17 juin 2016
E
ntre 1870 et 1930, les milieux littéraires anglais firent un gros complexe d’infériorité à l’égard de la France et de ses meilleurs auteurs. Ils estimaient qu’en leur patrie on n’avait aucun souci du style, là où les Français, à partir de Renan et de Flaubert, pouvaient faire état d’une écriture travaillée, élégante et subtile. Virginia Woolf s’émerveilla par exemple d’un Flaubert passant un mois à chercher une expression à même de décrire un chou. Outre-Manche, on parla beaucoup de ce retard sans que Paris pour sa part se souciât de la question comme telle. C’est donc bien là une vieille affaire mais qui a le mérite d’être amusante et de n’être pas terminée.
C’est Gilles Philippe, professeur de stylistique à l’université de Lausanne, qui nous ouvre le dossier dans un livre plein de verve sans hésiter pour autant à entrer dans les détails techniques. En somme, côté français, tout part de ce qu’on a appelé le « style artiste » qui fut chez les romanciers français un phénomène peu ordinaire et qui se déploya avec une contagieuse effervescence. Au point même d’alerter par sa seule existence cette autre grande littérature voisine, l’anglaise donc, et de déclencher chez elle une jalousie collective. Cela tournait d’ailleurs à la phobie comme on put le voir avec Virginia Woolf encore, qui avouait ne pouvoir lire À la recherche du temps perdusans la crainte de voir la virtuosité stylistique de Proust paralyser son travail.
D’entrée de jeu, Gilles Philippe évite cependant de parler d’influence, — des Français sur les Anglais, — préférant utiliser le terme de référence. C’est qu’il s’agit d’un modèle global invitant à suivre un souci tout parisien du perfectionnement de l’écriture plus que de stratégies imitatives précises. À l’époque, certains soulignaient d’ailleurs que le travail stylistique des Français intervenait en compensation d’une relative pauvreté de leur langue, en matière de verbes par exemple.
Ce qui va dans le sens d’un Rémy de Gourmont, beaucoup lu outre-Manche et jouant un rôle de passeur avec son Problème du style de 1902 dont la thèse rassurait les auteurs anglais. C’est que le critique y donnait une assise physiologique à la formule de Buffon selon laquelle « le style est de l’homme même ». « Si, note avec un sourire Gilles Philippe, l’Angleterre était prête à l’accueillir, c’est donc qu’elle était déjà là. » (p. 45)
Mais, dans tout ceci, il y va tout de même de l’adoption de certaines tournures stylistiques, qu’elles proviennent ou non de gallicismes. À cet égard, Gustave Flaubert fut bien la grande source d’inspiration. C’est qu’il bousculait les habitudes grammaticales de la langue française en plusieurs directions. « Il a, par exemple, écrit G. Philippe, multiplié les tours impersonnels et pronominaux ou appariéun sujet non animé avec un verbe qui exige un agent humain » (p. 90). Flaubert sut également jouer des temps du passé et en particulier d’un imparfait spécifique là où l’anglais ne disposait que du seul prétérit pour produire des effets équivalents.
En fait, nous avons à faire là à la mise en mouvement de la puissante machinerie du style artiste et aux résultats qu’elle produisit à partir de Madame Bovary comme des romans des Goncourt. Viendront ensuite Zola, Daudet ou Loti et c’est tout un « French style » qui, repris en traductions diverses fit des ravages outre-Manche. L’un des traits qui, dans cette mouvance, fit office de marqueur fut la substantivation inversée du qualificatif. C’est, par exemple, Flaubert écrivant dans L’Éducation sentimentale : « Au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes ».
De ce style artiste, les George Moore et les Arnold Bennett retinrent à juste titre le caractère impressionniste et, cette fois, ils étaient bien dans l’imitation, et ce jusqu’à malmener les règles de leur propre idiome. Partie intégrante de ce style artiste, un discours indirect libre qui favorisait un point de vue subjectiviste et ouvrait à une sorte de monologue intérieur. Et l’on ne s’étonnera pas de voir que l’Irlandais Joyce s’inspira lui-même de Flaubert.
On prêta ainsi à la littérature française une influence telle outre-Manche qu’on ne vit pas toujours que le style littéraire anglais ne faisait somme toute qu’évoluer selon sa propre logique sans recourir à l’emprunt. Et c’est ce qui rend parfois si illusoire une référence qui ne se traduisit pas toujours en influence autre qu’imaginaire. Avec le brio qui caractérise toute son étude, Gilles Philippe termine celle-ci en dressant un parallèle plaisant entre Henry James, romancier anglais au style français, et Marcel Proust, romancier français au style anglais. Occasion pour lui de nous rappeler que la prose de James s’est volontiers nourrie du lexique français et que celle de Proust reçut très tôt un accueil chaleureux du côté britannique.
Demeure la question de savoir ce qu’il en est aujourd’hui du « French style » dans les lettres anglaises. Celles-ci certes ont été entraînées dans l’orbe de la littérature US. Mais il y eut pourtant le Nouveau Roman et son « éternel présent » et il n’est pas rare de voir aujourd’hui certains auteurs français déplorer que l’écriture anglo-saxonne, telle qu’enseignée dans des facultés, aient si peu le souci du style.
Gilles Philippe, French Style. L’accent français de la prose anglaise, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mai 2016, 256 p., 20 € — Lire un extrait
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