Le cas Mishima / Longtemps, je me suis tué de bonne heure

 

Yukio Mishima

Le cas Mishima

Longtemps, je me suis tué de bonne heure 

Épisode 2

Yann Diener · Mis en ligne le 8 juillet 2020
Paru dans l'édition 1459 du 8 juillet 2020

« Avant d’écrire cette œuvre la vie que je menais était celle d’un cadavre. » C’est ainsi que Yukio Mishima introduit son premier grand livre, Confessions d’un masque (Ed. Gallimard). Publiée en 1949 après plusieurs ouvrages peu remarqués, cette « autobiographie sexuelle qui vise à la plus grande précision possible » est un best-seller et rend Mishima immédiatement célèbre. Il a alors 24 ans. Les lecteurs sont fascinés par la crudité et la sincérité de ce témoignage inouï.

De son vrai nom Kimitake Hiraoka, le grand écrivain japonais a eu une enfance cauchemardesque. Il a été littéralement séquestré par sa grand-mère paternelle, qui pensait être issue d’une lignée de samouraïs et qui souffrait en permanence de migraines et d’une sciatique. Dès la naissance de son petit-fils, elle exclut sa belle-fille et s’approprie le bébé. Le petit Kimitake vit jusqu’à ses 12 ans dans la chambre obscure de sa grand-mère, et lui sert d’aide-malade. Un jour, elle menace de se suicider devant lui : elle se met un couteau sous la gorge et hurle qu’elle préférerait mourir. Ils dépérissent ensemble.

Quand il a 7 ans, la grand-mère emmène Kimitake voir des pièces de kabuki. Il restera fasciné toute sa vie par ces histoires de samouraïs, qui apporteront une forme esthétique à ses idées morbides dès ses premiers poèmes.

L’année de ses 12 ans, une image trouvée dans un livre d’art va le marquer au fer rouge : peint par Guido Reni, saint Sébastien a les mains liées au-dessus de la tête, le corps transpercé de flèches, son pagne tombe et s’arrête juste avant de dévoiler son sexe. Kimitake a sa première masturbation avec éjaculation. À partir de là, il imaginera les camarades dont il s’éprend dans la position du martyr dénudé.

La même année, il est autorisé à revoir sa mère. Avec elle, il dévore les classiques japonais et les auteurs français du XIXe siècle, mais aussi Proust et Cocteau. Quand il commence à écrire des nouvelles, sa mère est sa première lectrice. Elle continuera à corriger ses livres et à le conseiller toute sa vie. Il écrit des histoires de beaux jeunes héros agonisant dans leur sang, qui choquent ses pairs et ses professeurs au club littéraire de son école. Il a été la chose de sa grand-mère, fixé dans une position mortifère, et sa solution a été d’érotiser la mort (voir Gide Genet Mishima. Intelligence de la perversion, de Catherine Millot aux éd. Gallimard).

À 17 ans, invité à publier un roman en feuilleton dans un prestigieux magazine littéraire, il se choisit le pseudonyme de Yukio Mishima. Mobilisé, promis à la mort dans un Japon au bord de l’effondrement, il parvient à se faire réformer en 1944 en simulant une tuberculose. Mais il regrettera toute sa vie de n’être pas mort en héros.

Le succès de Confessions d’un masque le laisse tellement angoissé qu’il demande à voir un psychiatre – mais il arrête après deux entretiens. C’est par l’écriture que Mishima va continuer à explorer les intrications du sexe et de la mort. Dans des styles très différents, du théâtre au roman de gare, il s’intéresse à la proximité entre la beauté, la cruauté, la création et la destruction, comme dans Les Amours interdites, Le Pavillon d’or ou Le Marin rejeté par la mer.

Dans les années 1960, il prend publiquement des positions nationalistes, s’engage dans les Forces d’autodéfense, et va jusqu’à former une milice censée défendre l’empereur, la Société du bouclier.

Le 25 novembre 1970, juste après avoir achevé l’écriture de son grand œuvre – La Mer de la fertilité, un cycle de quatre romans couvrant l’histoire du Japon au XXe siècle –, Mishima se rend au quartier général des Forces d’autodéfense à Tokyo avec quatre jeunes membres de la Société du bouclier. Les télés ont été conviées. L’écrivain traduit et célébré partout dans le monde prend un général en otage, et harangue les militaires présents, en demandant que le Japon retrouve son armée et sa virilité. Son discours est interrompu au bout de sept minutes par des huées, alors Mishima commence en public le rituel du seppuku, qu’il a préparé depuis un an : il s’ouvre le ventre avec un poignard, après quoi son assistant et amant le décapite avec un sabre. Il avait 45 ans.

« Enfin, il a fait ce qu’il voulait » : c’est ce qu’a déclaré sa mère quand elle a appris la nouvelle. L’événement fait la « une » de la presse internationale. En France, le journal Hara-Kiri n’en dit rien – il est vrai qu’il vient juste d’être interdit de publication après avoir méchamment ironisé sur la mort du général de Gaulle. ●

CHARLIE HEBDO