mardi 25 octobre 2016

L'écrivain Péter Esterházy est mort / Il ne subvertira plus l'Histoire



Péter Esterházy

L'écrivain Péter Esterházy est mort : il ne subvertira plus l'Histoire


Gilles Heuré
Publié le 19/07/2016.


Rejeton d'une vieille lignée aristocratique confrontée au régime communiste, l'écrivain hongrois Péter Esterházy est mort le 14 juillet 2016, à l'âge de 66 ans. Nous l'avions rencontré en 2006, dans sa ville de Budapest. Nous republions aujourd'hui ce reportage.
Si l'on en croit Péter Esterházy, Budapest est une ville qui laisse entrer, « avec délectation, le serpent du Danube entre ses seins », Buda et Pest. Nous serions donc au bord du sein droit, à Buda, au café Angélika, où l'écrivain hongrois arrive en souriant. C'est tôt dans la matinée, mais aucune trace tangible de la bringue organisée la veille pour l'anniversaire de sa femme. Goulasch de brochet, oignons farcis, quelques crus hongrois « entre amis » : c'est tout dire. Pour l'heure, il commande de l'eau minérale et du café. Il est venu en train de sa maison familiale, située dans les faubourgs de la ville. Une ville qui resplendit sous le soleil de juin. A quelques pas, le fameux pont des Chaînes, surveillé par quatre lions de pierre qui ouvrent une gueule sans langue (selon la légende, János Marschalkó, leur sculpteur, se serait jeté dans le Danube après s'en être aperçu), est occupé par les chalands et de petits quatuors jouant musique classique ou tsigane.

Péter Esterházy

A Pest, de l'autre côté, grandes avenues et petites rues découpent des quartiers hétéroclites : ancien ghetto juif dont les maisons aux façades de suie sont encadrées de petites synagogues, ruelles aux teintes ocre, pastels satinés par les siècles et, toujours, des bâtiments grisâtres qui évoquent moins les influences orientales de la ville que le régime communiste qui a sculpté l'espace. « Vous avez dû voir comme certains immeubles puent encore le communisme », lâche Esterházy. A chaque coin de rue, la ville peut en effet changer d'aspect. Elle se pare de magasins de luxe, absorbe des hordes de touristes, rappelle qu'elle s'est parfois repliée sur elle-même ou noyée dans le sang des insurgés d'octobre-novembre 1956.

Le café Angelika, Budapest, juillet 2006.

Du régime qui a étouffé la Hongrie de 1945 à 1989, il est beaucoup question dans les livres d'Esterházy. Une œuvre nourrie d'histoire familiale, autant dire d'Histoire tout court. Descendant d'une grande famille de l'aristocratie magyare dépossédée de ses biens et exilée à la campagne en 1951 par le régime communiste, petit-fils du dernier Premier ministre de l'Empire austro-hongrois, il est né trop tard, en 1950, pour jouir de tous ses privilèges. Inutile de le taquiner par un « A moi, comte, deux mots ! ». Cet écrivain au casque gris et à la carrure massive, et dont les yeux pétillent de malice derrière des lunettes cerclées, n'est pas le genre à s'incliner devant le protocole.
Trois anges me surveillent, paru en Hongrie en 1979, traduit bien l'ironie mordante, mais jamais cynique, de cet auteur dont l'art du loufoque n'est pas sans évoquer celui de Boulgakov. Un récit ? Mieux, une mitraille de personnages et de situations. On y croise un pigeon voyageur anversois, un « pédégé » qui envoûte des secrétaires, des petits chefs qui gonflent les joues, soulevant des jupes ou trucidant des collègues dans des bureaux gris. Tout un monde métallique emporté par une verve irrévérencieuse, un jubilatoire délire de verbe et de situations absurdes où Kafka et Terry Gilliam auraient pu festoyer.

Péter Esterházy


Le vrai remue-ménage dans ce monde verrouillé, c'est donc l'écrivain virtuose qui le crée. Comme si après tant d'Histoire officielle il s'autorisait à bousculer l'histoire romanesque. Caprice d'auteur ? Sûrement pas. Dans ce fatras d'intelligence, alternance de pirouettes hilarantes et de phrases classiques, la réalité transpire : on surveille, on persécute, on perquisitionne. La littérature, elle aussi, peut être une pièce à charge contre un régime et s'emparer du destin d'un pays comme l'avaient fait jadis Miklós Bánffy ou Sándor Márai. « Je pense que c'est une caractéristique de la littérature de l'Europe de l'Est, avance Esterházy. La grande Histoire est très proche de la vie des gens. »


C'est peu dire que c'est le cas avec sa famille, qu'il aborde dans Harmonia cælestis, œuvre monumentale où chaque ancêtre est appelé « mon père ». Trois siècles d'histoire familiale, politique et culturelle, du XVIIe siècle à la période contemporaine, pas moins. Ecrire sur l'opulence des grandes familles aristocratiques suppose une lutte continuelle entre fiction et réalité. L'écrivain Esterházy, lui, subvertit le genre, comme eût pu le faire un Proust ébouriffé qui aurait connu le communisme, tronçonnant son récit baroque et fantaisiste en sotties réarticulées avec une secrète logique mathématique. Dans un véritable tourbillon littéraire, il met en scène des officiers claquant talons, des cochers à moustache, convoque ancêtres, Haydn ou Guillaume II, se permet toutes les bifurcations dans les lignées généalogiques et, dans un style déroutant, fait se succéder reparties comiques et réflexions plus sombres. Il y a un côté Sissi impératrice froufroutant chez les Marx Brothers tellement Esterházy s'amuse, mais le propos n'a rien d'anecdotique.« L'Histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les écrivains imaginent. Seule la mort est indéniable », écrit-il.
L'Histoire, toujours elle. En hongrois, explique-t-il dans une langue gutturale à la fois âpre et secrètement poétique, il y a deux mots pour désigner « histoire » : történet, au sens de « récit », et történelem, pour « Histoire ». Il regarde sa traductrice et complice Agnès Járfás, s'assure du tempo des réponses, s'amuse de voir le Français perdu devant la complexité de la langue hongroise et répond du tac au tac quand on lui demande s'il a cru au scénario de « la fin de l'Histoire » qu'évoquait l'Américain Francis Fukuyama à la chute du communisme. « La fin de l'Histoire, c'est un point de vue de résignation, chemin vers lequel nous suivons nos frères occidentaux. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est que sous la dictature le temps n'existe pas. Tout ce qui s'y réfère est tenu en suspicion parce que la dictature, par définition, n'est pas éternelle. Ce n'est pas un raisonnement intellectuel, c'est une expérience de tous les jours. Dans une dictature totalitaire, comme était la nôtre, on nous voit toujours, il n'y a pas d'ombre. »
Il s'arrête un instant, baisse les yeux, hésite et nous fixe de nouveau : « Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelques années, j'ai emmené mes enfants à Buchenwald. Le fait qu'Imre Kertész (1), qu'ils connaissaient bien, ait été déporté à cet endroit les a encore plus bouleversés. A un moment, ils n'en pouvaient plus. Ils ne supportaient plus ce lieu. Non pas à cause des chiffres, ni des photos de cadavres qu'ils venaient de voir, mais en raison d'une charrette à bras qui servait à transporter les cadavres et dont ils avaient remarqué qu'elle était équipée d'une rigole spécialement conçue pour laisser s'écouler les liquides des corps. Qu'on ait pu pousser l'imagination technique et scientifique à ce point les a horrifiés. Mon fils de 8 ans a crié de façon hystérique : « Allons-nous-en d'ici ! Sa soeur de 12 ans a répondu calmement : “Mais pour aller où ?” La question “où aller” est celle de tout homme vivant sous la dictature, il n'y a nulle part où aller. »
Péter Esterházy

1989, les années noires

L'enfermement absolu : c'est l'impression qui nous étreint en visitant Terror Háza, littéralement « la maison de la terreur ». Dans les anciens locaux de la police politique, sur l'avenue Andrássy, sont reconstitués salles d'interrogatoires et bureaux des commissaires politiques. Au sous-sol, les geôles et les potences sont restées intactes. Dans la librairie du musée, les effigies de Lénine et de Staline, y compris sous forme de bougies décoratives, traduisent l'improbable adaptation de l'Histoire au merchandising. De cette visite on sort rompu, et l'on reste pétrifié par la menace encore vive d'un char de l'Armée rouge encastré dans l'ancienne cour sombre. Que sera la commémoration de la révolte d'octobre-novembre 1956, dans quelques mois ? Esterházy brasse l'air avec ses mains de bûcheron : « Ce sera catastrophique parce que 1956 sera l'objet d'une bataille politique entre les partis. L'enjeu sera : qui possède le passé ? Car l'insurrection de Budapest en 1956 est immensément importante. Sous le régime de Kádár (2), on devait l'oublier. C'était le prix à payer pour survivre. »
La chute du communisme, en 1989, n'a pas sonné l'apaisement. Péter Esterházy a vu resurgir de façon foudroyante ces années noires. A l'automne 1999, juste au moment où il terminait Harmonia cælestis, livre qui lui avait demandé dix années de travail, il a entrepris des démarches pour obtenir son dossier de police à l'Office national de l'histoire contemporaine, où ont été déposés les dossiers des services secrets du régime communiste. Trois mois plus tard, en janvier 2000, on lui donnait plusieurs cartons dans lesquels il reconnut l'écriture de son père, mort depuis peu. Il eut alors la révélation que celui-ci avait été un informateur de la police. Il écrivit tout de suite un livre, Revu et corrigé, terriblement poignant, dans lequel il recopia les fiches remplies par son père, en rouge, en les assortissant de ses propres commentaires, en noir : deux couleurs, deux générations, un père et un fils qui se font face. Publié en 2002 en Hongrie, le livre se vendit à plus de 60 000 exemplaires et connut un succès encore plus grand en Allemagne. Les lecteurs en achetaient jusqu'à quatre exemplaires à la fameuse Librairie des Ecrivains, située au centre de Budapest : autant par peur inavouée qu'il puisse disparaître des rayons que pour l'offrir autour d'eux. Un livre intime, personnel, qui avait valeur de témoignage politique et universel.

Terror Háza, “la maison de la terreur”, un musée dérangeant installé dans un bâtiment utilisé par les nazis hongrois, puis par la police politique communiste.

Un livre pour permettre l'apaisement politique sur cette période ? « Je pense que l'oubli est un acte social très important, développe Esterházy, car on ne peut oublier que si on s'est souvenu avant. Or nous n'avons pas regardé notre passé en face. Ça ne signifie pourtant pas qu'il faille procéder à des confessions publiques. » Il se penche vers la fenêtre et désigne les tramways jaunes stationnés en bordure du quai.« Que peut faire le chauffeur qui a pris sa carte au Parti simplement pour passer chauffeur en chef ? Il n'a pas besoin de l'avouer publiquement. Il suffit que chacun regarde sa propre histoire. Ce n'est pas facile. Nos histoires sous le régime de Kádár sont mesquines, ridicules, pitoyables. On s'est tu et le voisin n'a pas eu sa Trabant, on s'est tu et l'autre voisin a été tué. Ça se passait comme ça. Les niveaux de compromission ont été différents et il ne faut pas tous les confondre. C'est un processus très compliqué et la société n'est pas prête à l'analyser. »


On se risque à lui dire qu'à lire Revu et corrigé son père apparaît presque comme un piètre informateur, obligé de faire des rapports sur les autres en cherchant souvent à les dédouaner. Mais Péter Esterházy s'anime dans un geste de dénégation : « On ne peut pas ne rien dire. On dit toujours quelque chose. Mon père cherchait peut-être à les "rouler", mais ils le roulaient aussi. J'ai lu beaucoup de rapports d'informateurs, dans les archives des services hongrois et aussi dans celles de la Stasi. Des textes qui semblent ne rien dire et d'autres, beaucoup plus violents, qui dénoncent nominativement. Ne nous y trompons pas : entre ces deux types de textes, il y a très peu de différence. On voit comment un homme peut glisser dans ce monde de dénonciation. Il est impitoyablement aspiré par le système et il ne peut pas s'en extraire. Mon espoir, en publiant ce livre, était que le lecteur comprenne la façon dont l'Histoire peut broyer les existences. Revu et corrigé ne cherchait pas à provoquer une catharsis collective. Je ne voulais pas que les gens se sentent obligés de tout raconter de leur propre histoire, mais qu'ils en aient intimement l'intention. La vie d'un livre s'inscrit dans le long terme. Le livre est là et la société peut s'en emparer quand elle veut. »
Le livre est là, parmi d'autres, de plus en plus nombreux. Sous l'ère communiste, les éditions appartenaient à l'Etat et proposaient de la littérature autorisée à un prix modique. Depuis, les éditeurs ont pullulé, parfois de façon éphémère, mais les livres sont chers et le marché n'est pas assez important pour que se déploient les éditions de poche. Péter Esterházy dispose, lui, d'un second public, celui de l'Allemagne, auquel il vient d'offrir un livre sur le ballon rond : Voyage au bout de la surface de réparation. Ce fou de foot, dont le frère cadet fut international, n'hésite pas à invoquer la ferveur pour ce sport en parlant d'événements plus solennels. « La chute du régime communiste s'est faite sans révolution. Il y eut pourtant des moments révolutionnaires, comme le 16 juin 1989. Ce jour-là, aux obsèques nationales d'Imre Nagy (3), exécuté en 1958, 100 000 personnes étaient dans Budapest. 100 001, parce que j'étais là aussi. C'était un sentiment incomparable. Les gens devaient ressentir la même chose en 1956. Pour parler de façon désinvolte, c'est uniquement lors d'un match important qu'on peut éprouver la même chose : faire partie d'une communauté en parvenant à rester soi-même. Lors de cette manifestation, on pouvait ressentir l'ivresse de l'Histoire. » Et si le foot avait changé la face du monde ? Dans son livre sur le football, Esterházy imagine que si les Hongrois avaient gagné la fameuse finale de Berne contre les Allemands en 1954 l'histoire politique aurait été bouleversée.
On veut le ramener un instant à des considérations plus profondes peut-être. Pourquoi joue-t-il ainsi dans ses livres avec la vérité et le mensonge ? Cela provient-il de ses études mathématiques ou de ses lectures de Wittgenstein ? Veut-il flirter avec la métaphysique ? Esterházy vient de parler de foot, il a l'humeur joyeuse. « Non, non, la plupart de ces réflexions sont des citations de Pascal. » Le dernier mot de l'écrivain sera donc un sourire. Une autre façon de questionner son lecteur et interlocuteur.


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