L’Étrange Bibliothèque, Haruki Murakami, Belfond
Marc Michiels
Dans l’intrigue de son nouveau roman paru aux éditions Belfond, « L’Etrange Bibliothèque », un jeune garçon se rend à la bibliothèque municipale pour déposer un ouvrage, emprunter de vieux livres sur le système fiscal, le journal d’un percepteur, les révoltes fiscales dans l’empire ottoman et leur répression. La bibliothèque semble plus silencieuse que d’ordinaire. L’employé lui indique alors que pour les ouvrages rares, il doit se rendre à la salle 107. Dans une salle qu’il ne connaissait pas, il y avait assis, un vieil homme chauve et portant des lunettes aux verres épais : « Le tableau évoquait une montagne après un violent incendie de forêt. »
Seulement ces livres ne peuvent être consultés que sur place. Aux longs sourcils du vieil homme qui se rapprochaient au point de n’en faire qu’un, le jeune garçon va comprendre qu’il serait bien délicat de ne pas suivre la proposition de cet énigmatique vieillard, jusqu’à la salle de lecture et ce malgré l’heure de fermeture qui s’annonce. Mais qui est donc ce mystérieux personnage qui s’apprête à le mener par les méandres d’un labyrinthe sans fin et dans ce qui ressemble bien à une prison ?
Résigné, le jeune garçon va alors descendre un escalier si long qu’il aurait pu aisément atteindre l’autre bout de la terre, sans la moindre lumière, où seule une rampe en fer rouillée et délabrée est fixée au mur. Geôlier de ses lectures, cuisinier de ses repas, un homme-mouton l’attendait ; soucieux d’être enfermé dans un pot avec des chenilles si…!
« Dites, M. l’homme-mouton, il faut vraiment que je reste ici pendant un mois ?
Je vous en prie, dites-moi la vérité ! Ma mère m’attend à la maison et se fait du souci…
– Pour être franc, on va te découper le haut du crâne avec une scie. Après, on t’aspirera le cerveau.
Dites-moi, M. l’homme-mouton, fis-je. Pour quelle raison le vieil homme veut-il m’aspirer le cerveau ?
– Eh bien, lorsque le cerveau est bourré de savoir, il est particulièrement délicieux. Nutritif et consistant. Bien crémeux, riche en pulpe. »
Haruki Murakami semble, en songe, à mi-chemin, entre le surréalisme poétique où les frontières entre la conscience et l’inconscient, estompent la réalité ; ouvrir l’imaginaire du lecteur, à une imagination somnambulique, une noirceur dont la droite ligne n’est autre qu’une suggestion au poème Le Corbeau d’Edgar Allan Poe. Il donne sa vision de l’état mental des êtres, soumis à la perversion de l’hyper contrôle de la connaissance, non pas de la connaissance du savoir, mais de la data émotionnelle que les relations et l’information engendrent chez les gens « fragiles », cadenassés dans l’illusion du Moi, en créant ainsi une autre matrice, de substitution, celle de la survie !
Où les jeunes femmes ne parlent pas, mais s’expriment avec l’intensité du regard et qui font sans bruit battre le cœur et le briser en deux à chaque instant.
Chacun à son monde, n’est-ce pas ?!
Mais à la nouvelle lune, parfois, ces mondes se chevauchent, ces eaux se mélangent, sans bruit, comme un dauphin aveugle qui glisse dans les eaux sombres de la mémoire :
« Le monde suit son cours. C’est la même chose pour tout le monde. »
« La fillette s’assit paisiblement sur le lit, elle semblait si fragile et transparente que je voyais presque le mur à travers elle… Elle se contenta de s’approcher de moi et de me donner un petit baiser sur la joue. Puis, de nouveau, elle disparut par la porte à peine entrouverte. Je m’assis sur le lit et restai un long moment tout étourdi. Son baiser m’avait totalement bouleversé, au point que je ne pouvais plus penser à rien. Et puis, dans le même temps, mon angoisse se transforma en une angoisse qui n’était plus véritablement angoissante. Et toute angoisse qui n’est pas spécialement angoissante, au bout du compte, c’est une angoisse sans importance. »
Entre le désir d’oublier et le désir de se souvenir, cette nouvelle de Murakami frissonne de l’impression d’un être qui n’est pas encore tout à fait un adulte et qui doute de la lumière du monde. Comme dans le poème d’Edgar Allan Poe où le narrateur doit se résigner à ce que son âme vive, dans sa solitude, emprisonnée sous l’obscurité d’une nuit de nouvelle lune. « Jamais plus », est une métaphore du pardon, qui si elle est pensée et vécue comme telle, doit lever les amarres d’une métamorphose. Pour qu’enfin, le jeune homme qui cherche la vérité d’un nom, trouve dans la perte de l’innocence, le chemin de la liberté, limbes d’une imagination sans limites, pour vivre dans un monde sans peur, où l’homme pense plus avec son cœur qu’avec sa raison !
Ce livre, « L’Etrange Bibliothèque », est accompagné des très belles illustrations de Kat Menschik. La dessinatrice allemande n’en est pas à son coup d’essai ! Après « Sommeil » et « Les Attaques de la boulangerie », « L’Etrange Bibliothèque » est sa troisième collaboration (confrontation !) avec une œuvre d’Haruki Murakami.
Ne boudez pas votre plaisir ! Plongez dans cet univers noir et hypnotique, où les signes et les sens vous donneront les clés d’un monde qui est vôtre :
« – Ne t’inquiète pas pour moi. Je te rejoindrais bientôt. Allons, dépêche-toi. Sinon, tu seras perdu pour toujours, dit la petite fille qui était l’étourneau. »
Entre les démons de la protection de l’amour et du sacrifice qui rend libre, chacun de nous fait face aux mots qui l’emprisonnent :
« Si tu aimes, il faut partir… Le monde entier est toujours là. La vie pleine de choses surprenantes… » – Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924.
(« L’Etrange Bibliothèque » de Haruki Murakami, éditions Belfond, illustré par Kat Menschik, traduit du japonais par Hélène Morita, sortie novembre 2015, 72 pages, 17€)
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