jeudi 24 mars 2022

Art et création / Anna Akhmatova, la parole libre

 

Anna Akhmatova


ART ET CRÉATION

Anna Akhmatova, la parole libre

Par Camille Renard

Poétesse adulée, icône des lettres russes, muse de Modigliani, Anna Akhmatova sera censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique. Refusant de fuir, "exilée de l’intérieur", elle fait de la poésie son maquis, sa résistance, sa liberté.

"Elle a su exprimer la voix de millions de gens. Son 'je' _est devenu un '_nous' jusqu’à quelque chose d’universel. Je trouve qu’il y a certains poèmes, rien qu’à les lire, on comprend ce par quoi sont passés les Russes pendant le XXe siècle." Sophie Benech est l'une des meilleures connaisseuses de la poétesse russe Anna Akhmatova, dont elle est la traductrice et l'éditrice en France. Elle éclaire son parcours et son oeuvre de femme libre.  

Proche de Modigliani pendant son voyage de noces à Paris, Anna sera ensuite immortalisée par les plus grands artistes de son temps. Tous témoignent de l'effet qu'elle produisait sur ceux qui l'approchaient. Le peintre Georges Annenkov disait d'elle en 1971 : "Elle était très belle, elle a posé pour deux de mes portraits, qui sont reproduits dans l’univers entier." "Il y avait quelque chose pas de tellement beau, mais de tragique dans tout son extérieur, dans son attitude. Elle était comme une reine. Elle se tenait comme une reine", estimait de son côté Georges Adamovitch. Pour Roman Jakobson, elle était "une femme d’une très forte volonté, d’une volonté tragique. Un grand génie poétique."

Une icône adulée de l'Âge d'argent

Amante généreuse, trois fois remariée, Anna Akhmatova proclame toute sa vie sa liberté de femme. "Elle passait pour une originale, une excentrique. Dès son adolescence, elle se promenait pieds nus, elle se baignait dans la mer, elle ne mettait pas de corset… Une de ses amies disait d’elle qu’elle avait un tempérament 'indomptable et farouche', que c’était une 'petite vaurienne délurée'", poursuit Sophie Benech.

A 23 ans, Anna est une figure incontournable de la bohème littéraire de Saint-Pétersbourg. Son premier recueil provoque une ferveur hystérique. Vénérée par la jeunesse, icône de “l’Âge d’argent” russe, elle veut dépasser le symbolisme, comme elle l'exprime elle-même dans un de ses poèmes : "Je n’ai que faire des odes. Pour moi, tout dans les vers doit mal tomber. Rien ne doit être comme il faut." 

"Elle a fait rentrer énormément la vie quotidienne concrète [dans son œuvre], qui se mêle au lyrisme. Même les choses  les plus petites, les plus humbles, elle arrive à en sortir la beauté", analyse la traductrice et éditrice d’Anna Akhmatova, Sophie Benech.

La renégate

Tout bascule un jour d’octobre 1917. Avec son ancêtre princesse tatare et son enfance passée dans un château, Anna Akhmatova symbolise ce que veut éradiquer la révolution bolchevique. Ses amants et maris successifs sont arrêtés, fusillés ou meurent dans les camps. Son fils Lev est envoyé plusieurs fois au Goulag, où il reste près de quinze ans. Elle est étiquetée renégate, nuisible, réactionnaire. Interdite de publication, elle est la bête à abattre quand Staline prend le pouvoir. 

Natalia Gorbanevskaya, poétesse, amie d’Anna Akhmatova, se souvenait de sa situation misérable en 1980, au micro de France Culture : "Ses forces étaient aux limites entre la vie et la mort. Elle crevait de faim. Elle était sous les filatures constantes. Paradoxalement, elle n’était pas dans le camp, mais les visites chez elle pouvaient conduire quelqu’un dans le camp. Elle se sentait contagieuse." 

"Le confort ne comptait absolument pas pour elle, c’est ça qui lui donnait sa force aussi, elle vivait un peu comme une ascète. Elle a porté la même robe pendant quinze ans... C’est ça qui lui donnait une liberté aussi, une grande liberté", indique Sophie Benech.

Exilée de l'intérieur

Anna vit dans la menace, le dénigrement et la misère, mais elle ne fuit pas la Russie. "Exilée de l'intérieur", elle fait de la poésie sa terre de résistance. Son grand poème Requiem est un hymne aux femmes qui attendent devant le KGB des nouvelles des disparus. Appris par cœur par ses amis pour contrer la censure, Requiem ne sera publié en Russie que trente ans plus tard. Anna la grande bourgeoise devient l’étendard des pauvres et des persécutés. 

Sophie Benech : "On lui a même envoyé des poèmes qui avaient été recopiés sur des écorces de bouleau depuis un camp. Ça veut dire que sa poésie aidait les gens à vivre. C’était sa façon de lutter à elle."

Pendant la guerre, Anna redonne des récitals, elle y est ovationnée, au grand dam de Staline. En 1946, l’étau se resserre à nouveau : l’Etat condamne son “esprit décadent” et son “esthétisme”. Amie de Mandelstam, Pasternak, puis Soljenitsyne et Brodsky, elle survit de traductions et de recherches sur Pouchkine. 

"Elle a résisté comme elle a pu le faire, c’est-à-dire en essayant de garder une parole vraie, de ne jamais mentir, dans ses poèmes et dans sa vie. Elle était très courageuse, par exemple quand quelqu’un était arrêté, elle était l’une des premières personnes à aller voir la  famille des prisonniers alors que tout le monde avait peur et cessait de les saluer dans la rue. Elle essayait de conserver des tas de valeurs qui avaient cessé d’exister sous le régime bolchevique", révèle Sophie Benech.

Anna écrit la nuit et ne dit ses vers qu’à une dizaine d’amis proches. Ils les apprennent par cœur, pour qu’elle puisse ensuite en brûler la trace compromettante. 

Lorsque la nuit j'attends son arrivée,
Il semble que la vie ne tient plus qu'à un fil.
Que valent honneurs, jeunesse, liberté,
Devant la chère visiteuse avec sa flûte. 

Étouffant sous le poids de ses poèmes non publiés, son cœur lâche, en 1966, le jour de l’anniversaire de la mort de Staline. 

Et ce qui restera, c'est la Parole souveraine. Anna Akhmatova, "Requiem"

A écouter
Grande Traversée Anna Akhmatova
France Culture
été 2020


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