La folle histoire de “Dune”, le film impossible de Jodorowsky
Jérémie Couston
Publié le 29/11/2016. Mis à jour le 29/11/2016 à 14h36.
Ce devait être le film du siècle, par son budget pharaonique et son casting fantastique, brassant Alain Delon, Mick Jagger, Orson Welles, Salvador Dali… Parce qu'il n'a jamais vu le jour, sa légende n'en est que plus grande. A l'occasion d'une exposition de dessins originaux, retour sur le projet fou d'Alejandro Jodorowsky.
Épais comme deux bottins, long d'une trentaine de centimètres sur quinze de haut, composé de plus de trois mille dessins : c'est le storyboard le plus mythique de l'histoire du cinéma. Celui de l'adaptation de Dune, de Frank Herbert, par le cinéaste chamane Alejandro Jodorowsky. Il ne resterait que deux exemplaires de ce grimoire, dont l'un est détenu par le réalisateur lui-même, à son domicile de l'avenue Daumesnil, à Paris. Grand admirateur du poète chilien, Nicolas Winding Refn a pu tourner les pages du livre culte lors d'un dîner chez Jodo, qui lui a raconté son projet du début à la fin. « Une expérience magique » qui fait du réalisateur de Drive le seul vrai « spectateur » d'un film fantasmé pendant des années sans jamais voir le jour.
Délire ésotérique
L'histoire maudite de Dune, commence en 1973. Le producteur Michel Seydoux, alors âgé de 26 ans, vient de sortir en France le troisième film de Jodorowsky, La Montagne sacrée, délire d'ésotérisme qui fait fureur auprès des étudiants fumeurs de joints. Galvanisé par ce succès surprise, Seydoux veut absolument produire le prochain film de Jodo : il lui donne carte blanche. « Je ne connaissais pas grand chose de lui, se souvient le cinéaste, mais par une intuition qui aujourd’hui me surprend, en le voyant, malgré sa jeunesse, je vis en lui le plus grand producteur de l’époque. Pourquoi ? Mystère... Et je ne me suis pas trompé. Quand je lui dis que je voulais qu’il achète les droits de Dune et que le film dépasserait les dix millions de dollars, somme fabuleuse pour l’époque, il n’a pas bronché. Il n’avait même pas lu le livre. »
Bible de la SF
Pourquoi Dune ? Parce que c'était la bible de la SF, succès d'édition mondial dont on pouvait espérer une saga au cinéma du même acabit. Mais surtout parce que cette histoire de guerriers intergalactiques qui se disputent une planète sur laquelle pousse une mystérieuse épice, qui provoque une extension de la conscience, était pour Jodorowsky une merveilleuse occasion de plus de réaliser son rêve : un film-trip.
« Je voulais faire un film qui donnerait aux gens qui prenaient du LSD à cette époque les mêmes hallucinations mais sans prendre de drogue. Je voulais fabriquer les effets du LSD. » En bon gourou qu'il a toujours été, Jodo veut changer la mentalité du monde entier : « Mon ambition pour Dune était énorme. Il ne s'agissait pas de faire un film mais un objet sacré, libre, ouvrant des nouvelles perspectives. »
A l'époque, le seul film de science-fiction a avoir plus ou moins rempli ce cahier des charges mystique est le 2001 de Kubrick. Jodorowsky vise mieux, ou plutôt au-delà. Pour l'aider dans sa quête, il a besoin de recruter une armée de « guerriers spirituels ». Il lui faut d'abord un homme capable de retranscrire sur une feuille les idées visuelles qui bouillonnent dans son cortex. Il se souvient d'un certain Giraud alias Moebius, dont il avait lu une bande dessinée géniale : Blueberry. « Ce gars sera ma caméra ! » s'exclame-t-il.
En quelques semaines, enfermés dans un château loué pour l'occasion par Michel Seydoux, Jodo et Moebius accouchent d'un storyboard de plus de trois cents pages. Chaque jour, le Chilien raconte ses rêves à Moebius qui les dessine, à une vitesse surhumaine. Gros plan, travelling : Jodo dirige son scribe comme sur un plateau, qui invente aussi les costumes, les décors.
En quelques semaines, enfermés dans un château loué pour l'occasion par Michel Seydoux, Jodo et Moebius accouchent d'un storyboard de plus de trois cents pages. Chaque jour, le Chilien raconte ses rêves à Moebius qui les dessine, à une vitesse surhumaine. Gros plan, travelling : Jodo dirige son scribe comme sur un plateau, qui invente aussi les costumes, les décors.
Dream Team pour les effets spéciaux
Reste à trouver le magicien des effets spéciaux pour donner vie à ces dessins. Sans complexe, Jodorowsky se rend à Hollywood à la rencontre de Douglas Trumbull, le meilleur technicien du moment, celui qui a signé ceux de 2001. Trumbull, trop vaniteux, prend Jodo de haut, qui se permet à son tour de prendre congé de la star, sans demander son reste : « il n'avait pas l'esprit d'un guerrier spirituel », regrette le prophète chilien. Pour se changer les idées, il rentre dans une salle de cinéma qui projette Dark Star, premier film de SF bricolé par un inconnu du nom de John Carpenter, dont les effets spéciaux sont signés d'un autre illustre inconnu, Dan O'Bannon. Le lendemain, Jodo s'invite chez O'Bannon et lui apporte une marijuana extra forte pour mieux faire connaissance. Deux joints plus tard, l'ours O'Bannon vend ses meubles et part s'installer à Paris. Il sera bientôt suivi par l'Anglais Chris Fross, illustrateur de couvertures de romans de SF qui sera chargé de bosser sur la flotte de vaisseaux spatiaux. Chaque matin, Jodorowsky, 46 ans, veille sur ses jeunes protégés et les motive avec un speech fédérateur digne d'un entraineur de football.
Salvador Dali au casting
Il faut désormais réunir le casting. David Carradine, alors acteur dans une série de kung-fu, est le premier à entrer dans la danse. Pour jouer Paul, le fils du héros, Jodo recrute son propre fils, Brontis, qu'il avait déjà fait jouer à 7 ans dans son western métaphysique, El Topo. Alors âgé de 11 ans, Brontis reçoit des cours d'arts martiaux (karaté, ju-jitsu) avec un coach personnel, pendant deux ans, à raison de six heures par jour, sept jours sur sept...
Pour le rôle de l'empereur de la galaxie, Jodorowsky rêve de Salvador Dali. Avec Michel Seydoux, ils se rendent à New York pour rencontrer le maître surréaliste, qui se montre intrigué par la personnalité du cinéaste plus que par son projet. Avant de devenir réalisateur, Jodo a fondé le groupe actionniste Panique, avec Roland Topor et Fernando Arrabal. Dali entraîne Jodo dans un jeu de piste surréaliste qui le mènera de New York à Barcelone, où il finit par exiger une seule condition à son embauche : « être l'acteur le plus payé au monde. »
Jodo met un stratagème au point avec son producteur : Dali ne devant apparaître pas plus de cinq minutes dans le film, ils lui proposent d'être payé cent mille dollars la minute « utile ». Grâce à l'entremise de sa muse Amanda Lear, qui écope au passage du rôle d'une princesse, Dali accepte. Et le budget s'envole.
Jodo met un stratagème au point avec son producteur : Dali ne devant apparaître pas plus de cinq minutes dans le film, ils lui proposent d'être payé cent mille dollars la minute « utile ». Grâce à l'entremise de sa muse Amanda Lear, qui écope au passage du rôle d'une princesse, Dali accepte. Et le budget s'envole.
Orson Welles, Alain Delon et Mick Jagger
Pour convaincre Orson Welles d'être le baron Harkonnen (qui d'autre ?), Jodo lui promet d'engager sur le tournage le chef de son restaurant parisien préféré pour lui garantir des repas trois étoiles. Dans les années 1970, le réalisateur de Citizen Kane,de plus en plus obèse et mégalomane, passe en effet son temps à table pour oublier tous ses films inachevés. Le hasard faisant parfois bien les choses, Mick Jagger, alors au sommet de la gloire, sera le plus simple à convaincre. Lors d'un dîner mondain, le chanteur fend la foule et se dirige vers Jodorowsky, qui lui demande de but en blanc s'il veut tourner pour lui. Et Jagger d'accepter sans moufter. Il rejoint Gloria Swanson, Géraldine Chaplin et Alain Delon dans ce qui aurait dû être la distribution la plus dingo jamais tentée.
Et Pink Floyd pour la BO !
Pour mettre en musique son space opera, Jodorowsky voit également très grand. Il se rend à Abbey Road pour demander à Pink Floyd, en plein mixage de The Dark Side of the Moon, de participer à l'aventure. « J'ai débarqué dans le studio pendant leur pause déjeuner, raconte le cinéaste. Ils n'ont pas levé la tête de leur hamburgers pendant que je leur expliquais l'honneur qu'ils auraient à faire partie d'un tel film. J'ai pris leur attitude pour un affront et me suis mis à les engueuler comme du poisson pourri. Ils ont enfin cessé de ruminer et m'ont donné leur accord. » Ils devront se partager la BO avec Tangerine Dream, Mike Oldfield et Magma, rien que ça. C'est d'ailleurs lors d'un concert parisien de Magma, auquel Jodorowsky l'avait convié, qu'il réussira à convaincre l'artiste plasticien suisse H.R. Giger de dessiner les palais et décors de sa saga.
En 1977, au bout de quatre ans de travail, et après avoir réuni cet improbable gotha, Jodorowsky et Seydoux partent à Hollywood avec leur énorme storyboard en couleurs sous le bras pour boucler leur budget qui s'élève désormais à quinze millions de dollars. Ils n'en ont que dix et déposent leur grimoire dans tous les studios pour espérer réunir les cinq millions manquants.
Effarés par la somme de travail mais effrayés par la personnalité réputée incontrôlable du réalisateur, les moguls de MGM, Paramount et autres, déclinent tous la proposition. Trop ambigu, trop métaphysique, trop génial, trop long — le film devait faire six heures minimum, Jodo ayant une préférence pour une version de douze heures...
L'adaptation cata de David Lynch
Même inachevé, Dune irriguera tous les films de science fiction qui sortiront des studios dans les décennies 70 et 80, à commencer par Star Wars ou Blade Runner. Moebius, O'Bannon, Fross et Giger se retrouveront une paire d'années plus tard au générique d'Alien où ils recycleront la plupart de leurs inventions. De son côté, Jodorowsky, profondément vexé, abandonnera provisoirement le cinéma pour se consacrer à la bande dessinée. Les scénarios de L'Incal et Méta-Baron doivent beaucoup à son film maudit, à propos duquel il a su devenir philosophe. Surtout après la catastrophique adaptation réalisée par David Lynch, en 1984, que son fils l'a forcé à aller voir au cinéma et dont il est ressorti avec un sourire narquois. « Tous ceux qui ont participé à la montée et à la chute du projet Dune ont appris à tomber une et mille fois, avec obstination farouche, jusqu’à apprendre à se tenir debout. Je me rappelle mon vieux père qui, en mourant heureux, me disait : “Mon fils, dans ma vie, j’ai triomphé parce que j’ai appris à rater.” »
Si l'ambition folle du projet de Jodorowsky le classe au panthéon du cinéma dans la catégorie « films impossibles », au même titre que le Don Quichotte de Terry Gilliam par exemple, l'histoire de Dune n'est pas encore terminée : les héritiers de Frank Herbert viennent de vendre les droits du roman à la société de production Legendary Entertainment, gros pourvoyeur de blockbusters du 7e art américain. Comme on dit là-bas : to be continued...
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