Interview d'Almudena Grandes
Par Marc Gadmer, le 24 avril 2012
Révélée au public français par son roman « Le cœur glacé », Almudena Grandes revient sur un épisode volontairement oublié de la guerre d’Espagne : la prise du val d’Aran en Catalogne, en 1944, par une poignée de communistes auxquels s’adjoint Inès, un personnage de fiction, acquise à la cause républicaine. Un livre où il est question d'Histoire mais aussi d’amour, d’espoir, de vie… Magnifique.
Vous parlez beaucoup d’amour dans ce roman de guerre. L’histoire d’amour de Dolores Ibarruri, dite la Pasionaria, grande figure du parti communiste, dont vous rappelez qu’elle fut aussi une femme et une mère, n'est-elle pas la plus étonnante ?
Il y a trois narrateurs dans ce roman et trois histoires d’amour dont deux bien réelles. Celle de Monzon, secrétaire général du parti communiste, avec sa secrétaire, qui sera un temps l’éminence grise du parti, une histoire qui m'a beaucoup émue ; et celle de Dolores Ibarruri. En Espagne, la Pasionaria est comme la Vierge Marie du prolétariat international. C’est une icône. Une femme forte, très intelligente, bonne, parée de toutes les vertus de la Vierge. Il fallait que je parle d'elle et je crois que son histoire d’amour renforce son image de sainte. Son fils mourra à Stalingrad, ce qui va la briser. Et il y a aussi l'histoire d'amour inventée, celle d’Inès, mon héroïne, avec Galan, l’officier qui sera en charge de la reconquête du val d’Aran.
Pourquoi avoir choisi cet épisode peu connu de la guerre d’Espagne, la reconquête du val d’Aran, pour cadre de votre roman ?
Lorsque j’ai pris connaissance de ce fait historique, qui est également très peu connu en Espagne, j’ai été surprise par l'importance que lui donnaient les protagonistes et surtout la façon dont on l’avait ensuite occulté en Espagne. Il fallait qu’on ignore tout de cet événement et l’on ne trouve que trois ou quatre livres sur ce sujet. Je me suis demandé pourquoi ? Cet épisode répondait à une certaine logique pour les Républicains. En 1939, Franco a gagné la guerre civile grâce à l’appui des Allemands et des Italiens. Puis, avec le débarquement allié en Normandie, les Républicains espagnols ont espéré la libération de leur pays. Pour eux, l’Espagne devait être le dernier pays à être libéré par les Alliés et la prise du val d’Aran n’était que le premier épisode de cette libération. J’ai trouvé l’histoire fascinante et très significative de l’histoire de mon pays. L’Espagne est un pays atypique ! On a toujours marché à contre-courant de l’Europe. Quelque fois on va vite, parfois très lentement. Jamais au même rythme que le reste de l’Europe.
Dans cette histoire, la place des femmes est prépondérante. Est-ce parce que durant la guerre d’Espagne, cadre de l’histoire, les Espagnoles ont fait preuve de beaucoup de courage et d’abnégation ?
Pour moi, la femme républicaine est comme un modèle de femme. Pas une femme parfaite mais une femme courageuse. Une femme seule parce que, souvent, le mari est mort au combat, en prison ou dans la clandestinité, et qui a élevé seule ses enfants dans la foi républicaine. Ces femmes prenaient beaucoup de risques, elles n’hésitaient pas à cacher chez elles des résistants. Or dans l’imagerie populaire, seuls les hommes ont lutté. Je trouve très important de raconter le point de vue de ces femmes qui ont disparu de l’histoire. Et aussi parce que ces femmes ont connu la pire période du franquisme. La République espagnole a donné aux femmes un statut juridique très progressiste que le franquisme a balayé. Je trouve très émouvant de penser que mes grands-mères ont eu une vie plus semblable à la mienne que ma mère.
Une certaine connaissance de l’histoire de la guerre d’Espagne et de ses suites en France facilite la lecture de ce roman. Pourquoi avoir choisi le point de vue des communistes ?
L’histoire du val d’Aran est une histoire décidée, montée, organisée par le parti communiste espagnol. Le PCE a été l’unique parti, côté républicain, a continué le combat après guerre, alors que les dirigeants socialistes avaient fui au Mexique ou en Argentine faute d’organisation puissante en Europe, comme les communistes, pour lutter contre le franquisme. Sous Franco, seul le parti communiste a organisé la résistance et maintenu la lutte pendant trente-sept ans. Mais cette opération du val d’Aran est aussi une lutte fratricide à l’intérieur du parti. Monzon, son secrétaire général après le départ de Dolores Ibarruri, était un homme exceptionnel, charismatique, qui avait beaucoup de talent mais peut-être trop ambitieux. C’est lui qui, en 1939, a réorganisé le parti en France dans le Sud-Ouest. La puissance du parti communiste dans l’après guerre en Espagne date de ce moment. Et Monzon a pensé que monter cette opération lui permettrait de garder le pouvoir sur le parti. Mais Staline en avait décidé autrement. L’Espagne ne l’intéressait pas. C’était trop loin. Il voulait faire main basse sur l’Europe de l’Est uniquement. Pour Dolores Ibarruri, c’est un moment terrible. Qui va-t-elle suivre ? Appuyer Monzon ou s’en remettre au parti ? C’est pour elle un choix cornélien. C’est pourquoi, cet épisode a été occulté des mémoires, car, en réalité, tout avait été programmé pour maintenir Franco au pouvoir.
Les communistes espagnols n'ont-ils pas joué aussi un rôle en France durant la guerre malgré le pacte de non-agression signé entre Staline et Hitler ?
Ils ont été les premiers à organiser des maquis et il y a une certaine logique à cela. Les Républicains espagnols avaient l'habitude de la lutte, de l’organisation des combats. Ils se sont retrouvés en France après trois années de guerre en Espagne. Ils ne pensaient pas alors que le futur serait celui que l’on a connu mais étaient persuadés que l’Espagne serait libérée avec la fin de la guerre et c’est pourquoi ils luttaient.
Pour plagier le titre du recueil de poésies de Neruda, « L’Espagne au cœur », on sent que la guerre d'Espagne vous tient à cœur ?
Oui, car mon cœur est espagnol. Il y a un autre poète que j’aime beaucoup, Jaime Gil de Biedma. Dans les années 50, il a écrit : « De toutes les histoires de l’Histoire,
la plus triste est sans doute celle de l’Espagne,
car elle se termine mal. Comme si l’homme, fatigué de combattre ses démons, sacrifiait enfin à leur compétence l’administration de sa pauvreté.» C’est cette pensée qui m’anime. C’est vrai qu’aujourd’hui on a une démocratie bien ancrée, forte… mais la démocratie espagnole a une faiblesse congénitale qui est l’histoire de la mémoire. C’est une démocratie sans mémoire. Après la mort de Franco, au moment de la transition, même s'il est vrai que l’armée franquiste était encore forte, nous sommes passés à la démocratie en faisant table rase de la dictature. On n’en parlait plus, c’était déjà du passé. Basta ! Les dirigeants se sont comportés comme si la dictature n’avait jamais existé.
Aujourd'hui, les cicatrices de la guerre d'Espagne sont-elle toutes refermées ?
Tout part de cette période de transition, durant laquelle la classe politique de l’époque n’a pas voulu dénoncer la dictature. Pour asseoir cette démocratie, on n’a pas voulu faire le procès du passé. Et c’est très injuste pour toutes ces personnes qui ont lutté toute leur vie pour la liberté, pour que la démocratie existe. La vie que nous vivons aujourd’hui en Espagne est la vie pour laquelle les Républicains ont lutté. La démocratie espagnole actuelle est la victoire posthume de la république espagnole. Et la défaite du franquisme. Ça c’est la vérité de la rue. Mais au niveau du pouvoir, rien n’a été fait pour rendre hommage à ces combattants. C’est pourquoi j’ai écris ce roman.
Ce roman est le premier épisode d’une série annoncée de six romans. Seront-ils tous consacrés à la lutte antifranquiste ?
Je veux faire une série de six romans pour raconter les vingt-cinq premières années du franquisme, de 1939 à 1964, au cours desquelles le pays s’est refermé sur lui-même. Car, ensuite, les Espagnols ont commencé à partir à l’étranger pour travailler et les touristes à arriver et à ce moment-là, la pauvreté a commencé à diminuer. Je veux raconter des épisodes sur les pires heures du franquisme cependant pas seulement d’un point de vue de la guérilla. Ça sera des histoires très diverses, mais toujours du point de vue de la Résistance. Je me suis inspirée pour cela d’un auteur espagnol très important à mes yeux, Bénito Pérez-Galdos, un des plus grands romanciers du XIXe siècle. Il a écrit de nombreux romans, qu’il a appelé des épisodes nationaux, pour raconter les débuts du XIXe siècle en Espagne, la guerre d’indépendance, Napoléon… Ce sont toujours des romans de fiction mais qui s’inscrivent dans des périodes historiques réelles. J’ai adopté ce modèle pour mes romans, de façon à ce que le vrai protagoniste de l’Histoire cohabite avec mes personnages de fiction. On peut bien sûr les lire séparément, mais ils ont un esprit en commun et une évolution chronologique cohérente. Et certains personnages secondaires dans un livre pourront devenir mes acteurs principaux dans un autre.
Quels souvenirs personnels gardez-vous de cette période ?
Je suis née en 1960 et j’ai beaucoup de souvenirs du franquisme. C’était un pays très dur, très content de ce qu’il était. Par exemple, si on prend l’école, j’ai été éduquée pour vivre dans un modèle de pays qui n’a plus existé ensuite, un pays qui a disparu quand j’ai eu 15 ans. Et je me souviens surtout de la transition. Ça a été un moment formidable. La soif de vivre, la liberté retrouvée dans tous les domaines. La joie.
Quel message voulez-vous faire passer à travers ces romans ?
Le message que je veux faire passer est le suivant : la liberté, les droits que nous avons en ce moment, n’ont pas été faciles à obtenir. Des gens ont lutté pour nous donner cette opportunité. Dans ces instants de crise que nous connaissons aujourd’hui, il est bon de rappeler que les droits que nous ne défendons pas, se perdent. Et qu’il est nécessaire de lutter pour le futur. Car le chemin est tortueux. Nous autres Espagnols savons cela.