Stefánsson l’incomparable
par Maurice Mourier17 septembre 2018
C’est peut-être un roman de l’autre pente, désormais descendante, que Jón Kalman Stefánsson a publié en 2017, à cinquante-quatre ans, jeune encore à notre époque où, quand on a la chance d’être un travailleur intellectuel, on ne commence à vieillir qu’après disons soixante-cinq ans, mais tout de même l’horizon, singulièrement, se rapproche, et cette avancée vers l’inéluctable produit des métamorphoses, moins dans les thèmes abordés que dans le système narratif qui préside à leur mouvement, et à notre émotion.
C’est peut-être un roman de l’autre pente, désormais descendante, que Jón Kalman Stefánsson a publié en 2017, à cinquante-quatre ans, jeune encore à notre époque où, quand on a la chance d’être un travailleur intellectuel, on ne commence à vieillir qu’après disons soixante-cinq ans, mais tout de même l’horizon, singulièrement, se rapproche, et cette avancée vers l’inéluctable produit des métamorphoses, moins dans les thèmes abordés que dans le système narratif qui préside à leur mouvement, et à notre émotion.
Jón Kalman Stefánsson, Ásta. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Grasset, 491 p., 23 €
La plus aisément repérable de ces métamorphoses affecte le statut du narrateur. Certes, celui-ci a toujours été très présent dans les récits de Stefánsson, qui même, en jouant sur la confusion coupable narrateur/auteur, ne s’est jamais interdit de manifester, au fil du texte, une présence réelle qui l’autorisait à intervenir en tel ou tel point des histoires riches en accidents, hautes en personnages, qu’il inventait, par exemple pour en tirer une leçon, souvent narquoise, ou bien afin de témoigner de son empathie à l’égard d’un être de papier, femme plus fréquemment qu’homme d’ailleurs. Au rebours de toute « écriture blanche » et sans hésiter un instant à encourager ou à sermonner ce personnage, à la manière de ces grands romanciers du XIXe siècle (d’avant « l’analyse textuelle ») : Balzac, Hugo, Dickens surtout.
Mais il franchit un pas de plus dans le dévoilement, en se mettant lui-même en scène et en abyme sous la forme d’un écrivain qui finit par accepter l’offre intéressée d’un couple d’habiles organisateurs de séjours culturels dans l’Islande profonde, dont la générosité – ils lui aménagent une douillette « résidence de travail » dans un ancien phare – se réserve le droit de le prier de s’en absenter certains jours où ils font visiter à leurs touristes le saint des saints : cette Thébaïde où un célèbre conteur ourdit la trame de son œuvre immortelle.
L’intention d’un autoportrait satirique, et même comique, est ici évidente et le lecteur pourrait être tenté de lire l’ensemble du roman comme un mélodrame auquel il convient de ne pas se laisser prendre tout entier, puisqu’il sort de l’atelier d’un homme dont on ne sait rien mais qui pourrait être l’image de l’auteur lui-même, prisonnier consentant de sa propre gloire.
Séduisante, cette grille de lecture est pourtant fausse, ou plutôt elle fonctionne comme un leurre, un subterfuge pudique grâce auquel le plus brillant des romanciers contemporains dissimule en partie derrière un dispositif littéraire ressortissant au divertissement autodépréciatif l’extrême pathétique d’une fiction qui peut-être le touche de très près (l’apparition, dans l’épilogue, du personnage de « ma fille », qui se mêle à l’action comme Tadeusz Kantor aux acteurs de sa troupe dans La classe morte, va dans ce sens, mais elle reste suffisamment discrète pour empêcher du même coup la propension trop fréquente du lecteur à se gargariser d’« histoires vraies »).
Je crois en revanche que le choix d’insérer un romancier à l’intérieur du processus de création obéit pour Stefánsson à deux fins. Il s’agit d’abord en fait, non pas d’édulcorer l’horreur du conte en nous permettant de retrouver in fine notre assiette sur le mode : ouf ! tout ça n’est que tragédie fomentée par un auteur plutôt douteux sur le plan de la déontologie personnelle, qui accepte de se faire héberger gratis par des margoulins qu’il paye en tranches de vie bien saignantes ; mais, bien au contraire, d’inviter à réfléchir aux pouvoirs, mais surtout aux limites des pouvoirs de la narration.
Comment raconter d’une façon plausible une destinée complexe (comme le sont toutes les destinées), puisque la contradiction, les changements brutaux de cap, l’apparente absurdité des prises de conscience, l’impossibilité de répondre honnêtement à la question « est-il bon ? est-il méchant ? », dont les éléments d’appréciation fluctuent sans cesse en fonction notamment des âges de la vie des personnages ? C’était le problème même auquel Proust se mesurait à propos de Gilberte, d’Odette, de Mme Verdurin, et auquel il ne fallait pas moins que l’immensité de la Recherche pour le déclarer enfin insoluble.
J’ai cité trois personnages de femmes chez Proust, car c’est sur des femmes qu’il est instauré débat dans ce livre, en particulier sur une femme, qui donne son titre à l’ensemble, petite fille puis adolescente difficile et pour cela reléguée chez des paysans des terres désolées de l’Ouest ; jeune fille scolairement douée qui séduit et désespère les hommes ; une dévergondée incapable de comprendre l’amour de Jósef, un étrange garçon qui se suicidera pour elle ; incapable d’élever sa fille née d’une aventure absurde et sans lendemain ; elle-même suicidaire et victime d’une mère alcoolique et prostituée, demi-folle de surcroît, qui voit des extraterrestres : bref, une héroïne toute de négativité apparente, qui finira professeur d’université, solitaire et sans espoir.
Là réside le caractère tragique de ce livre où s’enchevêtrent les destinées dans un désordre construit avec une prodigieuse virtuosité et qui aboutit à des révélations gigognes sur des trajectoires humaines fracassées. Les femmes, éminemment positives face à leurs hommes falots et poivrots dans tous les romans de Stefánsson jusqu’à celui-ci, y ont perdu une grande part de leur aura, et cela dès leurs jeunesse, l’extrême beauté ne les préservant nullement d’une déchéance à laquelle ne se dérobent que certaines aïeules (celle qui a perdu la tête dans les fjords de l’Ouest et que son fils traite si tendrement ; la vieille nourrice d’Ásta, morte avant son retour d’exil et dont elle a négligé les lettres ; la sœur aînée d’Ásta ; ses amies fidèles). Naturellement, il convient de ne pas s’y tromper. Si les hommes du livre sont le plus souvent de braves types, ils brillent rarement par la subtilité, et se réduisent parfois, même l’universitaire allemand spécialiste de Brecht, à de pures machines désirantes capables d’abdiquer toute dignité professorale devant l’offensive sexuelle d’une belle gamine (aucune condamnation moraliste ridicule, du reste, dans cette scène).
Mais le choix d’exhiber pour la première fois de manière non équivoque l’atelier romanesque au cœur même du roman en train de s’écrire, c’est-à-dire en l’occurrence de chercher dans la crainte et le tremblement la recette narrative qui permettrait (et en effet permet ici constamment) de transformer en splendeur lyrique émotionnelle la tristesse infinie de la réalité communément vécue, correspond surtout, à un niveau plus profond de l’intention d’art, à la tâche héroïque et désespérée du chroniqueur obsédé par le souci éperdu de rendre justice à chacun de ses personnages.
Or ils lui échappent, non parce que les êtres de fiction possèdent leur autonomie (excuse poussive que tant de mauvais romanciers mettent en avant pour expliquer, croient-ils, leurs insuffisances narratives), mais parce que tout personnage, si le potier pétrisseur a su doter son Golem d’assez de puissance vitale, devient rapidement trop riche de potentialités pour que le démiurge puisse espérer le raconter exhaustivement.
Il le peut d’autant moins que la mort les rattrape tous deux, être de fiction et créateur, et que même Proust est en fin de compte acculé à laisser en partie inachevée la Recherche, ce monument dans et contre le Temps.
C’est pourquoi le plus touchant des personnages de ce magnifique roman est moins l’héroïne que son père, Sigvaldi, le peintre en bâtiment, qui dès la page 18 gît mourant sur le trottoir de Stavanger, ville norvégienne où il vit exilé en compagnie d’une seconde épouse depuis que Helga, la mère prostituée et ivrognesse d’Ásta, a inauguré, en cette famille et ses alentours, le cycle dans l’ensemble déprimant des chutes et des renaissances.
Dans une large mesure, c’est à travers Sigvaldi victime d’un coma éclairé de réminiscences qu’est bâtie la construction effilochée, brisée comme son corps souffrant, d’une intrigue qui de bout en bout lutte avec la mort, les morts successives, les suicides tentés ou réussis. Récit fait de pièces et de morceaux, où les époques, du XIXe siècle à nos jours, se chevauchent, se heurtent les unes les autres en autos tamponneuses, comportent toutes leurs zones d’ombre et dans un savant pêle-mêle convoquent écrivains, poètes, musiciens. Car la culture est partout, illuminant la misère islandaise qui souligne les péripéties joyeuses ou sombres du texte d’une sorte de basse continue, une culture accompagnant, chez cet admirable peuple de lettrés compulsifs, les décisions les plus graves afin de proclamer que la vie, tout de même, vaut la peine d’être vécue.
Le sous-titre du roman est fort étrange : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? » Cette interrogation baudelairienne (« n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! ») décrit en forme d’utopie une aporie imprégnant le texte d’une couleur bien noire, car même le suicide, qu’élit Jósef comme remède au mal d’aimer sans vrai retour, ne mène pas « hors du monde », il mène au néant qui est le revers obscur du mur du Temps.
Mais l’œuvre de Dickens aussi était noire, témoin de la lugubre Angleterre victorienne. Or, comment la lire, souvent, sans allégresse ? Stefánsson, à qui un certain optimisme béatement chrétien, au contraire de son grand ancêtre anglais, semble faire défaut à la base, transcende néanmoins la désespérance parce que l’étroitesse pincée du naturalisme, la froideur du constat d’huissier, l’indifférence, le cynisme, la posture désinvolte de celui à qui on ne la fait pas, toute cette facilité d’écriture qui transforme tant de récits de vie en pipi de chat, tout cela lui est absolument étranger.
La mort hante son art, la disparition, l’irrémédiable. Mais il en est remué, touché, bouleversé . Le rythme syncopé de ses paragraphes, leur art grandiose du cut, signifient de page en page que son génie dramatique n’est pas de bois. Je reviens à Kantor, l’incomparable. Si vous ne savez comme lui, sans démagogie, sans tape-à-l’œil mais aussi sans détachement supérieur, pratiquer le « Théâtre de l’émotion », oubliez la scène, journalistes du pire, elle est faite pour Stefánsson, elle n’est pas de votre ressort.
EaN a également rendu compte d’À la mesure de l’univers, de Jón Kalman Stefánsson
EN ATTENDANT NADEAU
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