jeudi 31 août 2023

Marc Porée / Saki le Birman

Saki

Saki le Birman

Après les vœux de bonne année, il est bon de lire ou relire Saki (1870-1916). Une édition de ses nouvelles présentée comme intégrale – mais elles ne le sont jamais vraiment – nous en offre l’occasion, et le plaisir rare. « À partir du 24 décembre jusqu’au 3 ou 4 janvier, toute lettre ayant trait aux festivités en cours sera considérée comme un outrage aux bonnes mœurs », et le nouvelliste de conclure : « À bas les plumes ». À bas les plumes, oui et non, si on veut bien voir que Saki le Birman – il est né à Akyab – écrivait pour faire rire, mais aussi, et surtout, « comme un ennemi » (V. S. Pritchett), et qu’il tint à se parer d’un bien insolite nom de guerre en quatre lettres.


Saki, Le Parlement infernal. Nouvelles intégrales. Traduction de l’anglais et avant-propos par Gérard Joulié. Préface de Nelly Kaprièlian. Noir sur Blanc, 832 p., 29 €


Au tournant du XXe siècle, l’écrivain troque son patronyme complet – et complètement ronflant – de Hector Hugh Munro pour un pseudonyme, lapidaire autant qu’énigmatique : Saki. Quid de ce pseudo, qu’on imagine de prime abord conçu pour définir une entrée improbable dans une grille de mots croisés ? Deux thèses cohabitent, plutôt qu’elles ne s’affrontent. La première, qui tient la corde, renvoie au nom de l’échanson qui sert le vin dans des coupes ciselées d’or et d’argent et entonne les chansons à boire, dans les enivrants quatrains du Rubaïyat, d’Omar Khayyam, devenu dès sa première traduction en 1859 un poème au moins aussi anglais que persan. Songeant au défilé de réceptions, en ville ou à la campagne, et autres afternoon teas, qui traversent les pages de ses nouvelles comme de ses romans, on croit comprendre le rapport. Mais on se tromperait lourdement. Ainsi que le fait observer Nelly Kaprièlian dans sa préface, Saki est un « punk », et on aurait tort de le réduire « à une paire de scones, une théière en argent et des jeunes gens chics ». Sauf à ajouter que ce qu’il nous sert, sur un plateau d’argent, a tout du calice empoisonné, dans lequel tremperaient cyanure, strychnine et autres vénéneuses substances, cent pour cent (sang pour sang ?) létales.

Mais l’autre piste n’est pas non plus à négliger. Elle nous mène au cœur des forêts du Nouveau Monde, où vivent des bandes de sakis à face blanche, surnommés singes volants, en raison de leur aptitude à sauter de branche en branche, d’arbre en arbre, à une vitesse folle. De fait, littérairement parlant, Saki aura adroitement, et avec une redoutable agilité, pris fait et cause pour la gent animale, contre les humains. Saki, ou le parti pris des animaux, élus pour leur sauvagerie, leur férocité, païenne plus que résolument cruelle, leur liberté d’allure et de mœurs, d’un mot.

Toujours est-il qu’après sa période Munro, d’inspiration wildienne, Saki opte pour un nom de guerre, avec ses duels à fleurets jamais mouchetés, ses pilonnages en règle, ses capitulations en rase campagne et autres déroutes cinglantes. À croire qu’il sera entré en dissidence, sinon en clandestinité. Encore que cela se discute, sachant combien l’écrivain dut tenir secrète son homosexualité, sans jamais pouvoir prétendre à « sortir du placard ». À la façon d’un correspondant de guerre – Munro, de fait, fut longtemps journaliste, écrivant depuis l’étranger pour la presse tory, sans se priver de travailler pour l’ennemi, les journaux Liberal –, il chronique la guerre de tous contre tous, hobbesienne en cela, mais également swiftienne. Bon sang (britannique) ne saurait mentir. On ajoutera à la liste de ses ascendants Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la jungle, et par ailleurs grand nouvelliste. Pour Saki, à l’échelle du vaste monde comme du parcours de golf, du court de tennis, du champ de courses ou de la salle à manger, règne une seule et même loi, celle de la jungle : « Et à mesure que le monde se rapetisse et que les empires s’accroissent, la chasse devient de plus en plus féroce, et ceux qui dorment le mieux sont ceux qui dorment le moins. Telle est la loi de la jungle et telle est la loi de la nôtre. Ce sont les mêmes. » Et les loups gris de Mowgli sont de tendres agneaux en comparaison.

"Le Parlement infernal" : Les Nouvelles intégrales de Saki le Birman

Portrait de Hector Hugh Munro, alias Saki, par E.O. Hoppé (1913)

La guerre fait surtout rage entre neveux, volontiers « flingueurs », et tontons et tatas, invariablement acariâtres et radins – il est vrai que Saki nourrissait un grief personnel envers les tantes qui auront élevé à la dure le jeune orphelin. Guerre, plus généralement, entre enfants et adultes : aux premiers, c’est peine perdue que de vouloir leur offrir des « Jouets pacifiques » – il est « trop tard », en ce début de siècle, pour chercher à corriger leurs instincts mais aussi leurs tendances héréditairement violentes; quant aux seconds, Saki leur voue une franche et cordiale détestation, qu’en jeune anar de droite, en cynique consommé, il étend à tout ce à quoi ils touchent et qu’ils corrompent, à commencer par la politique : les politiciens véreux, les élections partielles – Saki fait une fixette sur elles – et l’impuissance des partis de gouvernement sont érigés en cibles de choix de son jeu de massacre.

Guerre, de son fait, contre les combats des femmes suffragettes, et contre les femmes en général. C’est du reste un des effets involontaires induits par cette intégrale que d’accuser, sur la longue durée, certains traits déplaisants de Saki, à commencer par sa misogynie, traitée sur le mode d’une « guerre sainte » menée à l’encontre des épouses autoritaires, façon Thirza Yealmtom. Guerre par procuration ensuite, déléguée aux soins inamicaux, pour ne pas dire hostiles, des animaux, auxquels Saki confie la tâche de s’en prendre à la seule espèce authentiquement nuisible, celle des humains. Ce qui nous vaut des sommets de vengeance vacharde, assénés à coups de pattes, sabots, becs, cornes, bois, griffes, par, en vrac : chats (qui parlent, « Tobermory »), loutres, cerfs, taureaux, furets, éléphants (du zoo de Dresde), cygne sauvage, verrats, etc. Dans le détail, les « surbêtes », comme les nomme Saki, adepte d’un paganisme aux accents primitifs mais également nietzschéens, prêtent leur humeur et leur style aux nouvelles ici rassemblées. Un style lapidaire, expéditif et assassin, à la manière des chutes épigrammatiques, où se ramasse et se tend, à l’instant de bondir sur sa proie, le « signésaki ». On les attend, on s’en lèche les babines à l’avance, tant et si bien qu’elles surprennent moins, à l’occasion. À lire à petites doses (de fiel), donc, plutôt que d’une traite, même si les traits décochés font mouche à chaque fois.

À la toute fin, la guerre encore, la vraie cette fois, la « Grande », le rattrape. Saki meurt fauché par un obus, dans une tranchée de la Somme, en 1916. Il a quarante-cinq ans, un âge qui aurait pu le dispenser de partir sur le front. Mais il s’est porté volontaire, comme simple trouffion. Sa fin, absurde autant que banale, jette rétrospectivement sur son œuvre une étrange lueur prophétique. Demain serait-il écrit ? C’est ce qu’on peut se dire, en lisant « Sacrifice à la nécessité », « Un coup de feu dans le noir » ou « Solution d’un dilemme insoluble », pour ne prendre que ces trois exemples, mais il y en a bien d’autres.

Il est vrai que, assumant ses contradictions insolubles, le contempteur du système parlementaire, de la démocratie et de l’Edwardian way of life aura quand même tenu à risquer sa vie, sinon pour les sauver, du moins pour en perpétuer l’idée et le souvenir. « La meilleure défense, c’est l’attaque »…


EN ATTENDANT NADEAU

mercredi 30 août 2023

La science naturelle de Kathleen Jamie : / L’univers en un «Tour d’horizon»

 



Critique

La science naturelle de Kathleen Jamie : l’univers en un «Tour d’horizon»

par Claire Devarrieux, Photo Robert Ormerod

publié le 11 janvier 2019 

Pour aimer le mot «toundra», il faut avoir lu beaucoup de romans. Kathleen Jamie a de la toundra sous les pieds, dans le Grand Nord, lorsqu'elle écrit aimer ce mot-là depuis longtemps. C'est la différence entre elle et nous. Elle fréquente les livres avec assiduité - la littérature, les vieilles encyclopédies en cinq volumes - mais elle les laisse de côté pour sortir et s'en aller marcher des heures, ou naviguer parmi les icebergs, ne serait-ce que pour constater leur «nihilisme froid». De notre côté, nous nous dépêchons au contraire de rentrer pour la lire, elle, Kathleen Jamie, poétesse écossaise née en 1962, dont on publie Tour d'horizon (Sightlines), deuxième recueil de récits après Dans l'œil du faucon (Findings, Hoëbeke, 2015). Elle a une manière enthousiasmante de raconter ses aventures, ce qu'elle voit, touche, entend, sent et ressent dans «la nature», notion douteuse à quoi nous conservons les pincettes utilisées dans le texte.

Dans un chapitre de Findings («le Jour du Seigneur»), elle notait : «Quand on passe son temps à travailler avec les mots, on a parfois besoin de récupérer, dans un lieu où le langage ne s'articule plus, où on est réduit à quelques substantifs élémentaires. Mer. Oiseau. Ciel.» Bien sûr, ce n'est pas ce qui transparaît dans ses «essais» construits comme, disons, des nouvelles documentaires (les Américains parlent quant à eux de «narrative non fiction»), puisque l'écriture donne l'illusion que la pensée est immédiatement formulée. Kathleen Jamie, qui travaille à définir notre place aujourd'hui dans le monde, se contente de termes génériques si nécessaire - le vent violent qui frappe comme «un oreiller invisible» reste le vent - et choisit de préférence ce qu'il y a de plus précis.

«Ciste»

Parfois, le mot en français tombe juste. Dans «Aurore boréale» (le voyage au pays des icebergs qui ouvre Sightlines), l'«alèse» désigne tellement bien ce que l'auteure nous montre ! La mer «a pris une couleur marécageuse, glauque, et tout à coup, cela me rappelle une alèse horrible que ma mère sortait pour comble d'humiliation quand ma sœur, mon frère ou moi nous recommencions à mouiller notre lit. Jamais je n'avais pensé à ce drap depuis quarante ans mais il est bien là ce soir : au fond d'un fjord à l'est du Groenland, à 71 degrés de latitude, remuant ses plis autour du bateau : de l'eau salée qui commence à geler». Parfois aussi, le mot anglais est intraduisible. «Henge», que tout le monde connaît à cause de Stonehenge, s'emploie, au masculin, pour une enceinte néolithique, «c'est-à-dire des monolithes ou des poteaux en bois dressés en cercle, entourés d'un fossé et éventuellement d'un talus». Mais lorsque Jamie écrit : «Le henge avait été un tournant, un moment charnière de ma vie», le traducteur doit nous avertir obligeamment dans une note : «Le mot henge est proche de hinge, qui signifie "charnière".»

Le henge irradie au centre d'«Une sépulture de femme», un des textes les plus palpitants de Sightlines. L'auteure a dix-sept ans, fin mai 1979, quand sa mère la conduit dans le Perthshire, sur un site de fouilles où elle a postulé pour l'été. Cela fait un moment que l'adolescente se passionne pour les vestiges des temps anciens, l'inscription du passé dans le paysage : «Une archéologue en herbe, férue de pierres levées, de tumuli, d'alignements de sites et tout ce qui s'ensuit. […] Je délaissais le salon surchauffé de mes parents pour partir en expédition à travers les chemins creux et les collines alentour, à la recherche d'un puits ou d'un ouvrage de terre.» Père comptable, mère qui travaille chez un notaire, chez les Jamie on ne lit pas. On écrit encore moins, et avoir une fille qui publie à vingt ans son premier recueil de poésie n'est pas ce qui était prévu.

Ce printemps 1979, la jeune Jamie apprend incidemment que sa mère envisage pour elle une école de secrétariat. «Pendant qu'elle disait cela, je sentais des larmes de rage et de désespoir me monter aux yeux. Personne ne m'avait suggéré de m'orienter vers l'université.» En réalité, Kathleen Jamie fera des études supérieures et sera amenée à enseigner à l'université où elle n'aurait pas dû aller, mais c'est une autre histoire. La vie en communauté sur le henge, à nettoyer, gratter, creuser, à assister à la découverte d'une pierre plate, qui s'avère un pavage, qui cache un énorme rocher et recouvre «une ciste funéraire datant de l'âge de bronze», conduit l'archéologue stagiaire à deux révélations grisantes.

«Pécule»

La première naît de la femme inhumée quatre mille ans auparavant, le crâne près d'un bol - la nouvelle commence devant deux bols préhistoriques que l'auteure est revenue voir au National Museum -, avec un coup de tonnerre qui éclate pile au moment où la sépulture est ouverte. La seconde révélation est le plaisir que Kathleen éprouve à écrire un poème intitulé justement «Inhumation», inspiré par le chantier. Bizarrement, le mot lui était inconnu, alors que «je connaissais déjà le vieux mot "ciste". Il subsiste en écossais sous la forme "kist", mot servant à désigner un coffre ou une cassette». Ce n'est pas sans évoquer le mot «kestl», qui veut dire «boîte» en yiddish. Daniel Mendelsohn l'évoque dans les Disparus : pendant des années, il avait entendu, voulu entendre castel et non kestl dans les récits de son grand-père, un château c'était mieux qu'une boîte. Rapprocher ces ciste, kist et kestl nous ravit autant que Kathleen Jamie elle-même lorsqu'un aileron d'orque, trait noir à la surface de l'eau, surgit dans son champ de vision. Jamie et Mendelsohn n'ont-ils pas en commun, par leur culture, l'art de tresser le passé au présent ? Sinon, dans son goût pour l'exploration de tout l'univers, Kathleen Jamie fait évidemment penser à l'Américaine Annie Dillard, dont les éditions Bourgois ont récemment republié en poche les merveilleux Apprendre à parler à une pierre, Pèlerinage à Tinker Creek et autres En vivant, en écrivant.

L'adolescente que nous avons laissée sur le henge, lequel doit être démoli méthodiquement afin que le propriétaire puisse construire une piste d'atterrissage pour ses avions, ne sera donc pas secrétaire. Elle ne pense plus aux études pour l'instant. «Mais on pouvait s'inscrire au chômage. On pouvait se perdre dans le nombre croissant de ceux qui étaient réellement sans emploi et réclamer son petit pécule chaque semaine. Beaucoup le faisaient : artistes, fouilleurs, amoureux de la montagne, aspirants poètes et musiciens, anarchistes et féministes. Tous ceux pour qui le cauchemar d'un travail, du conformisme, était pire que la mort.» Margaret Thatcher doit se retourner dans sa tombe, elle qui venait d'être élue, cette année-là, quelques semaines avant que Mme Jamie conduise sa fille sur les lieux de sa vocation.

Kathleen Jamie se tient à distance de la politique dans ce qu'elle écrit, mais laisse affleurer une certaine insolence. Elle manifeste par exemple un agacement prononcé concernant les clichés, les banalités et une forme de romantisme (ou de purisme) écologique. Il n'y a pas que les fleurs sauvages, les ours polaires et les dauphins, bougonne-t-elle. Le vivant recèle de créatures autrement surprenantes, comme les bactéries. Jamie, pour qui la vue prime sur les autres sens (une caractéristique du genre humain, selon elle), se rend dans le laboratoire d'un ami anatomopathologiste après la mort de sa mère. Celle-ci est morte des suites d'une pneumonie, maladie qui avait failli la tuer, pendant la guerre, à l'âge de quatre ans, quand les antibiotiques étaient réservés à l'armée (le récit figure dans Findings, le recueil précédent).

«Vide-gousset»

Braquer un télescope sur la lune au moment d'une éclipse ou une loupe sur un papillon blessé sont des gestes habituels pour notre poétesse. Mais là, dans «Pathologies», séjournant dans «la salle de découpage», elle décrit les images étranges que met au jour le microscope : les tranches de colon, les ganglions pleins de lentilles, les cellules qui se battent dans un foie dessinent des paysages. Puis l'exploratrice des extrêmes demande à assister à une autopsie : «Il y a des choses qu'il faut découvrir par soi-même, tout simplement.» Poumon. Cœur sur le plateau. Une «odeur puissante de viande fraîche» se dégage qui va la poursuivre plusieurs jours. Le médecin referme le cœur qu'il a ouvert, «comme si c'était un petit sac à main. Le mot "vide-gousset" m'est venu à l'esprit, un vieux mot pour désigner les voleurs».

Histologistes, ornithologues, biologistes : Jamie aime rapporter ce que les scientifiques lui montrent et lui racontent, car chez eux, «on appelle un chat un chat».La voici dans une grotte en Espagne. La voici au musée d'Histoire naturelle de Bergen, en Norvège, dans la salle des baleines («La Hvalsalen»). Les gens du musée lui font visiter. «Ils m'ont fait remarquer les os pelviens des grandes baleines, qui étaient petits et délicats, comme des bateaux en papier, et qui pendaient en dessous des colonnes vertébrales démesurées. […] Quand les baleines, ou proto-baleines, se sont mises à l'eau, elles ont perdu leurs pattes et leurs bassins ont réduit jusqu'à prendre cette forme.» Des baleines, il n'y en a plus beaucoup, il y a peu de chances que ça s'arrange, mais pas pour les raisons qu'on attend : «Elles ne baisent pas», résume le conservateur du musée.

La salle va être fermée et rénovée, mais on en conservera l'atmosphère : «Une atmosphère métaphysique si vous voulez, qui invite à la méditation sur le rapport qu'entretient l'humanité avec les autres créatures, leur souffrance et notre rapacité, et l'étrange beauté de leurs formes.» On n'a pas le temps de s'attarder. Les squelettes gigantesques sont suspendus au plafond, on est en train de les nettoyer, il s'agit de retrousser des manches et de manier l'éponge, la brosse et le coton-tige. Rien de ce qui concerne les tâches ménagères n'est étranger à Kathleen Jamie.

Dans d'autres récits, quand elle éprouve le besoin d'aller voir sur place comment vivent d'autres espèces que la sienne, surtout les oiseaux, elle rappelle qu'elle est écrivain et mère de famille. Il est arrivé que ce soit incompatible. L'esprit «liquéfié sous l'effet des biberons et des lessives», elle pensait terminée sa vie intellectuelle : la nidification des fous de Bassan lui fait repenser à ses deux enfants bébés. C'est une affaire de quelques années. «A cette époque il y avait des jours où même la poste m'apparaissait comme un continent inaccessible. […] J'étais agenouillée sur le tapis, à ranger des Lego et à me demander quel était l'endroit loin du monde le plus proche de là où j'habitais.» Alors, pour ses 40 ans, son mari lui offre une semaine sur l'île écossaise de Saint-Kilda.

Sur une autre île, celle de Rona, elle se rend avec deux amis : «Pendant que Stuart parlait avec les oiseaux, Jill entrait en communion avec les pierres.» Dans cette île, les habitants ont vécu en autarcie pendant des milliers d'années. Puis, en 1680, ils sont tous morts. On ne sait pas pourquoi. On ne sait pas non plus pourquoi la population de pétrels cul-blanc, que Stuart est venu recenser, a diminué de 40 %, un déclin brutal. «Stuart disait souvent que "l'harmonie naturelle" n'existait pas. C'était une dynamique. Rien n'est immuable.»

Rien n'est jamais acquis. Sur son site internet, Kathleen Jamie conclut ainsi son curriculum vitae : «La muse apparaît et elle disparaît. Il y a des moments d'écriture intenses, et des moments de silence. Cela fait trente ans que je publie, et j'ai toujours l'impression que c'est provisoire. Je ne sais jamais ce qui va se passer après.»


LIBERATION




dimanche 27 août 2023

Jeanette Winterson / Frankenstein revisité / un rêve transhumaniste

 



Frankenstein revisité : un rêve transhumaniste

par Sophie Ehrsam
18 janvier 2022

Frankissstein. Une histoire d’amour de Jeanette Winterson est paru en anglais en 2019, deux siècles après Frankenstein, œuvre majeure qui continue d’inspirer écrivains et cinéastes. La romancière anglaise invite le lecteur à s’interroger sur la place du corps, de l’esprit et de l’amour dans nos vies imaginées et réelles. Un roman drôle et profond à la fois.


Jeanette Winterson, Frankissstein. Une histoire d’amour. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Buchet-Chastel, 352 p., 22 €


Frankissstein (avec un i et trois s) est un roman à cheval sur le passé et l’avenir, narré en partie par Mary Shelley, qui raconte la genèse de Frankenstein, et en partie par Ry Shelley, un chirurgien transsexuel dans un avenir plausible. Frankenstein est né dans l’imagination de l’autrice en 1816, alors qu’elle séjournait en Suisse avec la fille de sa belle-mère, Claire Clairmont, son époux, le poète Percy Bysshe Shelley, et un autre poète, le sulfureux Lord Byron, accompagné de son médecin, John Polidori. Le mauvais temps plonge ce petit monde dans l’ennui ; pour se distraire, ils tentent d’imaginer des histoires fantastiques et c’est dans ce contexte que Mary Shelley invente le personnage de Victor Frankenstein, le scientifique révulsé par le monstre qu’il a créé.

Frankissstein. Une histoire d’amour, de Jeanette Winterson

Jeanette Winterson © Sam Churchill

Les scènes et les conversations fictives imaginées par Jeanette Winterson s’appuient sur des faits : Mary Shelley, bien qu’elle n’ait jamais connu sa mère, Mary Wollstonecraft (célèbre pour son texte Défense des droits de la femme publié en 1792), a reçu, grâce à son père, une éducation plus substantielle que la plupart des femmes de son époque. Il fallait bien cela pour pouvoir être entendue par un personnage aussi ombrageux que Byron, clairement misogyne sous la plume de Winterson. Mary a quitté sa famille pour suivre Shelley (déjà marié), avec tout ce que cela avait de compromettant pour elle, ce qui donne lieu dans Frankissstein à la description d’une passion intense pour Percy, corps et âme. Elle a perdu des enfants en bas âge, si bien que le fantasme de pouvoir donner la vie autrement ou redonner vie à un corps mort a pu lui traverser l’esprit, voire la hanter. 

À l’autre extrémité du spectre temporel envisagé ici, le lecteur rencontre ce qui s’apparente à des avatars des personnages. Ry Shelley est une version moderne possible de Mary Shelley ; Victor Stein, scientifique charismatique au projet transhumaniste, est inspiré de Victor Frankenstein ; Ron Lord, patron d’une boîte de sexbots, de Lord Byron. Les arguments de Ron Lord pour justifier l’utilité de ses produits donnent à Jeanette Winterson l’occasion de s’en donner à cœur joie sur les stéréotypes masculins et féminins, dans une veine comique qui fait penser à Margaret Atwood dans C’est le cœur qui lâche en dernier (traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017). Pour tenter de les dépasser, il y a Ry Shelley, transsexuel résolument androgyne, qui fascine Victor Stein par son choix de modifier son corps, son refus d’être défini par des données biologiques. Le rêve ultime serait pour Stein d’être débarrassé du corps biologique, source de jouissance mais aussi de souffrance (Ry Shelley n’y échappe pas, elle se fait agresser) et surtout de limitations frustrantes, si bien que le transhumanisme, avec l’aide de l’intelligence artificielle, lui semble la meilleure option pour l’avenir. Victor Stein l’explique à Ry Shelley dans une conversation philosophique qui n’a rien à envier à celles que Mary Shelley a pu avoir avec son mari, Byron et Polidori. Ces derniers échangeaient leurs points de vue sur le corps et l’esprit, avec des références à la Bible, à des poètes autant qu’à des scientifiques et des philosophes ; de même, il est question entre Shelley et Stein de la révolution industrielle, de Turing et de Hawking, d’ordinateurs et de cryopréservation. Écrivains et inventeurs ayant une égale importance dans l’exploration de la pensée humaine, Jeanette Winterson imagine même vers la fin du roman une rencontre entre Mary Shelley et Ada Lovelace, fille de Byron et pionnière de la machine à calculer.

Frankissstein. Une histoire d’amour, de Jeanette Winterson

Portrait de Mary Shelley par Richard Rothwell (1840)

Pour l’aimer, il faut accepter de se perdre dans ce roman fragmenté qui navigue entre le passé et le présent, l’Europe et l’Amérique, de perdre ses repères dans un bunker/laboratoire ou à l’asile de fous de Bedlam. Accepter que la réalité et la fiction, la science et l’art, le corps et l’esprit, la raison et l’irrationnel se croisent sans cesse, le monde n’étant pas binaire. Le sous-titre de Frankissstein (A Love Story, « une histoire d’amour ») peut surprendre car les relations amoureuses ne sont pas le thème dominant du roman. La clé réside dans le récent essai de Jeanette Winterson publié aux éditions Vintage, 12 Bytes : How Artificial Intelligence Will Change the Way We Live and Love. L’autrice y retrace l’histoire de l’intelligence artificielle, embrassant l’histoire des idées au sens large, scientifiques, philosophiques, politiques, spirituelles. Elle tente en fin d’ouvrage de dépasser l’opposition entre l’homme et la machine en s’éloignant de l’intelligence pour faire une plus grande place à l’amour. Dans cette vision optimiste du transhumanisme, l’intelligence artificielle viendrait prêter main-forte à l’être humain pour construire un monde moins violent et moins destructeur. Convaincu ou non, le lecteur aura vraisemblablement appris des choses dans cet essai enrichissant, à la réflexion nourrie de multiples lectures. On y retrouve Mary Shelley, Ada Lovelace et d’autres grandes femmes (parfois oubliées ou longtemps reléguées dans des rôles subalternes), mais aussi Jack Good, Max More et d’autres hommes passionnés par l’intelligence artificielle 

Frankissstein n’est pas un simple exercice de réécriture. C’est une tentative pour comprendre ce qui constitue le propre de l’être humain, à l’heure où la technologie peut se substituer à telle ou telle partie de celui-ci. Il est fascinant de voir l’évolution de la pensée de Jeanette Winterson ; Frankissstein laisse tant de questions en suspens que l’autrice est revenue sur le terrain avec 12 Bytes, un livre qui peut être vu comme une théorisation de l’hypothèse amorcée dans l’œuvre de fiction. L’un et l’autre abordent aussi en filigrane la question du langage et de la créativité : Winterson joue avec les mots, les références et les allusions, sa voix narrative est reconnaissable… il n’existe pas encore de machine qui écrive ainsi.

EN ATTENDANT NADEAU



samedi 26 août 2023

Quoi de neuf ? / François Rabelais

 

Françoise Rabelais


Quoi de neuf ? 

François Rabelais



Yann Diener 
Mis en ligne le 18 avril 2018 
Paru dans l'édition 1343 du 18 avril 2018


Rabelais ? Mais quel rapport avec la psychanalyse, me direz-vous ? Il se trouve qu’un psychanalyste vient de transcrire en français moderne un texte de Rabelais ironisant joyeusement sur la passion de l’ignorance. Et comme ce texte est publié par les Éditions des crépuscules, ça donne un très beau livre, super vivant, super moderne, qu’il faut lire de toute urgence. Il s’agit de la Pantagrueline Prognostication, où Rabelais s’en prend à l’hypocrisie des théologiens de la Sorbonne, ceux qui décidaient du caractère tolérable ou intolérable des pensées, des paroles et des écrits 1 .

On retient souvent la truculence de la langue de Rabelais, mais il a surtout marqué l’histoire en s’attaquant aux jargons de son époque, en utilisant savamment la satire et l’ironie. Et parce que ça ne faisait pas du tout rire les théologiens, il a frôlé le bûcher. Il a dû planquer ses fesses plus d’une fois, et n’a dû sa survie qu’à la protection des rois. Son éditeur, lui, a été brûlé vif.

Pourquoi tant de haine ? En 1530, François Rabelais avait jeté sa robe de moine aux orties, encourant alors une condamnation pour apostasie. Grand curieux de tous les savoirs, il s’était alors plongé dans l’étude de l’astronomie et de la médecine. Il avait appris le grec pour discuter les sources des Évangiles. Il lisait les premiers penseurs humanistes, dont les livres commençaient tout juste à être diffusés par l’imprimerie naissante, comme l’ Éloge de la folie, d’Érasme, ou Le Prince, de Machiavel. En citant les grands astronomes arabes, Rabelais pouvait contredire les théologiens dans les débats sur la cosmologie. Médecin, il écrivait aussi pour faire rire ses patients. Il avait formé le terme symptomate – qui donnera plus tard les mots symptôme et symptomatologie –, alors qu’on ne parlait alors que de sinthomes.

Et puis dans Le Quart Livre, consacré au voyage en mer de Pantagruel et de ses compagnons, Rabelais avait imaginé une belle histoire de paroles gelées. Sur leur bateau, les compagnons de Pantagruel sont effrayés lorsqu’ils entendent des sons et des voix, alors qu’il n’y a pas une âme qui vive aux alentours. C’est qu’ils sont sur la mer de glace, où a été livré un combat l’année passée. Après avoir été gelés par l’air glacé, les cris et le son des canons sont libérés par le dégel, et semblent alors tomber du ciel. Cet apologue avait beaucoup intéressé Lacan, qui y voyait une première intuition de la matérialité des signifiants, lesquels ne sont pas des entités vaporeuses, mais sont des vibrations dans le monde physique, qui sont formées par des corps et viennent frapper d’autres corps.

Dans sa Pantagrueline Prognostication, Rabelais se livre à une savoureuse parodie des prophéties émises par les astrologues, qui trouvent des explications obscurantistes aux catastrophes naturelles et humaines. En mêlant la satire avec des arguments scientifiques, Rabelais dévoile la logique des jargons professionnels et des novlangues de son époque.

Aujourd’hui que les discours religieux remettent en question la rotondité de la Terre autant que la théorie de l’évolution, et que l’État préfère s’appuyer sur le scientisme néolibéral plutôt que sur les sciences des Lumières, c’est bien cette Pantagrueline Prognostication qu’il faudrait envoyer à nos ministres de l’Éducation et de la Santé, qui sont peut-être bien les champions pour produire des paroles surgelées – ces éléments de langage qui tentent de faire passer la liquidation des services publics pour le nec plus ultra de la modernité. r

1. Pantagrueline Prognostication, de François Rabelais, retranscription de Jacques Nassif, préface de Bénédicte Puppinck. Dirigées par Jean-Michel Gentizon, les Éditions des crépuscules publient depuis dix ans des ouvrages consacrés à la psychanalyse, à ses alentours et à sa transmission.


CHARLIE HEBDO


jeudi 24 août 2023

Littérature Patrick Grainville au bord de la falaise

 



Littérature Patrick Grainville au bord de la falaise


Yann Diener 
Mis en ligne le 5 septembre 2018 
Paru dans l'édition 1363 du 5 septembre 2018

Vous voulez lire une histoire de l'art qui ne soit pas universitaire ? Finir l'été en Normandie, aux alentours de 1890 ? Lisez Patrick Grainville. Il vient de publier Falaise des fous . Il ne pourra pas avoir le Goncourt : il l'a déjà eu en 1976 pour Les Flamboyants. L'actualité de Falaise des fous, c'est qu'il parle magnifiquement de l'intrication de la création et de la destruction, thème mille fois rebattu, mais ici superbement renouvelé.


L’auteur du Baiser de la pieuvre et du Paradis des orages – Grainville, c’est toujours avec Éros et Thanatos – nous fait redécouvrir toute l’histoire de la peinture et de la littérature à la charnière du xix e et du xx e siècle, au moment des révolutions esthétiques et politiques. Monet, Courbet, Flaubert et Maupassant : sans nous l’expliquer, Patrick Grainville nous montre comment s’intriquent et se désintriquent la création et la destruction. Tourbillonnante fresque courant de 1867 à 1927, Falaise des fous est indirectement un livre très politique. Sans jamais être didactique, l’auteur nous donne à saisir les enjeux philosophiques de la révolution impressionniste : «  Le grand coup de la lumière pulvérisant le réel objectif 1 .  » (Les impressionnistes sont d’abord passés pour fous parce qu’ils découvraient un nouveau réel.) Le contexte politique de ce bouleversement dans la peinture : la violence de la révolution industrielle, l’arrogance du progrès conquérant – la colonisation triomphante, le train, l’électricité –, mais aussi la défaite de 1870 et l’écrasement sanglant de la Commune. Courbet, le communard, sera emprisonné, humilié, écrabouillé par les versaillais, quand Monet sera embourgeoisé, adulé : il vendra ses immenses toiles aux milliardaires américains.


Le narrateur de Falaise des fous a 20 ans en 1867, il s’est engagé en Algérie – c’est alors la première guerre d’Algérie : la guerre de conquête, les massacres en Kabylie. Blessé, rapatrié, il devient rentier, s’occupe des affaires de son oncle en Normandie. C’est là, au cours de ses promenades sur les falaises, et sur son voilier, qu’il va croiser et comprendre Courbet et Monet. Légèrement donjuanesque, ce sont ses maîtresses, grandes bourgeoises venues de Paris, qui vont lui faire découvrir la peinture et, au-delà, le langage : «  Je n’étais plus seul. N’ayant ni père ni mère, le lait du langage les remplaça.  » Il se mettra même plus tard à écrire : Falaise des fous est le récit qu’il compose en 1927, au soir de sa vie, au moment de la mort de Monet et du vernissage des Nymphéas. Ces immenses toiles que Grainville qualifie de cosmiques : Monet voit des nébuleuses dans les nénuphars.

Claude Monet, sa folie créatrice, son obstination folle. Sur les plages d’Étretat, les pêcheurs et les promeneurs assistent à son entêtement, son acharnement pour rendre les reflets roses qui baignent la falaise. Monet installe son chevalet, il se cale. «  Une sorte d’attelage fantastique. Le peintre tient les rênes de l’espace et ce dernier s’élance avec lui  » : c’est la part de topologie dans l’art qui intéresse Grainville. La science de l’espace, la technique de découpe des espaces infinis.

Claude Monet, le grand dingue qui déclare : «  Le ciel devrait savoir qu’il pose.  » Il peint l’évanouissement du monde. Son traitement du réel va ouvrir la voie aux grands peintres de l’abstraction, comme Rothko ou Joan Mitchell. «  Des fantasmagories de falaises plus vraies que le réel.  » Il peut même transfigurer un bête coucher de soleil. «  C’est du couru, du cousu main par la nature […] mais par bonheur, Monet, ça déraille vite loin du poncif  », écrit Patrick Grainville. On pourrait justement dire la même chose de l’écriture de Grainville : a priori une structure narrative classique, un vocabulaire luxuriant – ce qu’on lui a beaucoup reproché –, un débordement d’images, des tableaux, des fresques et des détails, et puis, heureusement, ça déraille, et souvent.

Pendant la grande boucherie de 14–18, Monet, septuagénaire, se lance dans les immenses panneaux des Nymphéas. C’est un travail surhumain. Il affirme l’acte créateur au moment où l’acte destructeur est majeur : «  Monet peint sur l’hécatombe des peuples et sur la charogne d’un siècle.  » Toujours baroque, Grainville chiffonne l’espace et le temps, il sait faire fonctionner l’après-coup, l’étrangeté de la répétition et la reconstruction des souvenirs. «  La civilisation est une carapace peu épaisse. Cette couche superficielle peut casser, se fissurer facilement, alors les pulsions bondissent.  » Grainville nous montre ça sans passer par une grande machinerie psychologique. À la fin de sa vie, son narrateur lit un texte de Freud consacré à la pulsion de mort.

Aujourd’hui, on enferme plus que jamais les fous – on les aime seulement s’ils sont au pouvoir, s’ils soutiennent depuis cette place un réel objectif, une vérité vraie contre celle des voisins ennemis –, alors ça fait beaucoup de bien de lire Zola cité par Grainville : «  Qu’on nous donne des fous. Les fous pensent.  » (C’était en 1866 !)

Falaise des fous s’achève en 1927, le narrateur lit pour la première fois un article sur la montée en puissance des nazis ; un autre personnage se rassure en disant qu’ils sont très minoritaires. Le monde au bord de la falaise.

Yann Diener

1. Falaise des fous, de Patrick Grainville (Seuil).


CHARLIE HEBDO


mardi 22 août 2023

Lettres choisies de la famille Brontë

 


Lettres choisies de la famille Brontë

Charlotte (1816-1855), Emily (1818-1848) et Anne Brontë (1820-1849), peint en 1834 par leur frère Branwell Patrick Bronte (1817-1848). National Portrait Gallery


Indomptables 

Brontë

par Marc Porée
4 juillet 2017

À l’une de ses correspondantes, Charlotte Brontë confia très tôt « les sentiments réfractaires, rebelles et indomptables » qui l’animaient. C’est sans coup férir que ces trois qualificatifs s’appliquent à l’ensemble de la famille Brontë, père compris. Soit cinq correspondants principaux, Charlotte, Anne, Emily, Branwell, Patrick, protagonistes, à des degrés divers, d’une captivante correspondance à plusieurs. Forcément de nature victorienne, celle-ci révèle des épistoliers globalement insoumis, en partie parce que relevant d’un tempérament politique autant que poétique. Mais tous n’auront pas disposé du temps ou de la patience nécessaires pour parvenir à leurs fins. 


Lettres choisies de la famille Brontë, 1821-1855. Trad. de l’anglais par Constance Lacroix. Quai Voltaire, 624 p., 25 €


Pour qui en douterait encore, les lettres rassemblées par Margaret Smith, pour l’édition anglaise de la correspondance Brontë (mille lettres), et par Constance Lacroix, pour l’édition et la traduction françaises (trois cents lettres), démontrent combien la matière épistolaire est inflammable. Hautement inflammable, même. Si cela n’avait tenu qu’à bien des protagonistes secondaires de l’affaire, les lettres échangées à l’intérieur comme à l’extérieur de la fratrie seraient devenues la proie des flammes. Et Charlotte ne plaisante qu’à moitié quand elle confie à Ellen Nussey, son amie d’enfance, qu’il lui faudra brûler, sur ordre de son époux, ses lettres « aussi dangereuses que des allumettes [de la marque] Lucifer ». Elle n’en fit rien, fort heureusement. S’agissant des autres membres de la fratrie, leurs missives furent pour l’essentiel perdues ou tronquées, voire détruites. On mesure la persévérance dont Margaret Smith dut faire preuve pour rassembler autant de documents, parfois dispersés, dans le cas d’une même lettre, en cinq endroits différents. Attendre 2004, soit près de deux cents ans après la naissance des enfants Brontë (entre 1816 et 1820), pour disposer du troisième et dernier volume des Lettres montre assez la difficulté de l’entreprise. Il faut donc s’interroger sur la nature censément explosive de ces textes. Forcément relative, et devenue largement obsolète, la dimension privée du matériau, ainsi que des réputations en jeu, n’est aujourd’hui plus en cause. Rétrospectivement, c’est plutôt le caractère politique, au sens fort, du corpus qui nous frappe, nous qui sommes restés, plus ou moins, les contemporains de ces « Éminents Victoriens » en devenir.

La correspondance, en ce début de XIXe siècle, est le « meilleur substitut qui soit à la conversation ». Elle permet les confidences, favorise l’intimité. Toutefois, Charlotte n’est pas dupe : « Quand je lis votre lettre – je crois percevoir distinctement votre visage – votre voix – votre présence – néanmoins – l’imagination ne vaut pas la réalité et quand je les replace dans leur enveloppe et les range dans mon secrétaire – je sens pleinement la différence ». Dans le premier tiers du livre, les échanges horizontaux entre les membres de la fratrie alternent avec les échanges verticaux : lettres au père en poste à Haworth, véritable point fixe de la correspondance, mais aussi aux « phares » que sont William Wordsworth, S. T. Coleridge, ainsi qu’aux figures d’autorité dont Branwell, pour ne citer que lui, attend qu’elles le parrainent, en pure perte toutefois. Sans pour autant exclure, en parallèle, d’autres relations épistolaires, avec les amies de cœur, ou avec le « maître » tant aimé, Constantin Héger. De sorte que, le privé de la fratrie n’étant pas le privé de l’amitié, ce sont bien des degrés d’intimité distincts qui se tissent et s’entrelacent sous les yeux du lecteur. Les voyages, les déplacements professionnels (stations balnéaires du nord de l’Angleterre, Irlande, Leeds, Manchester, Londres, Bruxelles, etc.) achèvent, peu ou prou, de quadriller le territoire géographique situé « au-delà de la lande » de Haworth, dans le Yorkshire. Assez vite cependant, la correspondance se resserre, se faisant classiquement individuelle plutôt que pleinement chorale.

Restent les écarts de temporalité et autres accidents de parcours, qui tranchent avec la routine du quotidien ; ils font que la correspondance des Brontë en vient à ressembler à un sport, forcément d’équipe – le cricket, en l’espèce. À savoir ce sport ô combien anglais, aux règles byzantines, qu’on regarde d’un œil à la fois distrait et addictif, et qui réserve aux Anglais qu’on dit flegmatiques les plus forts motifs d’emballement qui soient. Au centre du dispositif, se faisant face, le lanceur et le batteur, le premier cherchant à abattre le guichet défendu par le second (avec le concours du gardien). S’ensuivent des échanges où il ne se passe pas grand-chose… jusqu’à ce qu’une frappe plus vicieuse que la précédente, un retour moins appuyé, vienne mettre le feu aux poudres. C’en est alors fini du bel ordonnancement : il faut colmater les brèches, monter au front, se montrer collectif pour onze. Il en va de même dans cette correspondance : dans le presbytère de Haworth, les jours se suivent et se ressemblent, et Charlotte en est réduite à attendre l’arrivée de missives. Mais voilà que le train-train dans lequel elle s’est installée, et le lecteur avec elle, se dérègle à la faveur de tel ou tel événement extérieur. Adepte d’un jeu défensif, auquel la contraignent les conventions du temps, Charlotte passe soudain à l’offensive. Un correspondant lui cite Jane Austen en modèle ? Sa réaction est immédiate, elle qui vient de parcourir Orgueil et préjugés : « Qu’y ai-je découvert ? Un daguerréotype, qui reproduisait avec une fidélité scrupuleuse des traits parfaitement insignifiants ; un jardinet soigneusement enclos, minutieusement planté, aux parterres tirés au cordeau, aux mille corolles délicates – mais rien qui ressemblât à une physionomie pleine de vie et de caractère – nul horizon vaste et dégagé – nul souffle d’air frais – nuls coteaux bleutés – nul ruisselet enchanteur. Je n’aimerais guère vivre aux côtés de ses héros et héroïnes, dans l’atmosphère confinée de leurs belles demeures. » Avec son tempérament de feu, Charlotte est prompte à de telles sorties ; il n’est pas de grand artiste sans « talent poétique », et Jane Austen en est totalement dépourvue, à l’en croire. C’est la poésie, poursuit-elle, qui « sublime la voix mâle de George Sand et qui insuffle à sa prose rugueuse un je-ne-sais-quoi de divin ». C’est le « sentiment » qui fait « couler le venin du redoutable Thackeray et transmue ce qui pourrait n’être qu’un poison corrosif en un élixir purifiant ». Qui s’y frotte s’y pique…

Décimée par les maladies et la mort, la belle et fine équipe a tôt fait, cependant, de se désagréger. Branwell meurt le premier, suivi la même année d’Emily, puis d’Anne. En 1849, Charlotte se retrouve, seule, à boire le calice jusqu’à la lie. Et quand elle pense en avoir fini avec les malheurs, imaginant enfin pouvoir goûter aux plaisirs, très relatifs, du mariage, elle meurt, emportée en deux mois, au seuil de sa trente-neuvième année. Seul le père survit, forteresse insubmersible. Un père dont on croyait connaître la rigueur, la sévérité, la dureté, et qu’on découvre certes orgueilleux, monstrueusement prévenu à l’endroit du futur époux de Charlotte avant de se raviser, mais qui apparaît également sous un jour étonnamment tendre et facétieux. C’est à lui que revient le triste privilège d’annoncer à Ellen Nussey la mort de son amie d’enfance. Il le fait froidement, de manière factuelle et laconique, mais le lecteur, parvenu à ce dernier stade du recueil, n’en comprend que mieux le poids du non-dit, tout comme il constate le fossé de défiance, voire d’hostilité, creusé entre hommes et femmes.

La correspondance d’animaux sociables et politiques

De l’aveu même de Charlotte, « nous sommes des animaux sociables, et ne sommes pas toujours bien aises d’être seuls ». Souffrant de la solitude, davantage encore que du célibat, elle fut de loin la représentante la plus sociable d’une fratrie tentée par la misanthropie et le repli sur soi. Aux attaques qui pleuvent contre elle – elle serait une « ennemie de la société, rebelle à toutes ses lois, recluse » –, elle réplique vertement : « La Providence m’a assigné pour destinée de naître et de grandir au sein d’un presbytère perdu au milieu des campagnes. Mes médiocres ressources ne m’ont jamais permis de goûter les plaisirs d’une existence mondaine, bien que le devoir m’ait appelée précocement à quitter mon foyer, afin d’alléger un tant soit peu la charge qui pesait sur notre mince revenu, grevé par les besoins d’une nombreuse famille. » Ce qui ne l’empêche pas d’exhaler son ressentiment contre la société en général, dont elle juge les soubassements d’un conservatisme rétrograde et antidémocratique. L’aspiration à l’égalité entre hommes et femmes, notamment sur le plan de l’éducation, est partout présente, entre espoir et colère. Dans les campagnes, la rebelle dans l’âme voit la « main de fer de la misère » – formule qu’un Engels n’aurait pas reniée – broyer les individus et les consciences, à l’image de ce cardeur de laine méthodiste qu’elle aurait bien voulu voir à la tête d’un petit commerce de livres à Haworth : « le pays y gagnerait autant que le libraire ». Intransigeante, souvent abrasive, d’une sévérité extrême dans ses jugements, voire même brutale, il arrive que Charlotte signe ses courriers « imbuvablement vôtre », ou encore « très ingratement vôtre ». De manière tongue-in-cheek, elle se targue de détester les bébés, et le culte moderne qui est leur rendu et les érige en centre de l’univers, en « tyrans », en « jeunes despotes ». À qui voudrait l’oublier, elle rappelle qu’elle a créé le personnage de folle qu’est Bertha Mason, et entend bien s’expliquer sur le pourquoi d’une telle figure démoniaque que Jane Eyre, son héroïne la plus emblématique, finit par découvrir à ses dépens.

Lettres choisies de la famille Brontë

Lettre de Charlotte Brontë ) Elle Nussey

Elle se révèle elle-même follement amoureuse, comme on peut l’être à vingt ans et quelque. Tombant en 1926 sur les toutes premières lettres de Charlotte à Ellen Nussey, Vita Sackville-West, l’amante de Virginia Woolf, se persuade aussitôt de leur dimension spontanément saphique. Le lecteur, la lectrice se forgera sa propre conviction, mais la fougue de ses déclarations, d’une ardeur à couper le souffle, ne laisse guère de place au doute. Les lettres à Constantin Héger, son professeur de français au pensionnat de Bruxelles, relèvent, plus classiquement, d’un schéma psychologique sur le fondement duquel Charlotte Brontë construira une bonne partie de son œuvre romanesque, celui de la gouvernante, de l’élève, amoureuse de son maître. N’en déduisons pas une quelconque immaturité de la part de celle qui avouait n’avoir qu’une patience très relative envers ses imbéciles d’élèves et leurs non moins détestables parents. Rien ne serait plus éloigné de la vérité. C’est au contraire une conception pleinement adulte qui s’exprime jusqu’à la fin, lui faisant jurer, dans une lettre adressée à Harriet Martineau, que pour rien au monde elle n’en viendrait à « rougir de l’amour » : « Je sais ce qu’est l’amour, ou ce que j’entends par là – et si d’un tel sentiment, quiconque, homme ou femme, a lieu de rougir – alors il n’est rien sur cette terre de droit, de noble, de fidèle, de vrai ni de dévoué au sens que je donne à la droiture, la noblesse, la fidélité, la vérité et la générosité. » Au vicaire Arthur Bell Nicholls, épousé au terme d’une relation clandestine, ce n’est sans doute pas un amour de cette trempe qu’elle aura voué : il entre trop de lucidité chez elle pour qu’elle se puisse bercer d’illusions romantiques.

Une correspondante qui s’avance masquée

Loin de l’imprudence prêtée aux correspondances de femmes par son mari, Charlotte est souvent sur ses gardes, du moins dans ses rapports avec les professionnels de la profession. Aux grands écrivains, aux éditeurs, elle tient le discours attendu d’elle : elle y fait acte de déférence, se montre humble et soumise, consciente de l’infériorité de son statut et de sa condition. Comme à plaisir, elle minimise ses réalisations (« bien pauvres et imparfaites »), modère ses ambitions. La leçon administrée, dès 1837, par Robert Southey, le poète lauréat, fut, semble-t-il, entendue : « Une femme ne peut et ne doit pas faire de la littérature la grande affaire de sa vie ». Et Charlotte d’obtempérer, du moins en apparence. Promis, juré, « jamais plus, je crois, je ne nourrirai l’ambition de voir mon nom imprimé ». L’abnégation, le sacrifice, le renoncement, tels sont les principes qui guideront désormais sa conduite. Si la ruse la fait composer avec la situation subalterne réservée aux femmes, elle n’en baisse pas pavillon pour autant. Au même Southey, un brin goguenarde tout de même, elle confie qu’en fin de soirée « je m’abandonne à mes réflexions, mais je n’importune jamais quiconque ». C’est au sein d’un tel espace de réserve – à l’image du « lieu à soi » théorisé plus tard par Virginia Woolf – que s’enracinera son besoin d’écriture, déjà mis en branle à l’occasion des écrits de jeunesse élaborés par la fratrie (GandalGlasstownAngria). Dans maintes circonstances, la provinciale qu’elle est contient ses « instincts nomades » et autres « envies de vagabondages » qui la tourmentent, craignant trop, si elle devait donner libre cours à son enthousiasme, de rappeler au souvenir de ses compagnons la « lionne » indomptable, « la romancière – la femme artiste ».

La ruse, c’est encore celle du nom de plume, censément masculin, destiné à donner le change et à brouiller les pistes. Correspondante duplice, Charlotte travestit son propos, se masculinisant sous les traits de Currer Bell. Et il faut rendre hommage ici à Constance Lacroix : en plus d’être une éditrice hors pair, elle traduit à la perfection le glissement des pronoms, de féminins à masculins, là où l’anglais en reste au genre neutre ou épicène. Astreinte au secret, Charlotte jouit du manteau d’invisibilité qui la recouvre, et se plaît à cultiver l’ambiguïté, voire une forme d’androgynie. Des spéculations sans fin auxquelles donne lieu son identité d’emprunt, elle s’amuse. D’une contrainte elle fait un atout, prête à toutes les dissimulations pour surmonter les obstacles sur sa route. Elle ne se gêne pas pour mentir, même à Ellen, à qui elle jure ses grands dieux que Miss Brontë n’a écrit aucun des livres que la rumeur lui prête. Aucune ruse, ou si peu, en revanche, dans le concert de plaintes qu’elle entonne : victorienne jusqu’au bout des ongles, elle en est réduite à placer son sort, plus que sa personne, entre les mains d’un Créateur dont elle attend qu’il la console des afflictions sans fin marquant son séjour terrestre. Seul un épisodique « m’assure ma foi » pourrait laisser entendre que de telles espérances ne sont en rien garanties…

La correspondance d’un écrivain

Même si, d’emblée, Constance Lacroix a tenu à limiter la part faite dans cette sélection à la dimension métapoétique, au profit de séquences, assurément nombreuses, où « le personnage littéraire s’efface » pour laisser place à la fille, la sœur, la femme, Charlotte Brontë, la romancière, domine cette correspondance familiale de la tête et des épaules. Ce n’est pas très juste (fair) envers les épistoliers non moins prolixes que furent ses sœurs et son frère, que divers concours de circonstances auront amputés de leur patrimoine épistolaire. Mais un tel état de fait doit un peu plus qu’à la seule contingence. Charlotte leur est indubitablement supérieure, bien sûr par l’habileté plus grande qu’elle déploie et la large palette de sentiments qu’elle exprime, mais aussi du fait, inévitablement, de son statut de survivante. Comme elle le répétait souvent, la dernière des Brontë fut la seule d’une fratrie de six à avoir survécu. Cela ouvre des plaies que rien ne refermera ; surtout, cela l’oblige. Bien malgré elle, en effet, elle hérite, outre d’un statut d’infirmière à vie, d’un cortège de fantômes attachés à chacun de ses pas. Hantée par les visages des morts qu’elle continue de voir passer et repasser dans chaque lieu familier, elle crie son manque, mais n’en oublie pas de chercher à consolider sa dette, à défaut de pouvoir la rembourser en totalité. À elle incombe une peu commune responsabilité, à la fois éditoriale et curatoriale. Pour finir de mener à bien les projets de création de son frère et de ses sœurs que la mort aura interrompus, elle se devait de prendre langue avec les éditeurs, d’entamer les pourparlers. Elle n’avait pas d’autre choix que de parvenir à les convaincre de reprendre leurs écrits, d’en programmer de nouvelles éditions enrichies et préfacées (forcément par ses propres soins). Telle était l’obligation à laquelle il n’était pas question de se dérober.

Lettres choisies de la famille Brontë

Le presbytère d’Haworth, vers la fin du XIXe siècle

Sans oublier le soin qu’il lui fallait prendre d’elle-même et de sa propre œuvre. En effet, si « l’égotisme familial » – on goûtera la formule – est une chose, autre chose est ce qu’elle (se) doit à elle-même : « l’écrivain sent sourdre en lui une force qui le possède bientôt tout entier, lui impose en toute chose sa volonté, le rend aveugle à tout impératif extérieur à lui-même, lui dicte certaines formules, véhémentes ou mesurées, dont elle lui prescrit l’emploi avec autorité ; une force qui façonne à neuf l’âme de ses personnages, imprime aux péripéties de son intrigue des rebondissements non prémédités et, parfois, bannit soudain des idées longuement et soigneusement mûries au profit de toutes nouvelles conceptions sitôt venues, sitôt adoptées. N’en va-t-il pas ainsi ? Et faut-il vraiment lutter contre cette force ? En sommes-nous, de fait, capables ? ». Comment ne pas être emporté par l’évidence d’une telle force germinative, d’une telle « poussée verticale et solitaire » (comme le dira plus tard un Roland Barthes parlant du « style ») ? La correspondance se fait banc d’essai de l’œuvre, et ce sont tour à tour les accents des grandes héroïnes, Jane Eyre, Shirley, Lucy Snow, que les lettres donnent à entendre, à croire que Charlotte répétait ses volontés d’émancipation avant de les mettre en forme fictionnelle. Partisan déclaré de la Nature et de la Vérité – « la Vérité vaut mieux que l’Art » –, et forte de son « ignorance » revendiquée, elle ne transigea jamais. Mise en présence du « colosse » Thackeray, génie de la satire, qui « scalpe ses victimes, les capture et les broie dans ses anneaux de boa constrictor intellectuel », elle lui dit ses quatre vérités, énumérant ses défauts littéraires sans craindre le moins du monde d’être dissoute par l’acide corrosif de son humour.

Correspondre aura permis à Charlotte Brontë de s’affirmer en jouant de son identité de femme dangereuse, quitte à braver les interdits masculins, y compris ceux prononcés par son époux. « 

Tout ceci me paraît d’une drôlerie consommée : c’est une manière toute masculine d’envisager la correspondance – chacun sait que les lettres des hommes sont toujours vides d’intérêt comme d’effusions. […] Pour ce qui est de mes propres missives, il ne m’était jamais venu à l’idée de leur prêter la moindre importance ou de songer à leur destin – avant que je ne voie Arthur se préoccuper si gravement de l’une et de l’autre question ». Elle se sera donc armée en conséquence. Armée de patience (indispensable « talisman »), elle à qui rien ne fut épargné. Armée de résolution, aussi, de celles qui renversent les montagnes. Ne confiait-elle pas à son éditeur : « Il faudrait beaucoup plus qu’une mauvaise recension pour [m]’anéantir » ?


Extrait

Mon cher Monsieur,

[Haworth, 22 mai 1850]

Je reçois à l’instant votre pli de ce matin ; je vous remercie du billet qui l’accompagne. Votre soif de liberté et de loisir a éveillé ma compassion – je crains que les bureaux de Cornhill diffèrent peu d’une geôle pour leurs occupants par une belle et chaude journée de printemps ou d’été. C’est un crève-cœur que de vous imaginer les uns et les autres courbés sur vos pupitres, quand l’air est si suave. Pour ma part, je pourrais me promener à ma guise à travers la lande – mais si je m’y aventure seule tout m’y rappelle le temps où d’autres marchaient à mes côtés, et je ne vois plus alors qu’une étendue sauvage, monotone, déserte et désolée. Ma sœur Emily la chérissait d’un amour tout particulier ; il n’est pas une touffe de bruyère, une fronde de fougère, ou une feuille de myrtillier fraîchement éclose, pas une alouette ou une linotte à l’aile frémissante qui ne ranime son souvenir. Le spectacle des lointains faisait les délices d’Anne ; lorsque je regarde alentour, elle est là, dans les teintes bleutées, les brumes diaphanes, les ondes et les ombres de l’horizon. Dans le silence des collines, vers après vers, strophe après strophe, leurs poèmes renaissent en mon esprit. Il fut un temps où ces mots m’étaient chers ; aujourd’hui, je n’ose plus les lire, et j’en viens souvent à souhaiter puiser un long trait au fleuve de l’oubli, pour effacer de ma mémoire tant d’images que je ne cesserai de me remémorer aussi longtemps que mon esprit vivra. Nombreux sont ceux qui semblent goûter une jouissance mélancolique à évoquer leurs défunts ; mais il faut qu’ils ne les aient pas vus lentement minés par une longue maladie et qu’ils n’aient pas assisté à leurs derniers instants – ce sont là des réminiscences qui montent la garde à votre chevet la nuit, et que vous retrouvez encore au matin sur l’oreiller. Mais il y a un terme à tout cela, qui est l’Espérance Suprême – la Vie Éternelle leur appartient désormais.

Bien sincèrement,

C. Brontë.

EN ATTENDANT NADEAU