samedi 19 février 2022

Evan S. Connell / Mrs Bridge / Vendanges tardives

 


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Vendanges tardives

par Liliane Kerjan
10 février 2016

Les Éditions Belfond jouent au caviste en lançant leur collection « Vintage » et en repérant dans leurs chaix les crus classiques qui ont bien vieilli. Dans la petite vingtaine de titres parus depuis 2014 se côtoient les grandes étiquettes – Erskine Caldwell, Henry Miller, Gloria Naylor – et d’autres à découvrir avec surprise et un brin de nostalgie.


Evan S. Connell, Mrs Bridge. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer. Belfond, 360 p., 16 €

Evan S. Connell, Mr Bridge. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Richard. Belfond, 436 p., 16 €

Ce diptyque des époux Bridge, petits bourgeois de Kansas City dans les années entre les deux guerres, sort indemne d’une histoire littéraire méconnue. Son auteur, Evan S. Connell, ancien pilote, publie Mrs Bridge en 1959 et, encouragé par son éclatant succès, récidive dix ans plus tard avec Mr Bridge, également très apprécié du public, tant et si bien que James Ivory en fait l’adaptation en 1990, confiant à Paul Newman et Joanne Woodward les rôles au cinéma. La fabrique de ce double roman au charme discret n’est pas banale, mais surtout elle met en branle toutes les stratégies du miroir à deux faces, du reflet, de la duplication biaisée, de l’écart féminin-masculin. Une même vie familiale, improprement dite sans histoires, ressentie par deux parties liées entre elles mais dans des univers asymptotiques. Constatation certes galvaudée, et pourtant la représentation d’India Bridge prend relief et pérennité lorsqu’elle s’interroge avec perplexité face au vote, à ses enfants ou à l’autorité. La gaucherie modeste de cette femme effacée permet l’art du soupir et du silence, cette façon de glisser sans insister. Mais la chute du roman, son 117ème épisode, prouve à l’envi l’art de Connell qui sait tendre l’intrigue et surprendre.

Le parti pris de brefs tableaux de mœurs exige une grande attention aux détails qui n’exclut pas une tendresse voilée dans les coulisses : l’évocation d’une partie de base-ball ou la remise de l’aiglon dans une cérémonie de scouts est aussi datée qu’intemporelle. Ces petits documentaires d’époque donnent des vignettes savoureuses où l’ironie est toujours en embuscade. Les deux romans sont précédés de bienveillantes préfaces qui mettent l’éclairage sur « une âme perdue incapable de trouver sa place dans un univers dénué de sens » pour Mrs Bridge, tandis que Mr Bridge, avocat et père consciencieux, orchestre « une exquise tragédie en miniature ». Ces rôles de genre sont bien révélateurs de la société américaine décrite aussi dans les années trente par les épopées de Steinbeck ou les audaces stylistiques de Dos Passos. Face à ces collègues illustres, Evan S. Connell a pour lui l’élégance distanciée et la litote des sentiments.

À venir et à guetter en novembre 2016 un autre portrait, Mr North, du grand Thornton Wilder, un roman de 1973. En attendant, l’histoire autobiographique de l’afro-américain du ghetto, Iceberg Slim, alias Robert Beck, Du temps où j’étais mac, aussi bien que L’homme au complet gris de Sloan Wilson, énorme succès de 1955, éclairent les ambitieux des années 40 et 50 à Chicago ou Manhattan. Bref, une collection à suivre.

EN ATTENDANT NADEAU




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