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Kipling, voyageur impérial
par Marc Porée3 juillet 2018
Le touriste n’a pas bonne presse, et Rudyard Kipling non plus. Au premier, on fait une réputation, pas toujours justifiée, d’« idiot du voyage ». Quant au second, il continue de traîner une déplorable image d’idiot de l’Empire, dira-t-on. Jadis écrivain britannique le plus lu dans le monde, sa cote est aujourd’hui au plus bas, eu égard à son apologie, prétendument sans nuance, des grandeurs – et des servitudes – impériales. Une opportune édition de ses écrits de voyage, qu’on aurait toutefois souhaitée plus documentée, vient à point nommé – au seuil de l’été – rétablir la vérité du tourisme et de l’écrivain-voyageur.
Rudyard Kipling, Le parfum des voyages. Chroniques et reportages (1887-1913). Trad. de l’anglais par Albert Savine, Louis Fabulet, Arthur Austin-Jackson et René Puaux. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 660 p., 27 €
« J’avais quitté l’Europe dans le seul but de découvrir le soleil, et des bruits couraient qu’on devait le trouver en Égypte. Cependant, je ne m’étais pas rendu compte de ce que j’y trouverais en plus. » En généralisant, c’est (presque) toujours de la sorte que débutent les voyages de Kipling. Par hasard ou presque, entre ironie, litote et (pieux) mensonge. Tout au long des 652 pages de texte qui regroupent Chroniques, Reportages, et Lettres de voyage, Kipling ne cesse de se laisser surprendre par tout ce qui se présente sur son chemin. Le soi-disant ahurissement initial se répète à chaque entrée dans un nouveau pays : successivement l’Inde (le Rajputana), le Japon, les États-Unis, le Canada, l’Égypte et le Soudan. Entre 1887 et 1913, Kipling va voyager à l’instinct, sans plan arrêté, au gré de ses envies et pour le plaisir. En chemin, le « camarade chemineau », comme il se nomme, flâne, s’étend sur le gazon « par simple joie de vivre », n’hésitant pas à interrompre sa progression, le temps de pêcher un saumon : « J’avais les mains ensanglantées. J’étais inondé de sueur, bariolé d’écailles comme un arlequin de paillettes, trempé de la ceinture aux pieds, j’avais le nez excorié par le soleil, mais j’étais heureux, suprêmement, superlativement heureux. » Le nez au vent, le « vagabond parmi des vagabonds sans col » n’en finit pas de flairer les bonnes rencontres. La prime est presque systématiquement accordée au cocasse, à l’incongru, à l’anecdotique. Se démarquant du touriste trop aisément « charmé » et du globe-trotter pressé, pour qui seul compte de « faire » tel ou tel pays, à la manière d’un « Ulysse en miniature », Kipling, lui, entreprend de défaire les liens qui le relient au pays d’où il vient. Pas intégralement, bien sûr, on y reviendra, mais suffisamment pour goûter aux plaisirs comme aux affres du dépaysement.
Attention, toutefois, à ne pas en rester à cette image primesautière, d’apparence légère, que Kipling ne cherche du reste pas à dissiper. Dans sa malle des Indes, comme dans sa cervelle, il a embarqué du lest. Sa culture, d’abord, qui lui fait envisager le monde à travers le prisme des auteurs qu’il a lus – essentiellement les grands Anglo-Saxons : Mark Twain, John Ruskin, Jonathan Swift, Lewis Carroll, Robert Browning… « C’est Stevenson qui dit que l’on n’a pas encore compris dans toute son étendue, ni mis en musique ‟l’invitation de la route, la chanson matinale de la nature” ». À la littérature, pour continuer dans cette voie, il n’est pas loin de reconnaître le pouvoir que lui prêtera plus tard un Pierre Bayard, à croire qu’il le plagie par anticipation : celui de parler des « lieux où l’on n’a pas été » : « Il y a bien des façons, et quelques-unes sont fort curieuses, de visiter l’Inde. L’une d’elles consiste à acheter des traductions anglaises de romans choisis parmi les plus « zolaïstiques » des romans de Zola, et à les lire dans la véranda depuis l’heure du déjeuner jusqu’à celle du dîner. » Son talent de plume, ensuite : il n’a pas son pareil pour saisir sur le vif un détail – un écureuil gris assis dans une maison vide, se grattant les oreilles, non loin de la cité morte d’Amber – dont il a tôt fait de tirer une de ces phrases qui restent à jamais dans la mémoire : « Il n’y a qu’une chose qui soit plus stupéfiante que le silence des mouvements du tigre dans la jungle, c’est l’absence de tout bruit quand le castor est à l’eau. » L’œil, l’oreille et la narine à l’affut, il enregistre tout ce qui bouge, et le voyage tourne rapidement au corps-à-corps avec la langue. Rien de tel que les couleurs chatoyantes des tissus japonais, par exemple, pour mobiliser sa science du mot qui enchante : « De la soie vert de mer parsemée de dragons d’or ; du crêpe terre cuite où se groupaient des chrysanthèmes couleur d’ivoire ; de la soie aventurine incrustée de plaques vert-gris… ». Mais c’est sa passion pour la politique qui l’emporte… et le condamne, qu’on le veuille ou non. Voyons cela à la lumière d’une « énigme d’empire » qu’il relate au terme du voyage en Égypte évoqué plus haut.
Impérialement impérialiste – l’image lui colle à la peau. Et il faudrait sans doute beaucoup s’employer pour que ces chroniques itinérantes révisent durablement la réputation qui est la sienne. Il s’y montre plutôt fidèle à lui-même, essentialisant à tour de bras – le Nippon est un « grand enfant », le Chinois est « né vieux », etc. –, raciste dans sa détestation des Chinois, méprisant à l’endroit des Américains. Ses évaluations, du reste, se font sur la base de comparaisons avec son pays, ses compatriotes, avec cette Inde anglo-indienne dont il ne cesse de brandir le glorieux étendard commun – sans doute pour mieux pérenniser l’Union avec l’Inde, sur le modèle d’une certaine « Union » avec l’Écosse… Mais qui peut croire, hormis Kipling, que l’Indien et l’Anglais ne faisaient qu’un ? C’était bien prendre ses désirs pour des réalités. Pour le dire avec les mots de Marc Crépon, sa « géographie de l’esprit » personnelle flirte par endroits, pas continûment il est vrai, avec la caractérisation des peuples sur la base de stéréotypes d’une rare violence, lesquels préparent, voire justifient la domination des uns sur les autres.
Reste qu’il condamne l’asservissement volontaire des Japonais qui adoptent une Constitution anglaise, et sont en passe d’aliéner leur identité propre, à force de singer les Occidentaux. Il oppose aussi le discret patriotisme anglais au « scintillant Niagara de loquace vantardise » des Américains. Mais sa perplexité devant le devenir du fait colonial n’en finit pas de troubler. Au Soudan, il entrevoit « l’énigme » de toute entreprise coloniale, à savoir qu’elle se charge de former des populations autochtones, à commencer par ses cadres dirigeants, lesquels seront amenés, tôt ou tard, à mordre la main qui les a nourris. On voit alors Kipling hésiter, douter, s’interroger. Et c’est sur cette drôle d’aporie que « L’Égypte des magiciens » prend fin.
EN ATTENDANT NADEAULe titre retenu par François Rivière ne laisse guère planer le doute : Le parfum des voyages. On regrettera toutefois le choix du mot « parfum », qui esthétise un processus qui ne ressemble en rien, par exemple, à celui de des Esseintes. Tout autre est l’imaginaire nasal de Kipling. « Odeurs » serait du reste plus fidèle, à l’esprit comme à la lettre. Ponctuant son propos, auquel elles servent de fil rouge, les évocations olfactives sont à la fois nombreuses et variées : mouffette écrasée, encens moisi, fleur de cerisier, etc. Au détour d’une page, un trauma remonte à la mémoire de Rudyard, arraché à son Inde natale pour être renvoyé en Angleterre à l’âge de six ans : « cette terrible nuit passée à l’école, lorsque l’établissement entier vient d’être blanchi à la chaux et qu’une fade odeur de fuite de gaz se mêle au relent des malles et des pardessus mouillés ». Mais il faut attendre la toute fin de l’ouvrage, où il reprend la substance d’une conférence publique prononcée à la veille de la Grande Guerre, pour que le voyage livre son véritable secret. Théorisant à la manière des Anglais, c’est-à-dire de manière essayistique et sans se prendre au sérieux, Kipling formule une hypothèse anthropologique fort séduisante. Le voyage est olfactif ou il n’est pas. Quant aux odeurs universelles, susceptibles d’être perçues sous toutes les latitudes, elles sont au nombre de deux : fumée de bois, odeur de graisse à cuire ou à frire. Soit le passage du cru au cuit, dirait Lévi-Strauss. S’y ajoute une « petite mixture de cinq notes qui vous bouleverse le cœur : cheval, vieille sellerie, café, tabac, lard frit et tabac ». Son Graal portatif, sa petite madeleine voyageuse à lui, son viatique, ce serait donc l’odorat, et il est plaisant d’observer, devant des auditeurs parvenus, pensent-ils du moins, au faîte de la civilisation, combien Kipling prend un malin plaisir à rappeler que continue de les mener par le bout du nez le plus grégaire et le plus animal de nos sens.
Darwin et Conrad sont assurément passés par là. Et Kipling de prophétiser. Comme s’il pressentait un point de bascule tout proche, il prédit qu’avec l’avènement de l’automobile et de l’avion le lien physique qui nous relie à nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, nomades par nécessité plus que par choix, va se rompre, inexorablement. Fin des voyages, donc ? Si la Route des Indes est assurément close, et alors même que la nostalgie n’a que trop longtemps survécu à sa fermeture, le voyage, lui, perdurera. Et ce, tant que le style du voyageur nous tiendra sous son emprise, à l’image de la trace laissée par une limace sur la page : « À l’endroit où l’escalier se terminait par une pente rocheuse, il y avait une glaire visible, une grand trace de limace sur la pierre.
Il était malaisé de tenir sur cette viscosité.
L’air était alourdi de la fade odeur d’encens éventé et des grains de riz étaient épars sur les marches.
On n’apercevait personne. Sans doute cela n’avait rien de particulièrement alarmant, mais il faut s’en prendre au génie du lieu qui le rendait effrayant. »
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