Décembre en Irlande
par Liliane Kerjan14 mars 2017
Au fil de son roman Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe, la belle voix irlandaise de Donal Ryan, intimiste, grave et sensible, fait vibrer une campagne en proie au fol espoir des mutations face au refus d’un solitaire farouche.
Au fil de son roman Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe, la belle voix irlandaise de Donal Ryan, intimiste, grave et sensible, fait vibrer une campagne en proie au fol espoir des mutations face au refus d’un solitaire farouche.
Donal Ryan, Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe. Trad. de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso. Albin Michel, 288 p., 24 €
Donal Ryan, Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe. Trad. de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso. Albin Michel, 288 p., 24 €
Après le succès de son roman Le cœur qui tourne, primé en Irlande, en Grande Bretagne et couronné par le prix de la littérature européenne de 2015, Donal Ryan sort Une année dans la vie de Johnsey Cunliffe, chronique au fil des mois et des heures du tourment d’un jeune paysan des environs de Tipperary. Son malicieux collègue américain, l’écrivain Hector Tobar, qui recense les deux romans pour le Los Angeles Times, titre alors : « Rejeté 47 fois, le romancier irlandais vainqueur reconnu ». Il faut s’interroger sur cette fluctuation du rejet au succès : exprime-t-elle d’abord une réticence liée à une histoire apparemment loin du monde et du bruit, celle d’un lopin de terre, d’une trinité qui devient solitude, d’une candeur angélique qui vire et se replie dans un trou de l’enfer ? Les motifs du refus initial tenaient-ils à l’étroitesse du champ rural, à la gaucherie naïve d’une victime désignée, un garçon étrillé à l’école, un jeune adulte rossé, tabassé un soir d’avril ? Est-ce la profonde mélancolie irlandaise de Johnsey, contemplant souvent la poutre et la corde, qui alimente la tradition d’une littérature de la tristesse immobile ? Foin des atermoiements, car le grand talent de Donal Ryan, admirateur de Steinbeck et de McGahern, transforme totalement la donne et fait palpiter bien autre chose dans ce roman, situé dix ans avant Le cœur qui tourne. Se dessinent ici la guerre des terres, la sourde inquiétude, les tiraillements internes de l’Irlande et, bien au-delà, la question de ce qui est essentiel dans la vie d’un homme, un homme presque primitif qui défend une manière d’être et sa singularité authentique.
En ouverture du roman, le mois de janvier donne le cadre et le ton : une ferme à l’étable cadenassée, une mère veuve et son fils. Aux alentours, quelques villageois, comme les doigts d’une main calleuse : un curé bienveillant et discret de l’Église irlandaise, le couple des boulangers, Mc Dermott qui a pris des terres de Cunliffe en fermage, Eugene Penrose et sa bande de chômeurs assis sur le muret du cimetière de Height ; au contraire, la coopérative où travaille Johnsey est à peine esquissée. Au fil des saisons, Donal Ryan va creuser la tourbe de cette paroisse rurale paisible et le ressenti du jeune homme terré dans son logis : « La solitude est un drap qui recouvre le monde. Elle coule jusqu’au lac avec les eaux de la rivière, se fond dans la gadoue qui macule la cour, dans les ronces du potager, et les dépendances abandonnées pourraient se briser de tant de solitude. Elle ruisselle dans la maison comme si les murs pleuraient, étouffe la façade comme une plante vénéneuse. »
À la mort de la mère, février confirme le vide et la détresse. Ryan manie avec délicatesse les silences, les courants de conscience de Johnsey, l’homme au diminutif familier comme une épithète homérique, qui rêve souvent et laisse sa mémoire vagabonder à la manière des esseulés de Beckett, car il appartient désormais à leur cohorte, devenu peu à peu sans lien et sans but. Son personnage se dessine, s’étoffe et s’ombre comme au fusain, il suscite la curiosité. Timide, embarrassé et bientôt harcelé, comment va-t-il faire face au monde, un monde réduit à son village et à sa ferme ?
Passé le printemps comme premier acte, le ressort de cette tragédie de chambre postmoderne s’enclenche en deux péripéties, l’une collective et l’autre personnelle, qui vont tendre le fil dramatique. À l’échelle du comté, s’amorcent le rachat des terres et le remembrement pour des projets fonciers, et Johnsey possède les terres maintenant très convoitées de la ferme héritée, tandis qu’à titre privé la bande de Penrose, dans un guet-apens de violence mâle et machiste, que Ryan entend dénoncer comme tare de la société traditionnelle irlandaise, le passe à tabac et l’estourbit. Pressuré par les gens du village pour ses terres, attaqué pour rien par les vauriens du coin, Johnsey est devenu l’homme à abattre. Mais, sans même le savoir, il garde une dignité et son mystère. « Si ça se trouve, il cherchait juste un endroit chaud où passer la soirée, un visage familier avec qui partager le silence sans être gêné. Il savait peut-être que c’était beaucoup plus précieux que des terres agricoles ou un gros tas de billets tout froissés que des gens avaient sali de leurs doigts.»
Mai et juin jouent l’acte intermédiaire de stase grâce à un séjour à l’hôpital qui va marquer un tournant dans la vie de ce « petit paysan lourdaud et sans défense ». Au propre comme au figuré, sa cécité guérit, deux alliés entrent dans sa vie, l’infirmière et le voisin de chambre, un ouvrier gouailleur et bavard à souhait, surnommé Dave Charabia. Les deux nouveaux personnages amènent dès lors légèreté et vitalité, une veine délibérément comique qui gomme la souffrance. En cette période tardive d’apprentissage, le solitaire découvre les voix puis le regard des autres, s’émerveille d’une amitié naissante, d’une caresse érotique de l’infirmière, la jeune et vive Siobhàn. La lente éclosion de Johnsey, à vingt-quatre ans, tient en éveil au fur et à mesure que l’attention prodiguée, la liberté des conversations ou un compliment simple changent sa vie et sa perception de reclus et d’éternel orphelin : le tout est traité avec finesse, par petites touches, par contrastes, sans grande scène, dans le confinement d’une chambre d’hôpital et le registre de l’intime.
Mais il faudra bien revenir à la ferme, revivre les jours sans travail, sans perspective et sans fin, en butte aux voisins rapaces qui le démarchent, aux journaux qui le vilipendent, tous alliés pour l’intimider et le contraindre. Ryan sait nous toucher par les détails prosaïques de la vulnérabilité de son paysan toujours candide, toujours inquiet, hospitalier pour Dave et Siobhàn, méfiant envers les autres. Les visites des villageois s’enchainent, le malaise s’installe avec les amis d’antan en proie à leur mirage : Johnsey est devenu l’empêcheur et l’obstacle. Avec des moyens narratifs sobres, Donal Ryan joue de la répétition, de la nuance, de la variation, pour montrer une société qui perd ses repères anciens et se délite dans la gangrène de l’appât du gain, tandis qu’un homme seul résiste en silence sur sa terre.
Voici décembre et le terme de cette trajectoire minuscule d’un petit cul-terreux dépassé par la société et sur la défensive. Donal Ryan a mille fois raison de laisser une fin ouverte : « Voilà à quoi on reconnaît le mois de décembre : il file comme un éclair. Vous fermez les yeux et déjà il est passé. Comme si vous n’aviez jamais été là ». Être là, tel est l’enjeu, s’entêter s’il le faut, et durer. Donal Ryan, né en 1976 dans un village du Tipperary dont il a observé la folie et la violence, propose une réflexion sociale, voire politique, du destin récent de son île ; il brosse bien les ombres de l’arrière-plan, la pauvreté, le chômage, qui ont durement frappé cette Irlande du Sud-Ouest, les mensonges des sociétés fantômes, de même qu’il introduit des allusions discrètes à l’IRA et aux transformations amorcées qui ont déchiré les cohésions et les modèles. La sensation d’enfermement et d’étranglement dans les campagnes irlandaises, mais aussi la force intérieure de ce paysan encore dans sa gangue, font de lui non seulement un personnage attachant mais aussi un entêté magnifique.
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