Mathieu Amalric et Julia Roy |
DeLillo, Jacquot et Duras: entrée des fantômes
« Enter the Ghost », Hamlet
Simona Crippa 19 décembre 2016
J
e suis allée voir le dernier film de Benoît Jacquot, A jamais, parce que l’argument de la création et du deuil m’est cher. Parce que j’avais lu le très beau The Body Artist de Don DeLillo dont le film s’inspire. Mais aussi parce que Jacquot a été assistant à la réalisation dans de nombreux films de Marguerite Duras. Et puis parce que Duras lui a confié l’histoire du jeune aviateur anglais, ce jeune de vingt ans qui devient chez elle l’archétype de la jeunesse sacrifiée à la mort. Et encore parce que Jacquot a filmé l’écrivain tandis qu’elle parlait de l’écriture et que, de ces entretiens, est né l’un des plus beaux livres de Duras : Écrire. Nul doute en plus que ce recueil de textes est un testament d’Orphée, un de ces textes où la voix de la confidence devient un art poétique. A peine plus que deux ans avant sa mort, à peine sortie de l’expérience quasi fatale du coma, Duras confie à Jacquot l’étroit lien entre création et disparition, entre écrire et mourir.
Ils se sont si souvent entendus à propos d’histoires de revenants dans la littérature et le cinéma, qu’ils cherchaient aussi, entre eux, à nouer un lien fantomal dans la vie. C’est ainsi qu’ils approchent, lui au cinéma, elle au théâtre, l’amour spectral dépeint par Henry James dans La Bête dans la jungle. Sur le tournage du Navire Night, ce qui aurait dû être une présence à l’écran, Duras en train de raconter une histoire à Jacquot, deviendra une absence : on n’entendra que leurs voix off hanter l’image filmique. Dès lors, l’image offre à voir ce gouffre même dans lequel seraient destinées à disparaître les voix des personnages qui tentent de se joindre à travers le réseau téléphonique. Reste le souffle de deux amants qui se cherchent sans jamais se voir. « L’image noire » récite la voix de Duras dans son Navire Night tandis qu’un travelling montre, derrière des fenêtres, un jardin nu. Cette image noire envahit peu à peu le cinéma durassien jusqu’à vouloir rendre la vue aveugle comme dans L’Homme Atlantique, jusqu’à porter la vue à la limite de ce qu’elle peut discerner, jusqu’à montrer ainsi la maladie du voir. Les films de Duras ensorcèlent comme ses écrits, le spectral les habite dans les imperceptibles mouvements de caméra, comme dans les phrases qui marchent lentement et inlassablement avec la mendiante de Battambang.
C’est précisément un revenant qui occupe le film A Jamaisde Benoît Jacquot.
Rey et Laura se rencontrent, c’est le coup de foudre, ils ne peuvent se passer l’un de l’autre, ils se marient. Rey est un cinéaste marginal, Laura une body artist. Rey disparaît brutalement, Laura ne se résigne pas à l’avoir perdu, elle essaie de le faire revivre. Dans le récit de DeLillo, une présence inquiétante amène le texte à la lisière du fantastique : Mr Tuttle aux contours flous, à peine capable de proférer des mots, sorte d’enfant-adulte découvrant un nouveau monde, surgit tout à coup de nulle part, squatte la maison de Laura et fera partie désormais de sa vie jusqu’au moment où il la quittera brusquement. Il sera donc à ses côtés et partagera son quotidien. Il prendra le petit-déjeuner avec elle, comme auparavant le faisait Rey. Il répètera bientôt de façon embarrassante les dialogues entre Rey et Laura, dialogues que cette dernière reconnaît avec stupéfaction, avec ce même étonnement qui assaille le lecteur quand il lit des bouts de phrases déjà lues. Laura est circonspecte mais curieuse de nouer une relation avec Mr Tuttle, le lecteur s’interroge : est-ce une représentation mentale ? Est-ce un tourment intérieur ? Le travail mélancolique du deuil ?
Or Jacquot et sa scénariste Julia Roy, qui interprète aussi le personnage de Laura, décident de ne pas utiliser d’effets spéciaux, Mr Tuttle serait en effet compliqué à reproduire, avec ce visage qui a « l’air inachevé » tel que DeLillo le décrit. C’est donc Rey qui revient et qui sera comme incorporé par Laura.
En tant que praticienne du Body Art, elle reproduira ainsi les gestes et la voix de son mari. Elle parlera aussi dans le vide, convaincue de s’adresser à Rey. Nous ne sommes pas dans un film de Cronenberg ou de Lynch, nous sommes de plain pied dans un film français qui veut traiter du réel, ou mieux, qui tente de traiter de ce que la perte de l’être aimé veut dire. C’est pourquoi le revenant revient mais c’est la frontière de la folie où le deuil amène qui est mise en scène ici.
Benoît Jacquot n’entre pas dans l’univers sensoriel et ambigu où DeLillo plonge son lecteur, il est au plus près du processus psychique qui pourra in fine permettre à Laura de se détacher de son amour perdu en l’assimilant. L’image offerte est donc littérale, Jacquot ne joue pas avec le spectateur en le faisant trébucher sur sa possible croyance dans les fantômes, il ne le bouscule pas dans ses perceptions du réel. Le fauteuil où s’assied le revenant Rey quand il est interrogé par Laura, est montré d’abord vide, puis Rey apparaît. Lorsque Laura recherche l’étreinte des corps, elle est résolument seule avec sa main posée sur son sexe, c’est le souvenir de la passion qui la possède et non une image fantomale.
La dramaturgie de Jacquot se construit ainsi de façon linéaire et non poétique, sans métaphores ni déplacements, sans donner le sentiment du vertige au spectateur. Jacquot n’invite pas au dépassement du réel, il ne joue bizarrement pas avec l’invention offerte par la formidable machine à produire l’irreproductible qu’est le cinéma. L’image devient une concrétion réelle et lisible chez lui, comme s’il refusait a priori toute manipulation dont il pourrait se servir. Dans un des plus beaux films de cette année, Elle, Paul Verhoeven montre à quel point on peut faire surgir les fantasmes et les fantômes au sein d’une image cinématographique, comment on peut faire partager l’expérience d’une irruption soudaine qui correspond au viol à la fois physique, à la fois métaphorique, de la protagoniste Michelle. Car c’est le désir de cette image fantasmée et fantomale qui revient sans cesse hanter la victime ainsi que le spectateur.
Pourtant Jacquot reproduit l’image obsédante dont se nourrit Laura, celle de la vidéo où des voitures passent et repassent devant une caméra qui affiche l’heure locale de Kotka sur le cadran digital, ces voitures ne cessent de percer sa nuit obscure et vide. C’est un autre monde, une autre réalité que Laura cherche à atteindre dans cette fascination lancinante et par laquelle elle aimerait se laisser envahir. Laura est à la recherche d’un moment spectral mais ce fantôme est absent du film de Jacquot. Godard a raison quand il affirme que le cinéma « est un oubli de la réalité ».
Et j’aimerais même avancer que le cinéma est peut-être encore plus blanchotien que ce Blanchot auquel fait référence l’auteur d’Adieu au langage. Il s’inscrirait dès lors dans l’écart, dans une distance entre une telle réalité et une telle absence. Autrement dit, il serait un espace où même le vide dont a voulu faire part la littérature, ne serait plus sûr d’être son écho indistinct. Ou bien encore, je crois que le cinéma est hamlétien ou il n’est pas. S’il ne se bâtit pas à partir d’une « questionnable shape », cette forme provocante d’un moment spectral poussant à son extrême le doute, il ne touche pas à ce rêve terrible et divin qui tient en suspens tout art. Peuvent entrer les fantômes.
A Jamais, de Benoît Jacquot – Durée : 90 mn – film franco-portugais – Avec Mathieu Amalric (Jacques Rey), Julia Roy (Laura), Jeanne Balibar (Isabelle)
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