Nathalie Sarraute |
Nathalie Sarraute tout contre Freud
Née en Russie en 1900 et morte à Paris en 1999, Nathalie Sarraute était dans les années 1950 une figure de proue du « nouveau roman », avec Michel Butor, Alain Robbe-Grillet et Claude Simon. Sarraute avait publié L’Ère du soupçon en 1956, un texte qui lui avait apporté une notoriété internationale et qui est aujourd’hui considéré comme le manifeste de ce mouvement qui a remis en question la structure narrative et l’importance donnée à la psychologie des personnages dans le roman traditionnel.
Selon ses propres mots, Nathalie Sarraute cherchait à « introduire de l’innommé dans le langage » (c’était donc une entreprise très proche de la pratique freudienne). Elle pouvait déclarer « la psychanalyse m’a toujours agacée » 1 , mais elle pouvait aussi bien parler d’un « bond immense accompli par la psychanalyse, brûlant les étapes et traversant d’un seul coup plusieurs fonds » 2 .
Sarraute n’avait pas fait d’analyse, mais ses textes parviennent merveilleusement à montrer comment parle l’inconscient (et comment il ne parle pas : lorsqu’il emprunte les voies du symptôme). Elle avait opéré une révolution littéraire en donnant à ses livres la structure des rêves et des lapsus, qui ne peut être rendue par une narration linéaire. Elle se passionnait pour ce qu’elle appelait les sous-conversations, et pour les infimes mouvements de la pensée qui ne s’énoncent pas : c’est ce qu’elle appelait les tropismes.
Les reproches que Sarraute fait au roman psychologique sont très proches des critiques que Lacan adresse à la version anglo-saxonne de la psychanalyse – qui est devenue une psychologie comportementale. Comme Sacha Guitry qui disait « je suis contre les femmes, tout contre », on peut donc dire que Nathalie Sarraute est contre Freud, tout contre.
Dans le nouveau roman, le personnage n’est plus le centre de gravité. Dans une psychanalyse aussi, nous laissons tomber les personnages que nous jouons depuis l’enfance, et qui nous encombrent. Dans Enfance, justement, publié en 1983, Sarraute dialogue avec son double, qui l’incite à préciser ses souvenirs d’enfance. « Des images, des mots qui évidemment ne pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête… – Bien sûr que non. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte… » Le livre rencontre un grand succès, auprès d’un nouveau public qui aborde cette oeuvre réputée difficile.
Quand Marie Darrieussecq publie Truismes, en 1996, Nathalie Sarraute l’invite chez elle. La très vieille dame parle de son scepticisme envers la doctrine freudienne, et la jeune femme, en analyse, lui dit tout le bien que ça lui fait. Elles passent des soirées à parler en buvant des whiskys-Perrier et en fumant des cigarettes. Sarraute se couche tôt mais se relève à 3 heures du matin pour s’envoyer un verre de vodka avec du saucisson, « le meilleur remède contre l’insomnie » (oui, elle était très angoissée).
Avocate de formation, Sarraute avait été radiée du barreau par Vichy en 1940. Elle avait alors décidé de se consacrer entièrement à la littérature, et survivait grâce à de faux papiers et en changeant souvent de domicile. Pendant cette période de l’Occupation, elle avait hébergé un certain Samuel Beckett, recherché par la Gestapo pour ses activités de résistance. Avant de venir vivre à Paris et d’écrire L’Innommable, Beckett avait fait une analyse à Londres dans les années 1930 : je vous en parlerai la semaine prochaine.
CHARLIE HEBDO
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