Saki |
Saki le Birman
Après les vœux de bonne année, il est bon de lire ou relire Saki (1870-1916). Une édition de ses nouvelles présentée comme intégrale – mais elles ne le sont jamais vraiment – nous en offre l’occasion, et le plaisir rare. « À partir du 24 décembre jusqu’au 3 ou 4 janvier, toute lettre ayant trait aux festivités en cours sera considérée comme un outrage aux bonnes mœurs », et le nouvelliste de conclure : « À bas les plumes ». À bas les plumes, oui et non, si on veut bien voir que Saki le Birman – il est né à Akyab – écrivait pour faire rire, mais aussi, et surtout, « comme un ennemi » (V. S. Pritchett), et qu’il tint à se parer d’un bien insolite nom de guerre en quatre lettres.
Saki, Le Parlement infernal. Nouvelles intégrales. Traduction de l’anglais et avant-propos par Gérard Joulié. Préface de Nelly Kaprièlian. Noir sur Blanc, 832 p., 29 €
Au tournant du XXe siècle, l’écrivain troque son patronyme complet – et complètement ronflant – de Hector Hugh Munro pour un pseudonyme, lapidaire autant qu’énigmatique : Saki. Quid de ce pseudo, qu’on imagine de prime abord conçu pour définir une entrée improbable dans une grille de mots croisés ? Deux thèses cohabitent, plutôt qu’elles ne s’affrontent. La première, qui tient la corde, renvoie au nom de l’échanson qui sert le vin dans des coupes ciselées d’or et d’argent et entonne les chansons à boire, dans les enivrants quatrains du Rubaïyat, d’Omar Khayyam, devenu dès sa première traduction en 1859 un poème au moins aussi anglais que persan. Songeant au défilé de réceptions, en ville ou à la campagne, et autres afternoon teas, qui traversent les pages de ses nouvelles comme de ses romans, on croit comprendre le rapport. Mais on se tromperait lourdement. Ainsi que le fait observer Nelly Kaprièlian dans sa préface, Saki est un « punk », et on aurait tort de le réduire « à une paire de scones, une théière en argent et des jeunes gens chics ». Sauf à ajouter que ce qu’il nous sert, sur un plateau d’argent, a tout du calice empoisonné, dans lequel tremperaient cyanure, strychnine et autres vénéneuses substances, cent pour cent (sang pour sang ?) létales.
Mais l’autre piste n’est pas non plus à négliger. Elle nous mène au cœur des forêts du Nouveau Monde, où vivent des bandes de sakis à face blanche, surnommés singes volants, en raison de leur aptitude à sauter de branche en branche, d’arbre en arbre, à une vitesse folle. De fait, littérairement parlant, Saki aura adroitement, et avec une redoutable agilité, pris fait et cause pour la gent animale, contre les humains. Saki, ou le parti pris des animaux, élus pour leur sauvagerie, leur férocité, païenne plus que résolument cruelle, leur liberté d’allure et de mœurs, d’un mot.
Toujours est-il qu’après sa période Munro, d’inspiration wildienne, Saki opte pour un nom de guerre, avec ses duels à fleurets jamais mouchetés, ses pilonnages en règle, ses capitulations en rase campagne et autres déroutes cinglantes. À croire qu’il sera entré en dissidence, sinon en clandestinité. Encore que cela se discute, sachant combien l’écrivain dut tenir secrète son homosexualité, sans jamais pouvoir prétendre à « sortir du placard ». À la façon d’un correspondant de guerre – Munro, de fait, fut longtemps journaliste, écrivant depuis l’étranger pour la presse tory, sans se priver de travailler pour l’ennemi, les journaux Liberal –, il chronique la guerre de tous contre tous, hobbesienne en cela, mais également swiftienne. Bon sang (britannique) ne saurait mentir. On ajoutera à la liste de ses ascendants Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la jungle, et par ailleurs grand nouvelliste. Pour Saki, à l’échelle du vaste monde comme du parcours de golf, du court de tennis, du champ de courses ou de la salle à manger, règne une seule et même loi, celle de la jungle : « Et à mesure que le monde se rapetisse et que les empires s’accroissent, la chasse devient de plus en plus féroce, et ceux qui dorment le mieux sont ceux qui dorment le moins. Telle est la loi de la jungle et telle est la loi de la nôtre. Ce sont les mêmes. » Et les loups gris de Mowgli sont de tendres agneaux en comparaison.
La guerre fait surtout rage entre neveux, volontiers « flingueurs », et tontons et tatas, invariablement acariâtres et radins – il est vrai que Saki nourrissait un grief personnel envers les tantes qui auront élevé à la dure le jeune orphelin. Guerre, plus généralement, entre enfants et adultes : aux premiers, c’est peine perdue que de vouloir leur offrir des « Jouets pacifiques » – il est « trop tard », en ce début de siècle, pour chercher à corriger leurs instincts mais aussi leurs tendances héréditairement violentes; quant aux seconds, Saki leur voue une franche et cordiale détestation, qu’en jeune anar de droite, en cynique consommé, il étend à tout ce à quoi ils touchent et qu’ils corrompent, à commencer par la politique : les politiciens véreux, les élections partielles – Saki fait une fixette sur elles – et l’impuissance des partis de gouvernement sont érigés en cibles de choix de son jeu de massacre.
Guerre, de son fait, contre les combats des femmes suffragettes, et contre les femmes en général. C’est du reste un des effets involontaires induits par cette intégrale que d’accuser, sur la longue durée, certains traits déplaisants de Saki, à commencer par sa misogynie, traitée sur le mode d’une « guerre sainte » menée à l’encontre des épouses autoritaires, façon Thirza Yealmtom. Guerre par procuration ensuite, déléguée aux soins inamicaux, pour ne pas dire hostiles, des animaux, auxquels Saki confie la tâche de s’en prendre à la seule espèce authentiquement nuisible, celle des humains. Ce qui nous vaut des sommets de vengeance vacharde, assénés à coups de pattes, sabots, becs, cornes, bois, griffes, par, en vrac : chats (qui parlent, « Tobermory »), loutres, cerfs, taureaux, furets, éléphants (du zoo de Dresde), cygne sauvage, verrats, etc. Dans le détail, les « surbêtes », comme les nomme Saki, adepte d’un paganisme aux accents primitifs mais également nietzschéens, prêtent leur humeur et leur style aux nouvelles ici rassemblées. Un style lapidaire, expéditif et assassin, à la manière des chutes épigrammatiques, où se ramasse et se tend, à l’instant de bondir sur sa proie, le « signésaki ». On les attend, on s’en lèche les babines à l’avance, tant et si bien qu’elles surprennent moins, à l’occasion. À lire à petites doses (de fiel), donc, plutôt que d’une traite, même si les traits décochés font mouche à chaque fois.
À la toute fin, la guerre encore, la vraie cette fois, la « Grande », le rattrape. Saki meurt fauché par un obus, dans une tranchée de la Somme, en 1916. Il a quarante-cinq ans, un âge qui aurait pu le dispenser de partir sur le front. Mais il s’est porté volontaire, comme simple trouffion. Sa fin, absurde autant que banale, jette rétrospectivement sur son œuvre une étrange lueur prophétique. Demain serait-il écrit ? C’est ce qu’on peut se dire, en lisant « Sacrifice à la nécessité », « Un coup de feu dans le noir » ou « Solution d’un dilemme insoluble », pour ne prendre que ces trois exemples, mais il y en a bien d’autres.
Il est vrai que, assumant ses contradictions insolubles, le contempteur du système parlementaire, de la démocratie et de l’Edwardian way of life aura quand même tenu à risquer sa vie, sinon pour les sauver, du moins pour en perpétuer l’idée et le souvenir. « La meilleure défense, c’est l’attaque »…