jeudi 24 août 2023

Littérature Patrick Grainville au bord de la falaise

 



Littérature Patrick Grainville au bord de la falaise


Yann Diener 
Mis en ligne le 5 septembre 2018 
Paru dans l'édition 1363 du 5 septembre 2018

Vous voulez lire une histoire de l'art qui ne soit pas universitaire ? Finir l'été en Normandie, aux alentours de 1890 ? Lisez Patrick Grainville. Il vient de publier Falaise des fous . Il ne pourra pas avoir le Goncourt : il l'a déjà eu en 1976 pour Les Flamboyants. L'actualité de Falaise des fous, c'est qu'il parle magnifiquement de l'intrication de la création et de la destruction, thème mille fois rebattu, mais ici superbement renouvelé.


L’auteur du Baiser de la pieuvre et du Paradis des orages – Grainville, c’est toujours avec Éros et Thanatos – nous fait redécouvrir toute l’histoire de la peinture et de la littérature à la charnière du xix e et du xx e siècle, au moment des révolutions esthétiques et politiques. Monet, Courbet, Flaubert et Maupassant : sans nous l’expliquer, Patrick Grainville nous montre comment s’intriquent et se désintriquent la création et la destruction. Tourbillonnante fresque courant de 1867 à 1927, Falaise des fous est indirectement un livre très politique. Sans jamais être didactique, l’auteur nous donne à saisir les enjeux philosophiques de la révolution impressionniste : «  Le grand coup de la lumière pulvérisant le réel objectif 1 .  » (Les impressionnistes sont d’abord passés pour fous parce qu’ils découvraient un nouveau réel.) Le contexte politique de ce bouleversement dans la peinture : la violence de la révolution industrielle, l’arrogance du progrès conquérant – la colonisation triomphante, le train, l’électricité –, mais aussi la défaite de 1870 et l’écrasement sanglant de la Commune. Courbet, le communard, sera emprisonné, humilié, écrabouillé par les versaillais, quand Monet sera embourgeoisé, adulé : il vendra ses immenses toiles aux milliardaires américains.


Le narrateur de Falaise des fous a 20 ans en 1867, il s’est engagé en Algérie – c’est alors la première guerre d’Algérie : la guerre de conquête, les massacres en Kabylie. Blessé, rapatrié, il devient rentier, s’occupe des affaires de son oncle en Normandie. C’est là, au cours de ses promenades sur les falaises, et sur son voilier, qu’il va croiser et comprendre Courbet et Monet. Légèrement donjuanesque, ce sont ses maîtresses, grandes bourgeoises venues de Paris, qui vont lui faire découvrir la peinture et, au-delà, le langage : «  Je n’étais plus seul. N’ayant ni père ni mère, le lait du langage les remplaça.  » Il se mettra même plus tard à écrire : Falaise des fous est le récit qu’il compose en 1927, au soir de sa vie, au moment de la mort de Monet et du vernissage des Nymphéas. Ces immenses toiles que Grainville qualifie de cosmiques : Monet voit des nébuleuses dans les nénuphars.

Claude Monet, sa folie créatrice, son obstination folle. Sur les plages d’Étretat, les pêcheurs et les promeneurs assistent à son entêtement, son acharnement pour rendre les reflets roses qui baignent la falaise. Monet installe son chevalet, il se cale. «  Une sorte d’attelage fantastique. Le peintre tient les rênes de l’espace et ce dernier s’élance avec lui  » : c’est la part de topologie dans l’art qui intéresse Grainville. La science de l’espace, la technique de découpe des espaces infinis.

Claude Monet, le grand dingue qui déclare : «  Le ciel devrait savoir qu’il pose.  » Il peint l’évanouissement du monde. Son traitement du réel va ouvrir la voie aux grands peintres de l’abstraction, comme Rothko ou Joan Mitchell. «  Des fantasmagories de falaises plus vraies que le réel.  » Il peut même transfigurer un bête coucher de soleil. «  C’est du couru, du cousu main par la nature […] mais par bonheur, Monet, ça déraille vite loin du poncif  », écrit Patrick Grainville. On pourrait justement dire la même chose de l’écriture de Grainville : a priori une structure narrative classique, un vocabulaire luxuriant – ce qu’on lui a beaucoup reproché –, un débordement d’images, des tableaux, des fresques et des détails, et puis, heureusement, ça déraille, et souvent.

Pendant la grande boucherie de 14–18, Monet, septuagénaire, se lance dans les immenses panneaux des Nymphéas. C’est un travail surhumain. Il affirme l’acte créateur au moment où l’acte destructeur est majeur : «  Monet peint sur l’hécatombe des peuples et sur la charogne d’un siècle.  » Toujours baroque, Grainville chiffonne l’espace et le temps, il sait faire fonctionner l’après-coup, l’étrangeté de la répétition et la reconstruction des souvenirs. «  La civilisation est une carapace peu épaisse. Cette couche superficielle peut casser, se fissurer facilement, alors les pulsions bondissent.  » Grainville nous montre ça sans passer par une grande machinerie psychologique. À la fin de sa vie, son narrateur lit un texte de Freud consacré à la pulsion de mort.

Aujourd’hui, on enferme plus que jamais les fous – on les aime seulement s’ils sont au pouvoir, s’ils soutiennent depuis cette place un réel objectif, une vérité vraie contre celle des voisins ennemis –, alors ça fait beaucoup de bien de lire Zola cité par Grainville : «  Qu’on nous donne des fous. Les fous pensent.  » (C’était en 1866 !)

Falaise des fous s’achève en 1927, le narrateur lit pour la première fois un article sur la montée en puissance des nazis ; un autre personnage se rassure en disant qu’ils sont très minoritaires. Le monde au bord de la falaise.

Yann Diener

1. Falaise des fous, de Patrick Grainville (Seuil).


CHARLIE HEBDO


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