autres, l'histoire des survivants et des morts, des noms oubliés et des corps à jamais enfouis dans la jungle.
Dorrigo Evans est un jeune Australien qui a réussi. D'origine modeste, il a gravi les étapes pour devenir chirurgien. Et bientôt soldat quand, en 1941, il est versé dans l'Australian Imperial Force en tant que médecin militaire. Après les combats en Syrie et en Egypte, à la suite de la reddition des forces alliées à Singapour, Evans fait partie de la moitié des vingt-deux mille prisonniers australiens affectée à la construction d'une ligne de chemin de fer reliant la Thaïlande à la Birmanie. C'est « La Ligne »,projet fou auquel les Japonais tiennent à tout prix, y faisant travailler non pas des prisonniers de guerre mais des esclaves, Australiens, Tamouls, Chinois, Malais, Thaïs ou Javanais.
Comme la guerre ignore souvent la géométrie, La Ligne épouse les contours des cercles de l'enfer que traversent le colonel Dorrigo Evans et ses compagnons de captivité. La Convention de Genève relative aux traitements des prisonniers de guerre n'existe plus : seule prévaut ici la folie du commandant japonais du camp, fasciné par les nuques qu'il peut trancher de son sabre, et pour lequel le Japon, l'Empereur et la voie ferrée à construire sont les seules valeurs auxquelles les hommes doivent se soumettre. Et tenter de survivre...
Lisant La Route étroite vers le Nord lointain, on songe évidemment au Pont de la rivière Kwaï (1957), le film de David Lean, mais l'Australien Richard Flanagan — dont le père a travaillé sur ce chantier — sait décrire avec des mots précis ce que les images d'un film ne peuvent qu'effleurer. L'impitoyable cohorte des maladies — béribéri, dysenterie, choléra, typhus ou dengue... — déforme et décharne les corps de ces hommes, jadis solides trappeurs ou tondeurs de moutons. Pieds nus, vêtus d'un pagne, dormant sous des toits de palme ou des bâches rongées par l'humidité, ils ne sont plus que des cadavres en sursis, « des corps pareils aux racines de mangrove »,qui subissent les furieuses bastonnades des gardiens et doivent mener un projet insensé armés de machettes rouillées et de cordages pourris. A quoi Dorrigo Evans pense- t-il, pendant ces longs mois de captivité au cours desquels il ampute les membres gangrénés et tente de lutter contre les maladies ? A la vie d'autrefois — il y a quelques mois seulement, mais cela semble si loin que la mémoire capitule à se souvenir d'Ella, une fiancée promise au mariage ; d'Amy, une autre femme aimée, qui remontait avec tant d'élégance le col de son corsage...
La violence démentielle est le thème de ce beau roman, lauréat en 2014 du Man Booker Prize, dans lequel les hommes s'interrogent davantage sur leur foi en l'humanité que sur Dieu. L'autre motif majeur est la mémoire qui s'effrite, l'oubli qui assèche les têtes enfiévrées. Après la guerre, Evans, que ses hommes appelaient « Big Fella, le Grand chef », sera un héros, un glorieux survivant sollicité par les médias. Marié, chirurgien réputé, collectionnant les mignonnettes de whisky et les femmes de passage, il réalisera pourtant que sa vie « tombe en morceaux », dispersant les noms et les visages de ceux qui sont morts — dont il ne reste, le long de La Ligne, que les ossements blanchis par les pluies. — Gilles Heuré
| The Narrow Road to the Deep North, traduit de l'anglais (Australie) par France Camus-Pichon, éd. Actes Sud, 432 p., 23 €.
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