vendredi 4 février 2022

Rick Moody / Hôtels d’Amérique du Nord / Rooms


Rooms

par Liliane Kerjan
6 décembre 2016

Fragmentation et itinérance font le jeu de Rick Moody dans son roman Hôtels d’Amérique du Nord. S’y ajoutent son goût pour la fantaisie et l’absurde, le questionnement sur la communication virtuelle et le leurre, sur le réel et le fabriqué. C’est un plaisir de suivre les variations de sa musique scandée, répétitive, parfois dite Moody blues.


Rick Moody, Hôtels d’Amérique du Nord. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. L’Olivier, 232 p., 21 €


Il y a vingt ans déjà que Rick Moody s’est imposé par son originalité dans le paysage de la littérature new-yorkaise, d’abord avec Purple America (2000), premier roman situé dans un manoir truffé d’antiquités et d’agonies au cœur du Connecticut où il a grandi – il est né en 1962 dans une vieille famille protestante installée dans le Maine vers 1680. Son autobiographie, Tempête de glace (2003), a été portée à l’écran, et il a revisité en analyste impliqué les crimes cachés du pasteur de la nouvelle de Hawthorne dans À la recherche du voile noir (2004). Mais, cette fois, Rick Moody met en sourdine l’axe du mal et les visions, il délaisse la famille pour donner un parcours de commis voyageur, tragique comme chez Arthur Miller, un itinéraire d’inspecteur de chambres de tous styles qui poste ses commentaires sur le site web « Notez Votre Hôtel. com ». Le roman s’ouvre sur « Les œuvres complètes de Reginald Edward Morse », un privé de l’hôtellerie qui va disparaître en fin de périple pour laisser place au mystère et à la réapparition de Moody enquêteur, dans une postface. On se souvient de la nouvelle de Scott Fitzgerald sur le même thème « Conduisez Mr et Mrs F. à la chambre », qui pérégrine élégamment de 1920 à 1933, au hasard des haltes mémorables des voyages. Avec Moody, on passe de l’esthète au prescripteur, et si le fils dans Purple America était déjà publicitaire à New York, Reginald, quant à lui, s’exprime en guide sur un site : du morse au web par la littérature, et d’une chambre à l’autre, nous voilà en somme dans un roman de conciergerie, un gisement à ravir les béhavioristes et les curieux.

Des méandres dans l’espace, puisque la cartographie s’ouvre par une nuit à Washington D.C. et vagabonde dans maints États pour s’achever à Lakeville dans le Connecticut, en s’autorisant des escapades à Londres, Copenhague, Rome et Milan, des méandres dans la chronologie, toujours bousculée, qui oscille sans cesse et saute comme au hasard de 1971 à 2014, donnent un quadrillage incertain encore accentué par une temporalité distendue entre le moment de l’écriture du billet et le moment où il est posté, des mois plus tard.  Ni temps fixe, ni lieu fixe, l’existence est désormais diluée sur la toile, dans l’évaluation incessante et l’aide au consumérisme, les indices personnels sont dispersés. Au fil de la tournée, l’occasion est trop belle pour ne pas saisir le potentiel de séduction des appellations des hôtels, et Moody passe allègrement du Groucho Club à la Quincaillerie du Sid, du Guest of Honor au Mason Inn et au Tall Corn Motel. De même, les adresses contribuent à cet hommage au pittoresque des inventions, à cette incitation à l’histoire et au dépaysement. La fragmentation en une quarantaine d’entrées sur le même format contraint d’une fiche signalétique, à la manière de Georges Perec, permet de diversifier l’observation mais aussi de divertir par ces brèves de dortoir.

Qui dit nuitées d’hôtel dit souvent solitude et retours sur soi, si bien qu’au gré de ses visites, entre deux brefs inventaires de clés, d’oreillers et de sèche-serviettes, Reginald l’internaute et le distributeur d’étoiles revient par petites touches sur sa jeunesse, ses métiers passés, sa passion pour K, ses tourments et ses échecs. Rick Moody sait faire du décousu de la vie d’un critique d’hôtel « désespéré et méconnu » plus qu’un fantôme absurde, un personnage et une pâte humaine, à la croisée du réel et du virtuel, à la fois passe-partout et juge dérisoire. Dans les éphémérides de Reginald, on reconnaît le procédé de la liste qui construisait deux nouvelles de Démonologie (2002), « Wilkie Fahnstock, le coffret », une compilation historique de disques, et « Des occasions sur le marché du livre d’occasion : catalogue n°13 » où figurent un Norman Mailer « en piteux état » et un Rick Moody « exemplaire rare » et d’un prix élevé. Moody s’amuse et nous amuse. Même échantillonnage dans les correspondants de Reginald, tous affublés de pseudos comme Ecsta 301, BabaLaTigresse ! ou encore KoWojahk283, ce mauvais coucheur qui déclenche la polémique sur la fiabilité de Morse et son ubiquité. Vie virtuelle, vie privée, le métier déteint aussi sur ses relations avec sa compagne : « j’ai eu l’impression que K estimait que la situation méritait de nouveau ****, mais je n’ai pas tardé à remarquer que la rhétorique de satisfaction se réduisait, ne serait-ce qu’imperceptiblement, à ***, en conséquence de ce ***, j’ai fini par me sentir moi-même***, quoiqu’il ne s’agisse pas de ma note normale, et, en tant que coach de motivation, il est indispensable que je parte d’une position à **** ou même *****si je veux être capable de transmettre mon message pour inciter à avoir confiance en eux et à positiver les habitants de villes comme Jackson, Tennessee ».

Rick Moody, Hôtels d’Amérique du Nord, L’Olivier

Rick Moody © Laurel Nakadate

Qui dit expérience d’hôtel ou de motel dit offre pornographique, à évaluer aussi. Dans l’Iowa en 2009, Morse s’interroge sur la chose et le prix : « demandons-nous quel genre de film devrait convenir à ladite pornographie d’hôtel, à une clientèle affairée, travailleuse, émotionnellement fatiguée, honteuse et veillant à la dépense ». Qui dit chambre de passe et de passage dit sexe : l’affaire se passe en juillet 2013 à l’America [sic] Best Value Inn de Maumee dans l’Ohio et se déroule en sept phases. Tout commence par « des corps enchevêtrés » – dont Moody fait une belle séquence –, viennent ensuite « l’individualisme forcené », « les horaires décalés », « les heures différentes », « l’haptophobie », « les troubles somatiques établis par un diagnostic clinique », enfin « l’apnée du sommeil et l’arrêt des fonctions biologiques ». On reconnaît et l’humour et les procédés des nouvelles qui ont fait le succès de Démonologie, dont il faut relire le magnifique texte « Les garçons », qui mêle à merveille le générique et le spécifique.

Qui dit pulsion nomade dit conversations du soir, ancrage en réseaux et dialogues sur le nouvel internet à haut débit, comme à la résidence Windmere de Charlottesville où, sous pseudonymes, entre ManilPhil 91 et RegRomantic se noue un moment de drague tarifée. Bientôt passent des confidences et se découvrent alors le pensionnaire d’une maison de retraite de Virginie, « un type qui transpire des gouttes de désespoir et de chagrin au 21ème siècle », et un étudiant en énergie nucléaire de Manille qui fait du sexe en ligne « avec des hommes qui sont tristes pour les aider à se sentir mieux dans les pays occidentaux », et dont l’une des ambitions est de faire jouir en plusieurs langues pour, ce faisant, arracher des secrets d’État à ses clients.

Voilà qui rapproche Rick Moody de Jonathan Franzen et de son roman Purity, où Andreas Wolf, ancien de la Stasi à Berlin-Est, installe clandestinement son Sunlight Project, un laboratoire de piratage électronique international, en Bolivie. Franzen, en amitié avec Moody, s’inquiète de l’emprise totalitaire des réseaux, de l’impossibilité du secret indispensable qui structure et protège notre intime, tandis que Moody alerte sur le vide, le danger de collusion entre réalité et projection dans des ailleurs virtuels jusqu’à disparition dans le néant. Écrivain précoce, lecteur avide, admirateur de Don DeLillo, Moody est un personnage versatile, qui passe du roman à l’essai, de la pièce radiophonique à l’album de chansons, actif aussi bien à la New York Public Library qu’à la fondation Yaddo, résidence d’artistes qui hébergea  à ses débuts Truman Capote et Carson McCullers. Sans compter qu’il a travaillé chez des éditeurs majeurs et enseigné à l’université de New York. Comme en littérature, il déteste le confinement à un genre (« le genre, dit-il, n’existe qu’en librairie ») et il pratique la digression, aimant l’aléatoire et la spontanéité de développement du texte. Si ses nouvelles sont plus expérimentales, le roman Hôtels d’Amérique du Nord se bâtit sur une formule hybride, chaque recension est autonome mais le personnage de Reginald Morse donne le liant, le suivi et l’unité de ton, au gré du parcours nébuleux d’un homme d’aujourd’hui, à la fois partout et nulle part.

On retrouve dans Hôtels d’Amérique du Nord les thèmes de Rick Moody, le repos introuvable, l’être multiple, ici atomisé, et par-dessus tout l’hommage au langage. Il a donné son credo : de la fantaisie, une élégance de forme et toujours de l’émotion, souhaitant que la lecture de ses textes procure le plaisir d’une écoute de « Strawberry Fields for Ever » des Beatles.

EN ATTENDANT NADEAU

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