Un humanisme résiduel
par Cécile Dutheil de la Rochère5 janvier 2022
Offert en avant-première à quelques-uns, piraté donc auréolé d’un parfum de scandale, le dernier roman de Michel Houellebecq est-il si sulfureux ? Anéantir, qui paraît le 7 janvier, met en scène une fratrie de trois adultes dans une situation apte à susciter de la tension et des questions graves : leur père est dans un coma profond dont il semble s’éveiller. Où ? Entre Paris, les Hauts-de-France et le Beaujolais. Quand ? En 2027, date de la prochaine élection présidentielle (n + 1), sur fond d’attentats. Action, lieu, temps : vous avez les principales cartes en main. Imaginez le malin génie Houellebecq tirant les ficelles : il est exercé, perçant, contempteur ; et il est encore plus ambitieux et plus mondial. Les amateurs se réjouiront ; les rétifs laisseront tomber.
Michel Houellebecq, Anéantir. Flammarion, 736 p., 26 €
Un mot sur l’objet. Le livre est relié et agrémenté d’un élégant signet rouge qui tranche sur la blancheur de l’ensemble. C’est prétentieux, mais l’écrivain a le génie de la publicité et ses ventes le permettent. En vérité, le livre est vilain, il ressemble à une vieille édition de Ginette Mathiot, Je sais cuisiner. Coïncidence, Cécile, un des personnages, compense le chômage de son mari en créant Marmilyon.org, une petite entreprise qui propose de préparer des repas à domicile.
Cécile est surtout catholique et pratiquante. Des trois enfants, elle est celle qui croit : au réveil du coma de leur père, en Dieu, en la Résurrection. Elle n’est pas antipathique, un peu ravie de la crèche, pauvre, gentille, son créateur a peu d’estime pour elle. Elle vote Le Pen : aux yeux de Houellebecq, c’est une évidence, quand on est fille de l’Église, on vote à l’extrême droite. Ou est-ce que l’extrême droite n’est plus extrême ? Elle s’est enracinée dans le paysage, celui de la France et de la « force tranquille » qui se déployait, sereine, sur les affiches de campagne de Mitterrand en 1981.
Le monde entier sait que Michel Houellebecq est un sismographe expert des courants, des modes, des tendances et de leurs mille et une variations et retournements qui font dériver la France et l’Europe occidentale de-ci, de-là. Il anticipe, dit-on. C’est vrai, mais pas toujours. Il n’est pas non plus devin ni sage. Anéantir peut donner l’impression d’être un vaste pot-pourri de tout ce dont nous abreuvent les chaînes d’info en continu : tout y est, tout ce qui fait débat, qui heurte, qui choque, qui choqua, qui ne choque plus ou qui devrait choquer.
L’état des lieux tel qu’il apparaît dans Anéantir est extrêmement clair et parfaitement lisible. Le roman est excessivement signifiant. À trop relever les marques, les sigles, l’invasion des initiales (EHPAD, AVC, PMA, GPA, EVC-EPR), par exemple, il pourrait lui-même finir par devenir un panneau. Heureusement il n’y tombe pas, la sensibilité du romancier est trop aiguisée pour se laisser prendre au piège. Il n’empêche, préciser systématiquement que tel personnage déjeune dans un restaurant Courtepaille et émailler le roman de tics langagiers ridicules finit par affaiblir le propos. Trop de réalisme tue le réalisme. Mais un roman strictement réaliste est un roman mort, ce que n’est pas Anéantir.
Le livre vit, avance, abandonne des pistes, bifurque et surprend. Il est long, certes, et alors ? En dépit des virages et des impasses, son rythme est régulier, comme une autoroute, en cinquième vitesse. Quelques pauses sont néanmoins recommandées, vous pouvez même arrêter en route : « anéantir », dit le titre, alors pourquoi ne pas appliquer la méthode à la lecture du roman et tout jeter par-dessus bord ? Vous aurez raté les quelques sentiers de traverse qui donnent de l’épaisseur à ce livre.
Les premiers sont les rêves du personnage principal : Paul, énarque, fonctionnaire du ministère des Finances, moins minable que le héros houellebecquien habituel. Il doute, croit ne plus aimer et pourtant réapprend à aimer. Il a des angoisses, des passages à vide, des hallucinations qui bousculent la plaque photographique trop reconnaissable qu’offre le roman. Un léger onirisme colore le livre et lui évite de sombrer dans la satire et l’aigreur. La nature est présente, le ciel et ses couleurs, les arbres et leurs teintes vertes, rassérénantes, éternelles. Le romancier se risque à de simples descriptions de paysages qui tempèrent sa noirceur ; les personnages se déplacent sur le territoire et l’observent. Tout ce qu’ils voient ne se réduit pas à un vaste écran Internet ni télévisuel.
Curieusement, aucun des trois frères et sœur n’est célibataire, condition humaine fin-de-siècle type chez Houellebecq. Tous sont mariés, même s’ils ne sont pas toujours heureux. Qui l’est vraiment, après tout ? Des interrogations presque candides naissent : « Il y a encore une dizaine de jours il n’avait jamais touché Maryse, le contact de sa peau était complètement en dehors de son champ d’expériences ; et maintenant cette même peau lui était devenue indispensable ; comment expliquer cela ? »
Maryse est d’origine béninoise, la précision mérite d’être relevée et opposée à une autre : le fils d’Indy, personnage détesté par le romancier (une journaliste « conne » et bien-mal-pensante), est né d’une GPA et d’un père noir anonyme. Indy est pourtant mariée, mais c’est ainsi, assène Houellebecq, de son fils elle a voulu faire « un placard publicitaire ». Le romancier est là au moins aussi malveillant et vengeur que ce personnage féminin honni, Indy. Et il charge la barque, lourdement, très lourdement.
Plus le roman avance, plus sa dimension apocalyptique et mondialisée est manifeste. Les trois frères et sœur semblent passer au second plan, plus ou moins effacés par les trois attentats qui scandent l’intrigue du livre : contre un porte-conteneurs chinois, contre une banque de sperme, contre un bateau de migrants – trois cibles plus que symboliques pour Houellebecq. Régulièrement, le récit penche vers le roman d’espionnage – hackers, darkweb, exterminateurs impossibles à identifier. Puis il redevient conforme à ce qui a fait la noire réputation de l’écrivain : une comédie de mœurs. Nouvelle surprise, des pages laissent penser qu’il s’agit d’un thriller politique. Puis ce fil s’effiloche lui aussi. Enfin, le livre s’achève comme un mélodrame.
Alors que reste-t-il de cette hésitation d’une piste à l’autre ? Un roman-métastase, qui élimine ses personnages les uns après les autres : Houellebecq les oublie, les abandonne à leur inanité, les suicide ou leur impose une maladie terminale. Il reste aussi un esprit nihiliste « jusqu’au trognon » : l’expression, peu gracieuse, est du romancier, caricaturiste et cousin de Reiser. Dans le roman, elle s’applique au politiquement correct, autre pot-pourri dans lequel Houellebecq balance tout, l’humanisme, « mou », dit-il ; une gauche en loques, la foi du charbonnier de Cécile, la joie, et cætera, et cætera.
Et la droite, l’extrême ? Houellebecq est ambigu, il peut sembler distant puisqu’il a même des « pétainistes vegan » dans sa hotte, mais il joue avec le feu, les braises qui couvent au moment même où il écrit et publie, et il en jouit. Et l’islam ? Le thème est peu présent. Sur une même page, il note deux choses : une mosquée à Belleville-en-Beaujolais, avec un « C’était étonnant » pour seul commentaire ; la « solidarité entre les générations » des Maghrébins qui répugnent à enfermer leurs aînés dans des Ehpad. Ailleurs il est plus désobligeant et ne peut s’empêcher de railler sous cape.
Là où il ne saurait ruser, c’est dans le style, plat comme une limande. Sa prose est normale en tous points, vecteur efficace d’action. Il use d’un passé simple de rigueur et de bon aloi. Il s’est affiné, dans la mesure où il a abandonné ses habits élimés de pornographe, même s’il reste des taches de gras. S’il dénonce ce qu’il appelle la « druckérisation » du monde et du langage, Houellebecq en est le fils consentant.
Finissons en lui donnant raison : l’humour, y compris sur sa propre survie, « fait partie des droits de l’homme en quelque sorte ». Il y a bien chez Houellebecq un humanisme que l’on dira « résiduel », adjectif heureux que nous lui volons. Lui-même parle de « christianisme résiduel » ou d’« une forme de vie étrange et résiduelle », comme si l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre, en était la racine. Chez lui flottent de vagues restes d’altruisme, transportés par un vent toujours mauvais.
Tiphaine Samoyault rend également compte d’Anéantir dans ce même numéro 142.
EaN a rendu compte de Sérotonine, le précédent roman de Michel Houellebecq, et du Cahier de l’Herne consacré à l’écrivain.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire