À bout de souffle
L’édition propose, l’actualité dispose. L’axiome se vérifie une fois encore avec cette édition qui réunit Edgar Allan Poe, Guy de Maupassant et Henry James, soit trois stars de la littérature du XIXe, siècle d’or du fantastique s’il en est, à travers des récits dont deux au moins, Le Horla et Le tour d’écrou, sont des classiques du genre. Mais est-ce la familiarité, et donc la paradoxale absence d’étrangeté, des deux textes de Maupassant et de James ? Toujours est-il que L’homme sans souffle de Poe, premier par ordre d’apparition, est tout près de phagocyter les deux poids lourds du volume. La faute à l’actualité sanitaire qui est la nôtre, pour ne pas la nommer.
Invisibles visiteurs. Edgar Allan Poe, « L’homme sans souffle » ; Guy de Maupassant, « Le Horla » ; Henry James, « Le tour d’écrou ». Préface de Noëlle Benhamou. Textes présentés et traduits par Jean Pavans et Émile Hennequin. Illustrations de Pancho et William Julian-Damazy. Baker Street, 320 p., 21 €
Qu’on en juge plutôt : un récit qui met d’emblée l’accent sur « la perte du souffle » (titre d’origine en anglais) et se conclut par l’évocation de la grande peste d’Athènes ne peut pas ne pas nous « interpeller », nous les covidés de l’an 2020, victimes d’anosmie, quand ce n’est pas d’agueusie, et redoutant de succomber aux effets d’une pandémie dont l’une des formes les plus graves est d’ordre pulmonaire, à l’origine de défaillances respiratoires aigües pouvant même être fatales. Comparaison n’est pas raison, assurément. Et le propos de Poe est bien sûr tout autre. Mais, une fois encore, l’occasion nous est donnée de réfléchir à ce qui fait l’actualité « absolument inépuisable » de la littérature, pour le dire avec les mots d’Hélène Cixous.
Une ville assiégée finit toujours par céder à ses assaillants dès lors que ces derniers font preuve de patience et de détermination. Ainsi débute le texte de Poe, dont le propos obvie – mais gare à l’ironie vacharde qu’il ne cesse d’y manifester – est de souscrire « au courage constant que donne la philosophie », lequel fera que, toujours, on triomphera de « la mauvaise fortune la plus tenace ». Du courage, le narrateur, un certain M. Pasdesouffle, n’en manque pas, fût-ce de manière confuse et obstinément bornée.
Il faut reconnaître que le sort qui s’abat sur lui est d’une cruauté sans nom, au point d’en devenir d’une invraisemblance tout abracadabrantesque. Roué de coups, mutilé de bout en bout, c’est le crâne fracassé et amputé, vivant, de ses viscères qu’il se trouve pendu, puis dépendu, avant que d’être enterré vivant – comme le sont, il est vrai, nombre de personnages de Poe. Mais Pasdesouffle détient vraiment la palme. En perdant la voix, alors même qu’il était en train d’agonir d’injures son épouse, le lendemain de leur nuit de noces, il perd d’abord la face. De fait, son premier « désastre » est conjugal – ce que Marie Bonaparte traduisait, en 1933, sous la forme d’un diagnostic d’impuissance caractérisée, qu’elle se faisait fort de rabattre sur la personne même de Poe ! Mais le lecteur reste libre d’appliquer la littérature à la psychanalyse, plutôt que le contraire. De fait, la démarche de Poe demeure avant tout celle d’un poète, qui aurait choisi, à la faveur du plus macabre des scénarios, de remotiver, de régénérer les « métaphores mortes » qui font notre quotidien :
« Les phrases, “le souffle me manque”, ou “j’ai perdu le souffle”, etc., se répètent assez souvent dans la conversation usuelle ; mais je ne m’étais jamais imaginé que cette terrible infortune, dont on parle tant, pût réellement et bona fide se produire. Imaginez donc, si vous avez un tour d’esprit imaginatif, imaginez, dis-je, mon étonnement, ma consternation, mon désespoir. »
La perte de la voix est une perte sèche, qui, du reste, vous sèche sur place – mais il faut la littérature pour en faire l’expérience et en prendre la mesure. Le trauma encouru – Poe est une aubaine pour les trauma studies – est certes à la mesure de la perte du souffle vital, mais c’est sa version énonciative, locutoire, davantage encore que pneumatique, qui importe à Poe. Ce dernier n’aura cessé, en effet, de pousser à son terme le plus absurde la logique d’une énonciation impossible, parce que d’outre-tombe, ou frappée d’extinction. À ce titre, la voix amuïe rejoint, dans le palmarès des périls majeurs recensés par le genre fantastique, la perte de son ombre, tout aussi fatale, telle qu’imaginée par Adelbert von Chamisso, dans L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1822).
À l’évidence, quand elle n’est pas misogyne, triste actualité de la littérature là encore, l’inspiration de Poe rejoint celle d’un romantisme allemand mâtiné de gothicisme anglais : une inspiration nourrie de sévices, d’enfermements et autres déchaînements de violence gratuitement sadomasochiste. L’humour grotesque et bouffon de Poe ne sera pas du goût de tous. On peut ne pas trouver drôles les querelles de voisinage opposant M. Pasdesouffle et M. Soufflassez (lequel a, comme son nom l’indique, du souffle à revendre, mais aussi des vues sur la femme du premier). L’érudition byzantine, quand elle touche à des questions de philosophie transcendantale (l’allemande, comme l’américaine), se fait pesante et obscurcit sans conteste l’allégorie. Mais il est difficile de résister au caractère « hénaurme » de la noirceur parodique que Poe met en scène, avec force sarcasmes et ricanements. On la reconnaît entre mille. Si on osait la métaphore musicale chère à Marcel Proust, on distinguerait bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres ; on retrouverait là « le morceau idéal » de Poe, commun à tous ses livres, « les fragments d’un même monde » ; on percevrait « son cri à lui », « aussi monotone mais aussi inimitable ». Pour le dire d’un mot plus actuel, son ADN morbide et terriblement lucide, sous ses apparences complexes et complexées.
Cet air très vieux, languissant et funèbre, arguerait pour sa part Nerval, pour qui il donnerait « Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber », donne sans conteste le la à cette édition. Et c’est ainsi que la pièce initiale, bien que mince, est à deux doigts de voler la vedette, c’est un comble, aux chefs-d’œuvre programmés à sa suite. Par l’effet de loupe grossissante qui la caractérise, on la sent capable d’introduire du désordre dans un dispositif pourtant conçu pour aller crescendo. Certes, on ne fera jamais mieux que la fin indécidable du Tour d’écrou, dernier étage de l’édifice. Dans la traduction de Jean Pavans, « le petit cœur, dépossédé, avait cessé de battre », mais les querelles interprétatives autour de la mort de Miles telle que rapportée par une gouvernante privée non pas de voix, dans son cas, mais de nom, continueront d’aller bon train, lire n’étant jamais qu’une forme à peine moins dérangée de délire. Le paradoxe voudrait toutefois qu’avec sa voix empêchée, bien qu’autorisant l’émission de lugubres accents gutturaux, « l’homme sans souffle » attire « l’oreille musicienne » (Proust, encore) davantage, par exemple, que les hurlements du « Horla ».
Mais ce serait oublier l’autre face, visuelle celle-là, du dispositif. Invisibles visiteurs, titre choisi pour l’édition, rétablit une forme d’équilibre, un temps menacé. Outre qu’il était piquant de réunir, sous une même couverture, trois auteurs qui se seront nourris les uns des autres, au sens figuré, mais également littéral, dès lors que « l’entre-glose » prend des allures vampiriques, ces derniers partagent aussi une intuition, à laquelle William Godwin, le philosophe (de l’anarchisme) et romancier radical (Caleb Williams, mais encore Mandeville,1817, dont est extrait l’aphorisme qui suit), s’est chargé de donner corps : « les choses invisibles sont les seules réelles ». Le citant, Poe confirme, si besoin était, la place prépondérante prise par « l’Ange du bizarre » dans l’élaboration d’un manifeste fantastique, auquel il serait, peu ou prou, ce qu’André Breton, grand amateur d’humour noir par ailleurs, fut au surréalisme.
Montrer l’insu, l’impensé, mais encore et surtout l’invu et ses puissances, tout est là. Un défi que relèvent William Julian-Damazy et Pancho, dont les illustrations, en noir et blanc, instillent dans le texte une autre forme de respiration, nocturne et pleine page dans le cas de Pancho, dont le crayon brut et le trait haché, façon gravure sur bois, saisissent autant qu’ils font hésiter. Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre…
EN ATTENDANT NADEAU
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