e suis allée voir le dernier film de Benoît Jacquot, A jamais, parce que l’argument de la création et du deuil m’est cher. Parce que j’avais lu le très beau The Body Artist de Don DeLillo dont le film s’inspire. Mais aussi parce que Jacquot a été assistant à la réalisation dans de nombreux films de Marguerite Duras. Et puis parce que Duras lui a confié l’histoire du jeune aviateur anglais, ce jeune de vingt ans qui devient chez elle l’archétype de la jeunesse sacrifiée à la mort. Et encore parce que Jacquot a filmé l’écrivain tandis qu’elle parlait de l’écriture et que, de ces entretiens, est né l’un des plus beaux livres de Duras : Écrire. Nul doute en plus que ce recueil de textes est un testament d’Orphée, un de ces textes où la voix de la confidence devient un art poétique. A peine plus que deux ans avant sa mort, à peine sortie de l’expérience quasi fatale du coma, Duras confie à Jacquot l’étroit lien entre création et disparition, entre écrire et mourir.
Ils se sont si souvent entendus à propos d’histoires de revenants dans la littérature et le cinéma, qu’ils cherchaient aussi, entre eux, à nouer un lien fantomal dans la vie. C’est ainsi qu’ils approchent, lui au cinéma, elle au théâtre, l’amour spectral dépeint par Henry James dans La Bête dans la jungle. Sur le tournage du Navire Night, ce qui aurait dû être une présence à l’écran, Duras en train de raconter une histoire à Jacquot, deviendra une absence : on n’entendra que leurs voix off hanter l’image filmique. Dès lors, l’image offre à voir ce gouffre même dans lequel seraient destinées à disparaître les voix des personnages qui tentent de se joindre à travers le réseau téléphonique. Reste le souffle de deux amants qui se cherchent sans jamais se voir. « L’image noire » récite la voix de Duras dans son Navire Night tandis qu’un travelling montre, derrière des fenêtres, un jardin nu. Cette image noire envahit peu à peu le cinéma durassien jusqu’à vouloir rendre la vue aveugle comme dans L’Homme Atlantique, jusqu’à porter la vue à la limite de ce qu’elle peut discerner, jusqu’à montrer ainsi la maladie du voir. Les films de Duras ensorcèlent comme ses écrits, le spectral les habite dans les imperceptibles mouvements de caméra, comme dans les phrases qui marchent lentement et inlassablement avec la mendiante de Battambang.
C’est précisément un revenant qui occupe le film A Jamaisde Benoît Jacquot.
Rey et Laura se rencontrent, c’est le coup de foudre, ils ne peuvent se passer l’un de l’autre, ils se marient. Rey est un cinéaste marginal, Laura une body artist. Rey disparaît brutalement, Laura ne se résigne pas à l’avoir perdu, elle essaie de le faire revivre. Dans le récit de DeLillo, une présence inquiétante amène le texte à la lisière du fantastique : Mr Tuttle aux contours flous, à peine capable de proférer des mots, sorte d’enfant-adulte découvrant un nouveau monde, surgit tout à coup de nulle part, squatte la maison de Laura et fera partie désormais de sa vie jusqu’au moment où il la quittera brusquement. Il sera donc à ses côtés et partagera son quotidien. Il prendra le petit-déjeuner avec elle, comme auparavant le faisait Rey. Il répètera bientôt de façon embarrassante les dialogues entre Rey et Laura, dialogues que cette dernière reconnaît avec stupéfaction, avec ce même étonnement qui assaille le lecteur quand il lit des bouts de phrases déjà lues. Laura est circonspecte mais curieuse de nouer une relation avec Mr Tuttle, le lecteur s’interroge : est-ce une représentation mentale ? Est-ce un tourment intérieur ? Le travail mélancolique du deuil ?
Or Jacquot et sa scénariste Julia Roy, qui interprète aussi le personnage de Laura, décident de ne pas utiliser d’effets spéciaux, Mr Tuttle serait en effet compliqué à reproduire, avec ce visage qui a « l’air inachevé » tel que DeLillo le décrit. C’est donc Rey qui revient et qui sera comme incorporé par Laura.
En tant que praticienne du Body Art, elle reproduira ainsi les gestes et la voix de son mari. Elle parlera aussi dans le vide, convaincue de s’adresser à Rey. Nous ne sommes pas dans un film de Cronenberg ou de Lynch, nous sommes de plain pied dans un film français qui veut traiter du réel, ou mieux, qui tente de traiter de ce que la perte de l’être aimé veut dire. C’est pourquoi le revenant revient mais c’est la frontière de la folie où le deuil amène qui est mise en scène ici.
Benoît Jacquot n’entre pas dans l’univers sensoriel et ambigu où DeLillo plonge son lecteur, il est au plus près du processus psychique qui pourra in fine permettre à Laura de se détacher de son amour perdu en l’assimilant. L’image offerte est donc littérale, Jacquot ne joue pas avec le spectateur en le faisant trébucher sur sa possible croyance dans les fantômes, il ne le bouscule pas dans ses perceptions du réel. Le fauteuil où s’assied le revenant Rey quand il est interrogé par Laura, est montré d’abord vide, puis Rey apparaît. Lorsque Laura recherche l’étreinte des corps, elle est résolument seule avec sa main posée sur son sexe, c’est le souvenir de la passion qui la possède et non une image fantomale.
La dramaturgie de Jacquot se construit ainsi de façon linéaire et non poétique, sans métaphores ni déplacements, sans donner le sentiment du vertige au spectateur. Jacquot n’invite pas au dépassement du réel, il ne joue bizarrement pas avec l’invention offerte par la formidable machine à produire l’irreproductible qu’est le cinéma. L’image devient une concrétion réelle et lisible chez lui, comme s’il refusait a priori toute manipulation dont il pourrait se servir. Dans undes plus beaux films de cette année, Elle, Paul Verhoeven montre à quel point on peut faire surgir les fantasmes et les fantômes au sein d’une image cinématographique, comment on peut faire partager l’expérience d’une irruption soudaine qui correspond au viol à la fois physique, à la fois métaphorique, de la protagoniste Michelle. Car c’est le désir de cette image fantasmée et fantomale qui revient sans cesse hanter la victime ainsi que le spectateur.
Pourtant Jacquot reproduit l’image obsédante dont se nourrit Laura, celle de la vidéo où des voitures passent et repassent devant une caméra qui affiche l’heure locale de Kotka sur le cadran digital, ces voitures ne cessent de percer sa nuit obscure et vide. C’est un autre monde, une autre réalité que Laura cherche à atteindre dans cette fascination lancinante et par laquelle elle aimerait se laisser envahir. Laura est à la recherche d’un moment spectral mais ce fantôme est absent du film de Jacquot. Godard a raison quand il affirme que le cinéma « est un oubli de la réalité ».
Et j’aimerais même avancer que le cinéma est peut-être encore plus blanchotien que ce Blanchot auquel fait référence l’auteur d’Adieu au langage. Il s’inscrirait dès lors dans l’écart, dans une distance entre une telle réalité et une telle absence. Autrement dit, il serait un espace où même le vide dont a voulu faire part la littérature, ne serait plus sûr d’être son écho indistinct. Ou bien encore, je crois que le cinéma est hamlétien ou il n’est pas. S’il ne se bâtit pas à partir d’une « questionnable shape », cette forme provocante d’un moment spectral poussant à son extrême le doute, il ne touche pas à ce rêve terrible et divin qui tient en suspens tout art. Peuvent entrer les fantômes.
A Jamais, de Benoît Jacquot – Durée : 90 mn – film franco-portugais – Avec Mathieu Amalric (Jacques Rey), Julia Roy (Laura), Jeanne Balibar (Isabelle)
Düsseldorf consacre une exposition, «Ego Update : the Future of Digital Identity», aux selfies. Rien de nouveau, comme le souligne l’écrivain Douglas Coupland — en 2014, cité dans le catalogue — « il n’y a actuellement rien sur les selfies qui surprenne… La seule chose qui soit surprenante, c’est le nombre d’années qu’il nous a fallu pour isoler et donner un nom au phénomène. »
Selfie : son usage est d’abord une histoire de mot. Alors que l’autoportrait photographique existe depuis un siècle, que le Brownie comme le Polaroid le simplifient, que les smartphones le mettent ensuite à la portée de tous, le terme lui-même serait apparu en 2002 (dans le MMS d’un Australien), avant d’être employé dans un manuel de photographie (Jim Krause, 2005) et de se répandre, dans l’usage courant, depuis 2012. Avec un flou artistique sur l’article : un selfie ? une ? Les selfies — le pluriel résout tout problème de genre et convient à un phénomène exponentiel — inondent les réseaux sociaux, et le phénomène (en tant qu’expression de l’identité numérique) est très sérieusement étudié dans plusieurs pays européens (Allemagne, France, Italie, Belgique, etc.).
Avant d’être un genre artistique, les selfies sont une pratique d’amateurs, liée à une volonté de se montrer sur la toile ou d’y faire passer un message. C’est aussi un mode de communication politique (Obama et sa perche à selfie, en Alaska, en septembre dernier, Obama à la cérémonie en hommage à Nelson Mandela, Obama et sa vidéo décalée, et si Obama en use…) et le réflexe de tout quidam croisant une célébrité, le nouvel autographe…
L’enjeu de l’exposition est donc de voir comment il est possible de trouver une démarche artistique singulière et originale dans un tel phénomène. Avec une différence de taille entre l’autotoportrait et le selfie, la présence du bras qui tient l’appareil. Selon le critique d’art Jerry Saltz, le premier du genre (même si la technique diffère, évidemment) serait l’Autoportrait dans un miroir convexede Parmigianino (1524).
A Düsseldorf, ce sont les avatars contemporains des classiques autoportraits qui s’exposent. Rappelons pour finir que Sylvie Weil, en 2015, a publié Selfies, chez Buchet-Chastel, exercice inédit selon la quatrième de couverture, le « selfie littéraire » — dont Diacritik parlera prochainement.
Margaret Atwood en 2014, photo Murdo MacLeod / The Guardian
Margaret Atwood, comme une bouteille à la mer
31 mars 2016
C’
est à une expérience singulière que l’auteure canadienne de langue anglaise, Margaret Atwood, connue dans le monde entier pour ses romans, ses poèmes et ses livres pour enfants, s’est soumise en septembre 2014. Par Jean-Louis Legalery.
Elle a, en effet, accepté de participer au projet insolite, futuriste et novateur de la jeune artiste écossaise, Katie Paterson, The Future Library. Au début de l’été 2014, Katie Paterson a créé The Future Library Trust, avec le soutien de la ville d’Oslo. Elle a fait planter une forêt de 1000 arbres à Nordmarka, à côté d’Oslo, et a décidé de solliciter, chaque année, un ou une auteur(e) pour rédiger un roman qui sera exposé au public, dans une pièce de la bibliothèque publique d’Oslo réservée à ce projet, The New Deichmann Library, mais ne sera ouvert et lu qu’en 2114. Les mille arbres seront abattus dans cent ans pour fournir le papier nécessaire à l’impression et la publication des cent livres collectés.
Margaret Atwood a accepté immédiatement et avec enthousiasme d’être la première. Le titre de son roman désormais posthume est connu, Scribbler Moon. Elle a justifié sa joie de participer en faisant référence à des souvenirs qui parlent à tout le monde : I think it goes right back to that phase of our childhood when we used to bury little things in the backyard, hoping that someone would dig them up, long in the future, and say, ‘How interesting, this rusty old piece of tin, this little sack of marbles is. I wonder who put it there? (Traduction : Je pense que ça remonte à cette période de notre enfance pendant laquelle nous avions l’habitude d’enterrer des petits objets dans le jardin derrière la maison, avec l’espoir que, longtemps après, quelqu’un les découvrirait en creusant et s’exclamerait : « Comme c’est intéressant ce vieux morceau de boîte métallique rouillé ! Et ce sac de billes ! Je me demande bien qui a pu les mettre là ? »). Margaret Atwood a également ironisé sur le fait qu’elle n’entendra et ne lira jamais les critiques : What a pleasure!
Le romancier britannique David Mitchell a été sélectionné pour 2015. Le nom de l’heureux élu pour 2016 n’est pas encore connu. Katie Paterson est une artiste dont l’originalité et le talent ont déjà été salués et récompensés. Elle est Honoray Fellow de l’université d’Edimbourg et est installée à Berlin, creuset artistique européen et mondial. Une partie de son travail est actuellement exposé au Kettle’s Yard de Cambridge et au Modern Art d’Oxford. L’espace et l’inaccessible sont ses sources d’inspiration majeures. Elle a créé une carte de 27000 étoiles éteintes, et son projet en cours a pour titre History of Darkness. Elle est la première artiste en résidence au sein du laboratoire d’astrophysique de l’université de Londres.
Margaret Atwood s’est fait un nom auprès du grand public avec The Edible Woman, La femme comestible, en 1969. L’intrigue installe Atwood dans une posture féministe, car le cannibalisme métaphorique renvoie non seulement au consumérisme social mais également à la dépendance de la femme dans cette même société, puisque l’héroïne, Marian McAlpin, glisse de la soumission à la détermination. La romancière définira, a posteriori, son travail comme « protoféministe », par référence à l’évolution, néanmoins fort lente, de l’égalité.
Avec La Servante Écarlate, The Handmaid’s Tale, en 1986, Margaret Atwood fera partie de la short list du Booker Prize, équivalent britannique du Goncourt, sans cependant l’obtenir. Ce roman va donner à l’auteure canadienne une aura internationale comme quelques ennemis, car il s’agit d’un développement dystopique dans une dictature militaire théocratique, la République imaginaire du Gilead, qui ressemble beaucoup aux États-Unis et dont la seule issue géographique est un pays qui a les caractéristiques du Canada. Œuvre prémonitoire et terriblement actuelle, le roman commence avec un attentat terroriste dont sont victimes le président et la moitié du Congrès, avec un personnage central nommé The Commander. Margaret Atwood dévoile clairement ses choix politiques fondés sur le refus de l’autoritarisme et de la théocratie.
Ce célèbre Booker Prize, elle l’obtiendra finalement en 2000, avec la publication du Tueur Aveugle, The Blind Assassin, qui appartient au genre du roman dans le roman, une sorte de mise en abyme, autour du personnage principal, Iris Chase, du travail d’un autre personnage, Alex Thomas, écrivain de romans de gare engagé à l’extrême gauche. Cette fiction a, cette fois, le Canada des années 1930 pour cadre.
Margaret Atwood est une femme complète à travers ses engagements, qu’ils soient sociaux, politiques, ou féministes, et à travers ses publications, auxquelles il convient d’ajouter les nouvelles, les poèmes et les livres pour enfants.
En acceptant de participer au projet de The Future Library, Margaret Atwood a fait un choix déconcertant, mais elle a aussi, d’une certaine manière pris part à sa propre nécrologie, tout en laissant paradoxalement un vide. Vide d’autant plus déroutant et courageux en même temps que le travail du romancier s’appuie sur la perspective, c’est-à-dire sur l’image donnée directement et indirectement à travers les choix de publication aux lecteurs potentiels. Or cette perspective, Margaret Atwood ne l’aura pas et ses contemporains non plus. Comme elle l’a dit, avec une grande auto-dérision, en 2114 la découverte de son roman nécessitera des compétences en paléo-anthropologie.
Margaret Atwood, La Servante écarlate, nouvelle publication en juillet 2015 avec une postface inédite de l’auteur, traduction de Sylviane Rue, Robert Laffont, « Pavillons Poche », 546 p., 11 € 50
Tous les romans de Margaret Atwood sont disponibles en français chez Robert Laffont (et la majorité en Pavillons poche)
ntre 1870 et 1930, les milieux littéraires anglais firent un gros complexe d’infériorité à l’égard de la France et de ses meilleurs auteurs. Ils estimaient qu’en leur patrie on n’avait aucun souci du style, là où les Français, à partir de Renan et de Flaubert, pouvaient faire état d’une écriture travaillée, élégante et subtile. Virginia Woolf s’émerveilla par exemple d’un Flaubert passant un mois à chercher une expression à même de décrire un chou. Outre-Manche, on parla beaucoup de ce retard sans que Paris pour sa part se souciât de la question comme telle. C’est donc bien là une vieille affaire mais qui a le mérite d’être amusante et de n’être pas terminée.
C’est Gilles Philippe, professeur de stylistique à l’université de Lausanne, qui nous ouvre le dossier dans un livre plein de verve sans hésiter pour autant à entrer dans les détails techniques. En somme, côté français, tout part de ce qu’on a appelé le « style artiste » qui fut chez les romanciers français un phénomène peu ordinaire et qui se déploya avec une contagieuse effervescence. Au point même d’alerter par sa seule existence cette autre grande littérature voisine, l’anglaise donc, et de déclencher chez elle une jalousie collective. Cela tournait d’ailleurs à la phobie comme on put le voir avec Virginia Woolf encore, qui avouait ne pouvoir lire À la recherche du temps perdusans la crainte de voir la virtuosité stylistique de Proust paralyser son travail.
D’entrée de jeu, Gilles Philippe évite cependant de parler d’influence, — des Français sur les Anglais, — préférant utiliser le terme de référence. C’est qu’il s’agit d’un modèle global invitant à suivre un souci tout parisien du perfectionnement de l’écriture plus que de stratégies imitatives précises. À l’époque, certains soulignaient d’ailleurs que le travail stylistique des Français intervenait en compensation d’une relative pauvreté de leur langue, en matière de verbes par exemple.
Ce qui va dans le sens d’un Rémy de Gourmont, beaucoup lu outre-Manche et jouant un rôle de passeur avec son Problème du style de 1902 dont la thèse rassurait les auteurs anglais. C’est que le critique y donnait une assise physiologique à la formule de Buffon selon laquelle « le style est de l’homme même ». « Si, note avec un sourire Gilles Philippe, l’Angleterre était prête àl’accueillir,c’est donc qu’elle était déjà là. » (p. 45)
Mais, dans tout ceci, il y va tout de même de l’adoption de certaines tournures stylistiques, qu’elles proviennent ou non de gallicismes. À cet égard, Gustave Flaubert fut bien la grande source d’inspiration. C’est qu’il bousculait les habitudes grammaticales de la langue française en plusieurs directions. « Il a, par exemple, écrit G. Philippe, multiplié les tours impersonnels et pronominaux ou appariéunsujet non animé avec un verbe qui exige un agent humain » (p. 90). Flaubert sut également jouer des temps du passé et en particulier d’un imparfait spécifique là où l’anglais ne disposait que du seul prétérit pour produire des effets équivalents.
En fait, nous avons à faire là à la mise en mouvement de la puissante machinerie du style artiste et aux résultats qu’elle produisit à partir de Madame Bovary comme des romans des Goncourt. Viendront ensuite Zola, Daudet ou Loti et c’est tout un « French style » qui, repris en traductions diverses fit des ravages outre-Manche. L’un des traits qui, dans cette mouvance, fit office de marqueur fut la substantivation inversée du qualificatif. C’est, par exemple, Flaubert écrivant dans L’Éducationsentimentale : « Au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes ».
De ce style artiste, les George Moore et les Arnold Bennett retinrent à juste titre le caractère impressionniste et, cette fois, ils étaient bien dans l’imitation, et ce jusqu’à malmener les règles de leur propre idiome. Partie intégrante de ce style artiste, un discours indirect libre qui favorisait un point de vue subjectiviste et ouvrait à une sorte de monologue intérieur. Et l’on ne s’étonnera pas de voir que l’Irlandais Joyce s’inspira lui-même de Flaubert.
On prêta ainsi à la littérature française une influence telle outre-Manche qu’on ne vit pas toujours que le style littéraire anglais ne faisait somme toute qu’évoluer selon sa propre logique sans recourir à l’emprunt. Et c’est ce qui rend parfois si illusoire une référence qui ne se traduisit pas toujours en influence autre qu’imaginaire. Avec le brio qui caractérise toute son étude, Gilles Philippe termine celle-ci en dressant un parallèle plaisant entre Henry James, romancier anglais au style français, et Marcel Proust, romancier français au style anglais. Occasion pour lui de nous rappeler que la prose de James s’est volontiers nourrie du lexique français et que celle de Proust reçut très tôt un accueil chaleureux du côté britannique.
Demeure la question de savoir ce qu’il en est aujourd’hui du « French style » dans les lettres anglaises. Celles-ci certes ont été entraînées dans l’orbe de la littérature US. Mais il y eut pourtant le Nouveau Roman et son « éternel présent » et il n’est pas rare de voir aujourd’hui certains auteurs français déplorer que l’écriture anglo-saxonne, telle qu’enseignée dans des facultés, aient si peu le souci du style.
Gilles Philippe, French Style. L’accent français de la prose anglaise, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mai 2016, 256 p., 20 € — Lire un extrait
Juliette Mézenc :Traverser les frontières (Entretien)
Jean-Philippe Cazier 20 décembre 2016
J
uliette Mézenc construit ses livres autour de thèmes et de questionnements récurrents que l’on retrouve, repris et déplacés, portés ailleurs, dans Laissez-passer, qui vient de paraître. Rencontre et entretien avec l’auteur autour des thèmes de la rencontre, de la frontière, de la migration, du temps, de l’identité et de la multiplicité, du genre, du politique, de la lecture – et bien sûr de l’écriture.
Est-ce que tu lisais lorsque tu étais enfant ?
Je ne voyais personne lire autour de moi. Mes parents lisaient des revues mais pas des livres. Quand je lisais, ma grand-mère me disait : « tu vas t’user les yeux ! ». C’est tard que j’ai rencontré des gens pour qui la littérature était une chose importante. Mais dès six ou sept ans je me suis mise à lire et à beaucoup lire. J’ai du mal à expliquer pourquoi. Je passais tout mon temps à lire. Je m’enfermais dans ma chambre et je lisais. Au début, c’était des trucs pour les enfants, toute la bibliothèque rose, la verte, la rouge et or. Il y avait une série intitulée Alice, que j’adorais. Lorsque mes parents ont vu que j’aimais lire, ils m’ont acheté tout ce qu’ils pensaient être bien pour une enfant. Je ne me souviens pas comment l’envie de lire est venue, mais je me rappelle qu’à partir du moment où j’ai su lire, j’ai beaucoup lu, tout de suite. Vers dix ans, j’ai réalisé que dans ma chambre, sur un rayon en hauteur, il y avait des livres que je n’avais jamais lus. C’était mystérieux pour moi car je ne voyais pas mes parents lire, ils ne lisaient pas, et je ne comprenais pas ce que ces livres faisaient là. J’ai commencé à les lire.