Persistance
de la mélancolie
au Japon
Quel pays pourrait se comparer au Japon, dont la première et peut-être la plus éclatante littérature fut féminine ? Cela fait songer, n’est-ce pas ? Naturellement, il y avait eu la belle Sapho de Lesbos – au fait, était-elle belle, on n’en sait rien. Et puis il reste si peu de débris de ses poèmes écrits à la fin du VIIe siècle avant le Christ ! Naturellement, en notre beau XIIe siècle, presque deux mille ans plus tard, la douce Marie de France – au fait, était-elle douce, on n’en sait rien non plus – écrivit à la cour du roi français d’Angleterre Henri II Plantagenêt, époux d’Aliénor d’Aquitaine, des Lais merveilleux que l’on devrait faire apprendre par cœur dans nos écoles et dans leur langue originelle, l’ancien français, car ce sont, rythmiquement, mélodiquement, de petits bijoux.
Jacqueline Pigeot, L’Âge d’or de la prose féminine au Japon (Xe-XIe siècles). Les Belles Lettres, 170 p., 27 €
Natsume Sôseki, Poèmes. Trad. du chinois (Japon), présentés et annotés par Alain-Louis Colas. Édition trilingue (chinois, japonais, français). Le Bruit du temps, 385 p., 28 €
Tanizaki Jun’Ichiro, Éloge de l’ombre. Trad. du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré. Philippe Picquier, 106 p., 13 €
Haruki Murakami, Des hommes sans femmes. Trad. du japonais par Hélène Morita. Belfond, 294 p., 21 €Mais enfin rien de comparable à la floraison de la prose japonaise rédigée en syllabaire autochtone et non en idéogrammes empruntés au chinois, réservés aux hommes car plus « nobles », autour de l’an mil, par des dames de la petite aristocratie de la cour impériale du Japon, fixée à Héian. Rien de comparable surtout parce que, si les monceaux de textes laborieusement composés, à une époque où, de son côté, l’Europe pataugeait dans le marais des premiers Capétiens, par des lettrés japonais forcément sinisants ont pour la plupart sombré dans l’oubli sauf aux yeux des érudits chenus, cette littérature « inférieure », celle de femmes qui ne signent que d’un surnom, eh bien ! c’est la vraie révélation du génie japonais le plus exquisément spécifique, et qui a jusqu’à aujourd’hui nourri de fond en comble la totalité des arts nippons.
Étrange miracle, unique destinée de trois chefs-d’œuvre en particulier, Mémoires d’une Éphémère de « la mère de Michitsuna », les fameuses Notes sur l’oreiller de la pétulante Sei Shônagon, et enfin bien sûr Le Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, d’où il n’est pas excessif de dire que tout le roman découle, à travers les siècles, au pays du Soleil-Levant.
Ces monuments littéraires, d’un ton extrêmement personnel – qui a dit que les Japonais se perçoivent comme soumis à la morale et aux habitudes du groupe ? il n’existe dans aucune autre contrée artistes plus portés à la dissidence –, il faut bien entendu les lire pour eux-mêmes, pour leur saveur si lointaine et si proche, leur alacrité, leur subtilité psychologique peu conventionnelle. Mais ils demandent une initiation, et il n’en est pas de meilleure que l’étude magistrale à eux consacrée par Jacqueline Pigeot, parce qu’elle est non seulement érudite mais pleinement originale, féministe dans le sens le plus élevé, le moins étriqué du terme, empathique et fervente, absolument libre dans son écriture et ses conclusions, ainsi qu’il sied à une critique authentique.
Jacqueline Pigeot a elle-même traduit en 2006 Mémoires d’une Éphémère (954-974), cette saisissante chronique intime d’une femme mariée à un grand seigneur séduisant et volage, un nommé Kaneie qui accumule les conquêtes, les concubines et les rejetons, bien incapable de laisser le moindre nom dans l’Histoire si l’amoureuse délaissée qui finira par lui fermer sa porte, jalouse, lucide, mordante, touchante, n’avait donné de ce beau don Juan qui la néglige un portrait implacable et inoubliable.
Il est donc normal que Jacqueline Pigeot offre à « la mère de Michitsuna », aux efforts qu’elle accomplit pour retenir l’amant et pour assurer la carrière du fils qu’elle a eu de lui, l’essentiel de son analyse. Disons que la sensibilité si singulière, si portée à la contemplation, à l’examen des signes portés par les phénomènes météorologiques et les saisons, si encline aussi à une tristesse sans dieu rédempteur – malgré l’influence bouddhiste –, en somme tout ce qui fait le charme du peuple le moins impassible de la terre, le plus voué aux passions et aux excès, se trouve déjà dans ce récit plein d’amertume et d’humour, et que les souffrances et le talent poétique d’une seule femme ouvrent puissamment la fenêtre sur la richesse d’un imaginaire qu’on retrouve ailleurs à la même époque, et qui bien entendu vaut aussi bien pour le meilleur de l’élément mâle du Japon. Dans des genres différents, primesautier pour l’un, violent et sombre pour l’autre, et Notes sur l’oreiller et l’ample Dit du Genji ne feront que fixer des traits jumeaux de cette sensibilité première et non pas primitive, tant elle est déjà, chez « l’Éphémère », élaborée et savante.
Tout l’art japonais, en littérature notamment, mais aussi au théâtre, en peinture, au cinéma, est né de cette phase magnifique de civilisation, à Kyôtô, dans l’étroit et étouffant creuset de la vie de cour. L’exemple des écrivaines de ces temps archaïques était « absolument moderne ».
On pourrait donc s’attendre à ce que l’influence pérenne de leur génie s’exerce d’abord sur les artistes ultérieurs qui ont le plus contribué, de siècle en siècle, au renouvellement des lettres japonaises, notamment lors de la révolution pacifique de Meiji, après 1868, quand toute une culture autonome et illustre se met, volontairement, à l’école de l’Occident. Or c’est bien ce qui se passe par exemple avec Natsume Sôseki, né en 1867, spécialiste de littérature anglaise et célèbre auteur de Je suis un chat, ironique peinture de son époque via la fiction d’un félin muet mais clairvoyant.
Pourtant, et c’est paradoxal, Sôseki est aussi praticien éminent du kanshi, ou poème de lettré écrit en chinois, ce qui semble témoigner d’une sorte d’hyper-classicisme un tantinet rétrograde. Or il n’en est rien, la splendide édition trilingue (chinois, japonais, français) des 207 quatrains et huitains rimés en chinois que vient de procurer Alain-Louis Colas au Bruit du temps prouvant qu’une sensibilité mélancolique tout à fait personnelle et moderne se fait jour ici malgré la double convention d’une forme « à l’ancienne » et d’un sincère détachement d’essence spiritualiste.
Ainsi de ce poème (6 octobre 1916, page 191) sans titre, qui date de la dernière année de l’écrivain depuis longtemps malade et qui va mourir le 20 novembre : « Sans être ni chrétien, ni bouddhiste, ni confucianiste, / Dans les faubourgs, je vends mes écrits pour mon petit plaisir. // Dans la cendre des livres, le livre indique sa vigueur ; / En un monde sans Loi, la Loi trouve sa reviviscence. // Abattre les divinisés pour en ôter jusqu’aux ombres. / L’espace libre rend patent ce qu’est sagesse ou sottise. » Soit une philosophie de l’extrême libération du moi, que n’aurait pas reniée « l’Éphémère » qui, à la fin de ses Mémoires, brise à la fois le carcan du lien conjugal et des ténèbres de l’existence.
Un autre moderniste qui retrouve comme en se jouant les labyrinthes de la sensibilité ancestrale et, en l’occurrence, féminine, sinon féministe, c’est le plus éclatant des romanciers actuels du Japon, Murakami (Haruki). Philippe Pons, parfait et subtil connaisseur de l’archipel, mentionne à juste titre, dans Le Monde des livres du 24 mars dernier, que Des hommes sans femmes, dernier recueil de nouvelles de l’auteur du bestseller (pour une fois légitime) Kafka sur le rivage et d’autres livres de « haute enfance », selon la formule de Léon-Paul Fargue, y fait un clin d’œil complice à la littérature américaine (Men without women de Hemingway, 1927) que Murakami connaît aussi bien qu’il est expert en jazz.
Mais il existe un abîme entre la tristesse organique (née de la vieillesse ou de sa peur, et de l’impuissance sexuelle ou de son fantasme) qui hante le macho yankee alcoolique, et le sentiment presque indéfinissable de déréliction envahissant, chez Murakami, la vie de maris solitaires ou d’amants que l’absence de la femme aimée a rendus à leur désert. C’est que d’un côté le contexte monothéiste assigne à l’Autre un rôle de coupable, au mieux de victime, et qu’une misogynie indécrottable sous-tend le texte de Hemingway. Tandis que l’agnosticisme nippon rend impossibles de telles facilités de lecture du monde. Voyez certaines nouvelles vraiment fulgurantes, par exemple Drive my car, où l’acteur Kafuku, veuf d’une épouse infidèle et privé de sa voiture suite à un retrait de permis, se voit « recadré » dans son absurde ressentiment posthume par son chauffeur occasionnel, une jeune fille bourrue et belle experte en maïeutique ; ou l’admirable Bar de Kino, ténébreuse et fantastique histoire où intervient, comme si souvent chez Murakami, une figure équivoque de la Destinée.
Les héroïnes de ces courts récits sont à l’évidence supérieures aux hommes, non seulement par leur finesse et leur intuition, qualités qu’on concèderait aux femmes aussi bien chez nous, mais surtout par leur courage et la puissance qui émane d’elles, vivantes ou mortes. À plus d’un millénaire de distance, ces prodigieuses créatures, ayant désormais conquis leur pleine autonomie, paraissent avoir été appelées à habiter un grand livre pour venger de ses humiliations « la mère de Michitsuna », qui ne pouvait s’avouer comme écrivaine que sous le masque d’une matrone. Significativement, aucune d’entre elles ne se définit par la maternité que toutes les civilisations machistes portent au pinacle jusqu’à la nausée. Elles ne sont pas par destination les serpillières de mâles couvés au giron de Daech ou du Saint-Office.
Bien plus, « la tristesse traditionnelle des Japonais », jadis théorisée par le grand Kawabata, et qui court tout au long de la littérature de ce curieux pays, depuis l’an mil jusqu’aujourd’hui, cette couleur à nulle autre pareille qui confère à l’art nippon son irremplaçable éclat sourd, pourrait bien être, sinon d’essence féminine – pensée réductrice dont nous préserve le Grand Manitou ! –, au moins liée à certaine répugnance de la part féminine du monde à l’égard de la stupide rutilance et du vacarme émanant des brutes garnies de sabres et de satisfaction béate qui sont aussi un des aspects et non des moindres du Japon féodal puis nationaliste.
Depuis le Xe siècle, l’art japonais, né en territoire féminin, se marie au clair-obscur, non à la lumière violente. Il correspond à un goût du fondu enchaîné des couleurs et des formes (si éloigné de celui des contrastes, propre à l’art chinois). Un art tissu de nuances infimes, de lumières tamisées, d’une sensibilité exquise plutôt qu’aiguë, fait pour émouvoir le kimochi, terme intraduisible connotant l’idée d’une perception sensible seulement à l’univers intérieur de chacun. On le retrouverait partout, ce sentiment, à condition qu’il s’agisse d’art japonais authentique (nô, bunraku, poterie mingei, tentures et laques où, sur un fond uniformément noir, s’inscrit une unique tige de bambou), plus éloigné du clinquant chinois (étoffes, vases décorés, pétards) que de toute l’arrogante suffisance des Longs Nez.
On lira avec délectation Éloge de l’ombre, que Tanizaki, l’un des géants littéraires du XXe siècle, composa pour un magazine (tous les écrivains japonais, on le sait, sont polygraphes par nécessité commerciale) en l’année 1933, en plein délire totalitariste. C’est un traité d’une ravissante frivolité, où il est question de la texture beige ou grise des murs du logis traditionnel, de la teinte passée des plus beaux kimonos et, par contraste, de l’agressivité, pénible pour l’œil, des environnements trop lumineux de l’Occident, qu’il convient de bannir si l’on veut comprendre et les extases de Sei Shônagon à l’arrivée nocturne d’un amant vêtu d’un manteau sombre moucheté de neige, et les pudeurs hautaines de Sôseki, et la mélancolie spécifique de Murakami, qu’il a héritée de « l’Éphémère ».
On peut se demander si le Tôkyô survolté et criard d’aujourd’hui a définitivement remisé ces minuties précieuses au magasin des accessoires, s’il s’est réellement « américanisé » autant que nous, gens d’Europe et d’oubli. Je ne le crois pas : une littérature contemporaine vivace tend à démontrer le contraire.
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