dimanche 13 août 2023

Entre Freud et Proust, Vuillemin

Marcel Proust

 


Entre Freud et Proust, Vuillemin


Yann Diener 
Mis en ligne le 26 décembre 2018 
Paru dans l'édition 1379 du 26 décembre 2018

Une édition originale de Proust vient d’être vendue par Sotheby’s pour 1,51 million d’euros. Il s’agit d’un exemplaire très rare, portant le numéro 1, du tout premier tirage du volume initial de la Recherche, Du côté de chez Swann (publié en 1913). Quel rapport avec la psychanalyse, me direz-vous ? Entre Freud et Proust, il n’y a pas de rapport…, mais il y a des parallèles remarquables. C’est ce que montre Jean-Yves Tadié dans son très bel essai intitulé Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud 1 . Jean-Yves Tadié – qui a dirigé l’édition de Proust dans la prestigieuse collection de La Pléiade – commence par s’étonner que ces deux génies, Freud et Proust, ne se soient jamais lus ni rencontrés. Dans des visées différentes, tous les deux se sont intéressés de très près à la sexualité, au sommeil et aux rêves, à la mémoire et à l’oubli. «  Le lac inconnu  », c’est la formule par laquelle Marcel Proust désignait cet espace d’où surgissent des propos et des actes qui nous dépassent, les lapsus et les actes manqués. À propos de l’oubli des noms propres, un sujet qui intéressait beaucoup Freud, il y a dans Sodome et Gomorrhe trois pages admirables où Proust décrit en détail ce qui se passe quand on a un nom sur le bout de la langue.

Tous les deux sont juifs et athées, tous les deux ont une démarche de chercheur, ils sont à la recherche d’une compréhension des complications inhérentes à la parole, à la sexualité et à l’amour. Et c’est d’abord la sexualité infantile qui les intéresse tous les deux. Freud y trouve les coordonnées des rêves et des symptômes ; et chez Proust, déjà dans Du côté de chez Swann, il y a la question de la masturbation, et cette vision d’une petite fille faisant des gestes obscènes au fond d’une allée : Gilberte Swann ; et puis il y a le baiser du soir, entre le narrateur enfant et sa mère, la scène fondatrice d’ À la recherche du temps perdu, LA scène proustienne, qui est aussi une scène freudienne.

À ce propos : un vieux lecteur de Charlie vient d’écrire au journal pour dire qu’il ne digère pas l’arrêt du rébus de la Recherche. (Pour ceux qui viennent d’arriver, rappelons que l’ami Vuillemin a dessiné pendant près de deux ans, chaque semaine, jusqu’à l’été dernier, une traduction en rébus des premières phrases du grand oeuvre de Proust – mais Vuillemin a calculé qu’il lui aurait fallu sept cent cinquante ans pour venir à bout des sept volumes.)

Je suis d’accord avec toi, cher lecteur en colère : entre Freud et Proust, il y a Vuillemin.

Oui, Vuillemin a généralisé la théorie lacanienne du signifiant : avec son rébus déjanté, il a montré mieux que tout le monde comment le signifiant prime sur le signifié – les rêves, les symptômes et les actes manqués sont comme des rébus, on peut en trouver une lecture si on laisse le sens de côté et si l’on écoute leur énonciation. Il y a même un fan qui sur YouTube lit à voix haute et en continu ce Proust hyper freudien dessiné par Vuillemin.

Le rébus de la Recherche me manque aussi ; et comme je ne peux pas me payer une édition originale de Swann, je vais m’acheter une des planches originales du fameux rébus, que Vuillemin a exposées à la galerie Huberty & Breyne 2 . Il faut se dépêcher pour acquérir ce trésor postlacanien : quand Sotheby’s s’occupera de le vendre, il sera déjà trop tard pour nous autres de la classe moyenne et laborieuse.

1. Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud, de Jean-Yves Tadié (Gallimard).

2. 91, rue Saint-Honoré, Paris 1 er .


CHARLIE HEBDO


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