Andrea Camilleri
LA PENSION EVA
Philippe Leuckx
27.06.2018
Pour ses quatre-vingts ans, le romancier sicilien d’Agrigente s’inventa une enfance en plein conflit mondial. Le livre paru en français en 2007 est réédité pour notre plus grand bonheur. Ici s’allient humour, truculence, joie de raconter, découvertes propres à l’adolescence, éveil à la sensualité, à la sexualité…
Nené – double sans doute du romancier – et ses copains Ciccio et Jacolino, pour qui la maison de passe « Pension Eva » devient un terrain de jeu, traversent cette période troublée – on gagne souvent les abris – à l’ombre des jeunes femmes et filles en fleurs. La Pension change de filles comme de chemises : tous les quinze jours, dans les belles semaines et beaux jours, une nouvelle « fournée » et ça fait le bonheur des locaux, des militaires, des jeunes oisifs, vitelloni siciliens, futurs étudiants palermitains.
À force de récits, d’histoires entrelardées dans ces pages où Camilleri joue de nous en jouant comme un fou – avec subtilité, force références, humour tapageur, langage fleuri, mi-sicilien mi-italien que la plume du traducteur restitue à coups de néologismes (« c’était quelque chose de mieux qu’une auberge» ou « Nené se trouva dans un très vaste salon garni »), le lecteur est englué dans une atmosphère tout à la fois très réaliste et étrange, comme si le temps retracé tissait entre elles enfance merveilleuse et troubles du temps présent. Le grand art de Camilleri est de nous hisser sans pousser du col dans ces chambres interdites, parfois si étroites, et de nous guider dans cet univers de la prostitution, parfois plein de pépites insoupçonnées.
Du néoréalisme de haut teint (Morante, Pavese, Vittorini, Brancati, Pasolini des « Ragazzi », Fenoglio, Cassola…), le romancier a conservé les atouts les plus vibrants, cette prégnance des lieux et des usages, ce langage pittoresque, ces repas partagés à la Pension dans l’esprit des « cena » à même la rue de Fellini-Roma.
La guerre, les privations, les risques de bombardements, la peur sont des compagnes du récit sombre et enjoué : on suit peu à peu les événements qui ont été à l’aube de la reconquête de toute la Péninsule par les forces alliées. En filigrane, l’histoire pointe ses drapeaux, et l’œil vif de l’écrivain en dresse un tableau de fond très aigu, très dense et très plausible.
On rit. On suit avec ravissement les escapades des « héros ». On s’enflamme. On prend peur.
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