Anticipations
par Liliane Kerjan3 décembre 2016
Les premiers textes d’un grand styliste portent en germe à la fois sa manière, ses hantises et son monde originel. Les nouvelles de Truman Capote réunies dans Mademoiselle Belle n’y font pas exception : elles portent l’empreinte du Sud, témoignent déjà d’une maîtrise de l’atmosphère, d’un penchant pour la fragilité des êtres – des solitaires ou des rêveurs – et de cette détermination à écrire « des phrases aussi claires qu’un ruisseau de montagne ».
Truman Capote, Mademoiselle Belle. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard. Grasset, 177 p.,16 €
Lorsque Truman Capote prend un aller simple pour Los Angeles le 23 février 1984, il a choisi de s’arrêter, à bout de souffle, chez sa vieille amie Joanne Carson. Dans la maison sur la colline qui surplombe Sunset Boulevard, il a sa chambre personnelle, un lit à baldaquin, des boules de sulfures, un petit ours en peluche offert par Marilyn, des coupelles de coquillages ramassés sur les plages qu’il a tant aimées. Il meurt à cinquante-neuf ans et laisse derrière lui la maison de pêcheur de Sagaponack sur Long Island, bourrée de coupures de presse et de notes, son bel appartement new-yorkais du 870 United Nations Plaza, plein de livres et de tapuscrits. Aussitôt, l’éditeur et l’exécuteur testamentaire y recherchent fébrilement les chapitres manquants du roman inachevé Prières exaucées, en vain, puis ils rassemblent et classent papiers et carnets mouchetés : trente-neuf cartons partiront à la New York Public Library et, de la boite étiquetée « School Writings 1935-1943 », vont sortir en 2015 des nouvelles jusqu’ici inédites pour le grand public, aujourd’hui traduites et présentées sous le titre de Mademoiselle Belle.
Débutant certes, novice si l’on veut, car dans l’Alabama, dès l’âge de huit ans, Truman a décidé qu’il serait écrivain et, à raison de trois heures par jour, il a rédigé des pages comme d’autres enfants font des gammes au piano. Lorsqu’il quitte le Sud rural pour rejoindre sa mère à New York, c’est déjà un petit virtuose en patinage et en écriture, et il ne faut pas s’étonner que la revue The Green Witch, magazine littéraire du lycée de Greenwich dans le Connecticut, publie, entre 1940 et 1942, sept de ses nouvelles, soit la moitié du recueil, et lui décerne un prix littéraire. Le jury et ses condisciples y accèdent de plain-pied, reconnaissant Sally qui s’ennuie ferme en cours de maths et rêve de bals et de paillettes, Hilda lycéenne irréprochable mais kleptomane, ou Grace Lee qui vit son premier amour et craint d’être oubliée dès lors que son galant quitte leur petite ville pour entrer à l’université de La Nouvelle-Orléans. Reconnaissant aussi l’ambiance des académies de jeunes filles où Ethel Pendleton complote afin de faire renvoyer Louise pour sa goutte de sang noir, sur fond de jalousie, de détestation et de racisme. Une trame simple, une situation bien observée, un cadre circonscrit, un suspense qui se tend jusqu’à la chute, et le tour est joué en une douzaine de pages. Mais Truman sait déjà dépasser son environnement scolaire immédiat et puiser dans son enfance du Sud pour élargir le spectre des lieux et des personnages.
Le recueil s’ouvre sur « La croisée des chemins » de deux vagabonds près de leur feu de camp, se poursuit avec des traques dans les bois, « La terreur des marais » – soit une chasse à l’homme à la poursuite d’un bagnard violent ou d’une échappée de l’asile, et à chaque fois la mort survient. La violence, la peur tout en degrés, l’insécurité et le cauchemar sont les ressorts des nouvelles rurales en lisière du gothique. Loin des Lolita, ce sont les vieilles qui tout particulièrement fascinent le jeune Truman, élevé au départ par ses tantes de l’Alabama, qu’il s’agisse de Mademoiselle Nannie, vestige de l’aristocratie du Sud, assistée par sa servante noire, ou de Belle Rankin, suivie de son vieux chien sur son domaine jadis majestueux de Rose Lawn. Fourbue au retour de la ville, elle cueille ses fleurs rouges un soir de février glacé avant de s’affaisser. « Elle était allongée dans le jardin parmi les cognassiers du Japon. Toutes ses rides étaient lissées sur son visage et les fleurs aux couleurs vives étaient disséminées partout. Elle semblait toute petite et vraiment jeune. De petits flocons de neige étaient éparpillés dans ses cheveux, une des fleurs était posée sur sa joue. Je n’avais encore rien vu d’aussi beau. » Dernière vision immobile et silencieuse dans un petit tableau naïf.
Le balancement entre le Sud et New York, qui anticipe la suite de l’histoire personnelle de Capote, est déjà présent grâce à Lucy, une cuisinière aux traits fins et à la peau olive qui arrive à Pennsylvania Station, heureuse d’être engagée dans le Nord par une famille blanche. Sa voix chante le blues, berçant la solitude, mais peu à peu elle a le mal du pays. « La Hudson River ne cessait de murmurer ‟Alabama River”. Oui, Alabama River, avec toute son eau rouge boueuse qui remontait haut sur les berges avec tous ces multiples petits affluents marécageux. Toutes les lumières de la grande ville – quelques lampions dans le noir, le chant solitaire d’un engoulevent bois-pourri, un train qui hante la nuit de son cri […] Bruit de ferraille, ferraille – herbe douce et verte – et oui soleil, chaud, si chaud, mais si apaisant […] La grande ville, pas un endroit pour quelqu’un de la terre » En vis-à-vis, il a aussi les « âmes sœurs » de l’Upper East Side de Manhattan qui organisent leurs petits assassinats de presque veuves joyeuses.
L’excès ne fait jamais peur aux filles et aux vieilles de Capote, il leur donne sensibilité et vigueur, elles ne se soumettent pas, rappelons tout de même qu’il écrit ces textes dans les années 1940. Bref, ses vierges qui rêvent en grand sont prêtes à tout : « Elle était parfaitement heureuse ici avec le vent qui soufflait dans ses cheveux et la Mort qui l’attendait au tournant », dernière phrase du recueil qui fait passerelle avec la scène finale de La traversée de l’été, premier roman de Truman Capote dont le texte manuscrit a été retrouvé en 2005 sur quatre cahiers d’écolier et des pages de notes archivées à la New York Public Library. Le livre n’a jamais quitté les rayons des librairies mais ressort chez Grasset dans une nouvelle édition. La jeune Grady Mc Neill, pendant que ses parents sont partis en Europe, passe un été brûlant jusqu’au jour où elle ne desserre pas les mains du volant qu’elle saisit et que, dans la panique des passagers, la voiture s’envole sur ce constat laconique : « Tu vas nous tuer ! […] Je sais, dit-elle ».
EN ATTENDANT NADEAUIl y a chez le débutant Capote non seulement une affinité avec les adolescentes, une compassion pour les petites gens, mais aussi une fine observation des détails de la vie ordinaire, un œil pour les silhouettes, une oreille pour « le rire sombre et trainant des Noirs ». Cette générosité se cristallise dans la nouvelle « Un cadeau pour Jamie », qui met en scène son double à huit ans, le jeune Teddy souvent délaissé par ses parents, au moment des préparatifs de son don, une démarche spontanée, pragmatique, gommant toute effusion superflue dans sa fraternité. À bien y regarder, quasiment tout Capote est déjà dans Mademoiselle Belle, sensible et pudique, prêt à éclore : il campe l’invalide et les bois inquiétants des Domaines hantés (1948), les nymphettes ambitieuses qui deviendront Holly Golightly dans Petit déjeuner chez Tiffany (1958), les désirs de meurtres développés dans De sang-froid (1966). Frissonnent aussi, à bas bruit, les mille tendresses de la correspondance en voix off, le bestiaire de Truman – du chien au serpent à sonnettes et au mocassin d’eau –, l’intuition très sûre dans les portraits de femmes et son égal respect pour Blancs, Noirs, créoles et quarteronnes dans une terre de forte ségrégation raciale. En somme, Mademoiselle Belle, ce préambule de l’œuvre, écrit avec la grâce inquiète de l’adolescence qui capte intensément les émotions, nous ouvre les battants de l’antichambre des nouvelles et des romans de la maturité à grand succès de Truman Capote.
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