He is not your Negro
par Liliane Kerjan7 novembre 2017
Au moment même où montent en Virginie les clameurs des activistes de la suprématie blanche et les ombres du Ku Klux Klan, James Baldwin (1924-1987) fait son grand retour, de plus en plus pertinent, de plus en plus nécessaire dans cette actualité. Le film documentaire I AM NOT YOUR NEGRO, récemment diffusé, part d’un livre inachevé de Baldwin, tandis que le gros roman Harlem Quartet, paru en 1979, fait l’objet d’une réédition. Pour Alain Mabanckou qui le préface, c’est « l’un des plus beaux chants de fraternité, d’amour, d’espérance et d’expiation ».
James Baldwin, Harlem Quartet. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse. Stock, coll. « La cosmopolite », 570 p., 24,50 €James Baldwin et Raoul Peck,
I AM NOT YOUR NEGRO. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan. Robert Laffont/Velvet film, 139 p., 17 €Voici deux textes par essence très différents, un roman travaillé qui témoigne de la variété du talent de James Baldwin, bon dialoguiste, poète élégiaque, qui construit l’intrigue d’un roman-monde, un roman-miroir de lui-même et de ses doubles, et, par ailleurs, un collage d’impressions, de scènes réelles, de correspondances et documents consignés côte à côte pour nourrir et dépasser le reportage et rendre un hommage à trois Noirs assassinés dans les années 1960. Si son ami LeRoi Jones, devenu Amiri Baraka, disait de Baldwin qu’il était « la bouche noire révolutionnaire de Dieu », la juxtaposition des deux textes permet de saisir le bouillonnement intérieur d’un écrivain sur le qui-vive, sur tous les fronts, haranguant foules et étudiants, militant, solidaire, mobile, mais aussi méditatif sur lui même. Un homme sur les estrades mais aussi un admirateur d’Henry James dont il gardait près de lui la photo du portrait peint par John Singer Sargent.
Dans Harlem Quartet, avec les parcours de quatre adolescents dans le Harlem des années cinquante, James Baldwin est en terrain connu puisqu’il y est né et qu’il y a passé toute son enfance, dans le taudis d’une famille indigente et nombreuse. Sa mère a épousé un pasteur, et lui-même, adolescent, deviendra prédicateur pendant trois ans dans une autre église, la Fireside Pentacostal Assembly, tandis que son frère David chante en tournée dans un groupe de gospel. Cette trame familière et familiale fournit l’arrière-plan et les personnages de Harlem Quartet : Julia, l’évangéliste prodige qui embrase les fidèles aux offices, Jimmy son jeune frère, et leurs amis, les deux frères Montana, Hall et Arthur, « l’Empereur du Soul », versés dans les concerts pour la foi, mais aussi pour les droits civiques. L’action couvre une trentaine d’années avec son lot d’amours, de violences et de retrouvailles, d’abandons et de revirements, car à la mort d’Arthur il est temps de faire le bilan de ces vies. Tel est l’enjeu du sixième roman de Baldwin, ambitieux techniquement dans son traitement de l’espace et du temps, généreux dans sa manière de montrer la richesse humaine, la chaleur, la débrouillardise, l’humour de ces jeunes Noirs. D’emblée se remarquent l’usage de ses deux prénoms, Jimmy et Arthur, pour deux personnages, l’affaire d’inceste, transposition des traitements rudes du révérend Baldwin à l’encontre de James, les virées à Greenwich Village comme au temps de sa propre jeunesse. La dimension autobiographique est forte mais c’est l’écriture qui convainc, l’usage de la langue noire (qu’il a défendue en 1979 dans un article du New York Times: « Si l’anglais noir n’est pas une langue, alors dites-moi ce qu’est une langue »), les belles scènes érotiques, souvent homosexuelles, les intermèdes de bar, avec leur atmosphère affective et nocturne, les rêves qui reviennent. Alors que le thème central demeure la relation puissante entre deux frères, la géopolitique s’invite avec la guerre de Corée, la révélation de l’Afrique, la halte en France. Aucune idéalisation : lynchage dans le Sud, folie, drogue, sont le lot des amis proches. Le roman chante une célébration de l’expérience noire et fait une somme, celle d’une vie d’artiste et de témoin.
La sortie en salle d’I AM NOT YOUR NEGRO, en 2017, a provoqué « une soif nouvelle pour Baldwin, une curiosité, un élan, un amour pour cet esprit bouleversant. La personnification de l’humanisme », selon les mots de Raoul Peck. Au départ, un manuscrit d’une trentaine de pages de juin 1979, avec ratures et corrections, portant le titre « Notes pour Souvenez-vous de cette maison ». Et quels souvenirs ! Ceux de trois hommes assassinés en l’espace de cinq ans : Medgar Evers, le 12 juin 1963, Malcolm X, le 21 février 1965, et Martin Luther King, le 4 avril 1968. Liquidés parce qu’ils luttaient chacun à sa manière pour la cause noire, abattus tous trois avant l’âge de quarante ans. Lorsque James Baldwin entreprend le projet, il a cinquante-cinq ans, tel l’aîné responsable d’une fratrie : il entend que les trois vies se répondent et se révèlent mutuellement, se heurtent dans leur diversité sociale. Il se souvient de son premier voyage en Caroline du Nord, déclenché par une photo placardée sur les kiosques, celle de Dorothy Counts, écolière noire de quinze ans, sous les crachats et les injures. « Une fierté, une tension et une angoisse indicible se lisaient sur le visage de cette fille tandis qu’elle approchait le temple du savoir, les sarcasmes de l’Histoire dans son dos. » Il se souvient des premières rencontres avec Malcolm X, prédicateur musulman, « torche incendiaire » selon les Blancs, qui assiste à sa conférence, de son pacte avec Medgar Evers qui lui demande de l’accompagner dans son enquête sur le meurtre d’un Noir. Métier à risques, car le FBI d’Edgar Hoover se met à surveiller l’« auteur nègre » Baldwin et à rédiger des rapports : « Les renseignements recueillis dépeignent clairement le sujet comme un individu dangereux, dont on peut attendre des actes hostiles à la défense nationale et à la sécurité publique des États-Unis lors de situations critiques. Par conséquent, son nom vient d’être versé au fichier des individus à surveiller. » (18 décembre 1964)
Face à l’apathie morale, à l’ignorance et à la mort émotionnelle de son pays, Baldwin prête l’oreille aux orateurs des souffrances et leur porte une immense estime. Dans ce décousu, il n’omet pas de rappeler la rencontre avec Robert Kennedy, ministre de la Justice, avec le plaidoyer de Lorraine Hansberry pour qu’il prenne un engagement moral, pour que son frère le président fasse escorter une petite fille noire le jour de son entrée dans une école du Sud profond. Et voici une coupure du Jackson Daily News, complétée par les vers de Bob Dylan sur Everts, « porté en terre comme un roi », suivie de constats, tous amers, et de petits poèmes en prose dont celui de ses pleurs au décès de Martin Luther King : « L’église était bondée. / Sur le banc devant moi était assis Marlon Brando, / Sammy Davis et Eartha Kitt, Sidney Poitier / n’était pas loin. / J’ai vu Harry Belafonte assis à côté de Coretta King… / Je ne voulais pas pleurer pour Martin / Les larmes semblaient futiles. » Sans chronologie, s’égrènent ces bribes d’une histoire de l’Amérique des années soixante, rappelant les prises de position de Baldwin développées dans les essais rassemblés dans Retour dans l’œil du cyclone (2015). Au terme de ce carnet de notes si réactif aux faits saillants, pour James Baldwin l’essentiel tient dans le refus d’être un « nègre », un nègre inventé, fabriqué par les Blancs.
Les « Notes », devenues script d’I AM NOT YOUR NEGRO, ont été remises à Raoul Peck à Washington D.C. par Gloria, la sœur cadette de James Baldwin. Si le roman Harlem Quartet vibre dans l’union fusionnelle de la jeunesse de deux frères, les « Notes » appartiennent à l’union posthume de la sœur et du frère. Faut-il ajouter qu’aux funérailles à New York Maya Angelou s’adresse avec affection à son « frère », le défunt James, et Toni Morrison avec déférence à son « ancêtre ». Cette fois encore, la famille noire réunie autour d’un catafalque.
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