mardi 15 avril 2014

Marguerite Duras est-elle un «grand écrivain»?

Marguerite Duras est-elle 

un «grand écrivain» ?

Dimanche 30 Octobre 2011 à 12:01 | Lu 7728 commentaire(s)

ISABELLE CURTET-POULNER
MARIANNE


Toute sa vie, l'auteur de «l'Amant» aura suscité la polémique. Consécration ultime, elle entre en Pléiade. Sa personnalité, son style entre tous reconnaissable divisent encore le monde des lettres, de Frédéric Beigbeder à Dominique Noguez.


Rarement oeuvre aura fait couler autant d'encre, nourri tant de passions contraires, inspiré pareil rejet ou semblable adoration. Cinéaste, dramaturge, avant tout écrivain - le seul titre qu'elle ait revendiqué -, Marguerite Duras a déchaîné la critique, suscité des polémiques enragées, quand elle ne créait pas tout bonnement le scandale. Pas un livre qui n'ait échappé aux flèches acérées de critiques que la petite musique durassienne exaspérait. Des réactions qui tenaient autant à ses écrits qu'à sa personne. Pour tout dire, à son style. C'est cette oeuvre protéiforme, décriée, férocement raillée, qui est aujourd'hui couronnée. Quinze ans seulement après sa mort, Duras accède au panthéon des lettres en se voyant embaumée dans La Pléiade, la prestigieuse collection Gallimard. Quatre tomes seront consacrés à cette oeuvre aussi prolifique que mouvante. Une oeuvre multimédia, désormais figée sur papier bible.

UNE «PATRIMONIALISATION»

L'étonnant de l'affaire ? Cette consécration s'est faite sans trop d'embûches : en tout cas, elle n'a pas suscité de débat au sein de la maison Gallimard. Faut-il voir dans ce sacre tranquille un respect posthume unanime ? «Elle est entrée dans le canon littéraire, assure Gilles Philippe, linguiste et spécialiste de stylistique, auteur de la préface en Pléiade. Il y a une patrimonialisation de Duras.» Les aficionados de l'auteur d'Hiroshima mon amour («Et pourquoi pas Auschwitz mon chou ?» moquait Yourcenar) veulent en tout cas le penser. L'écrivain Dominique Noguez, thuriféraire éclairé (1), se dit agréablement surpris de cette rapide accession au trône : «D'autres attendent bien plus longtemps. Mais son oeuvre est une de celles qui n'ont pas connu de purgatoire. Et cela peut être une bonne opération commerciale...» Il est vrai que depuis l'Amant, son seul roman plébiscité et coiffé du Goncourt en 1984, Duras se vend, et se vend même énormément (2 400 000 exemplaires pour ce seul opus), y compris à l'export (35 langues s'en disputent la lecture). 

Chez certains membres du gotha germanopratin, il suffit pourtant de prononcer le nom de Duras pour raviver aussitôt les braises. Michel-Antoine Burnier, auteur de nombreux pastiches avec son complice Patrick Rambaud, ne se prive pas de profaner sa prose : «Je ne vois pas ce qu'elle fout dans La Pléiade. Elle a écrit quelques romans qui tiennent la route, comme «Un barrage contre le Pacifique». Ensuite, tout s'est dégradé dans un charabia complaisant au vocabulaire limité. Pour moi, elle est en marge de la littérature.» 

Ces attaques au lance-flammes dont sa chère Marguerite est encore la cible, Dominique Noguez les balaie d'un revers de main : «Son écriture a toujours suscité les lazzis et les quolibets de ceux qui n'ont pas pris la peine de la lire. Elle avait une façon de vaticiner et de la ramener qui exaspérait d'autant plus que c'était une femme. Elle a inspiré des articles talentueux à des critiques injustes.» Visé, Angelo Rinaldi, pourfendeur zélé de Duras, qui l'épingla en ces termes : «Marguerite Duras réussit le tour de force d'être emphatique dans le laconisme, sentimentale dans la sécheresse et précieuse dans le rien, inventant le bavardage dans le télégramme et le falbala dans la nudité.» A l'époque de ces lignes, elle n'avait pourtant pas atteint l'épure qui fera sa griffe. «Ce qui est pastiché chez Duras, c'est la fin de l'oeuvre, observe Gilles Philippe. «Des textes traversés de «elle dit», «il dit», témoins de sa propension à l'oraculaire. A la fin de sa vie, c'est devenu une posture : Duras parlait comme ça. Elle se taisait, lâchait une phrase, se taisait de nouveau. Ce maniérisme mâtiné d'un ton sentencieux avait quelque chose de jubilatoire.»

INDIGENCE STYLISTIQUE ?

Côté écrivains, la «relève» ne semble pas toujours partager cette jubilation. Légataire de l'autofiction à la Duras, faut-il s'en réjouir, Christine Angot a même pu se dire moins impressionnée par celle-ci que par Céline. Avant d'ajouter : «Ce que j'aime, c'est qu'elle a fait en sorte qu'on se demande toujours si c'est un écrivain ou pas.» Une déclaration qui vaut confession. «Angot, c'est la face fatigante de l'héritage durassien, commente Frédéric Beigbeder, quand Ernaux en est le versant positif.» Pour sa part, la promotion de Duras au rang de «grantécrivain» n'émeut guère l'auteur de 99 francs : «Je m'en fous un peu, affirme-t-il. Son oeuvre s'impose, le reste est affaire de goût.» Il s'incline même devant ses premiers romans, plus classiques. «L'Indochine, qui en avait parlé ? Elle a su montrer l'absurdité du projet colonialiste. Quant au Ravissement de Lol V. Stein, la salle de bal, cette femme complètement échangiste, stupéfaite et ravie d'être cocue, c'était une belle idée. Il faut lui retirer tout le reste. J'ai du mal avec les phrases constituées d'un mot et d'un point.» 

Discrète héritière, la romancière Claudie Gallay peut comprendre ce mauvais procès en indigence stylistique. En «Durassie», tenter de dissiper ce malentendu qui réduirait l'oeuvre de la patronne à des textes lyophilisés, concentrés de mots épars répétés à l'envi, est une habitude. Mais, pour l'auteur des Déferlantes, dont la filiation est palpable à travers les atmosphères entêtantes de ses livres, «son écriture minimaliste a quelque chose qui résonne longtemps. Elle a ce talent de capter ce qui est essentiel dans la vie et de le transformer en réel. Elle ne fait pas de la littérature, elle transforme le monde en écriture». 

Cette écriture lapidaire, truffée d'étrangetés grammaticales, qu'on a pu qualifier d'écriture de l'urgence ou d'écriture blanche, Duras l'a, quoi qu'on en pense, beaucoup travaillée. Inutile torture, diront les méchantes langues. Toujours est-il que les archives exhumées par La Pléiade témoignent des repentirs, corrections et amendements perpétuels auxquels elle a soumis ses textes en vue d'atteindre l'ascèse esthétique qu'elle appelait de ses voeux : «Il y aurait une écriture du non-écrit. [...] Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Egarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt.» C'est sa principale quête dans les années 70-80, lorsqu'elle délaisse les chemins du nouveau roman, pour inventer son propre territoire. Une contrée faite d'ellipses et de non-dits, où l'implicite tient une place majeure. «Plus que tout autre écrivain, Duras est en perpétuel mouvement, note Gilles Philippe. Le style du début ne correspond pas à celui de la fin. C'est un auteur pluriel.» Un auteur fasciné par le désir, l'ennui et la solitude qui, dès les Impudents, faisait dire au critique Claude Roy : «Il montait déjà, de ces pages, ce vertige de surprise, ce questionnement en sourdine des mots, et ce vacillement de solitude entre les êtres ensemble - sa musique à elle tout au long de son oeuvre.»

DESPROGES «VERSUS» DURAS

Touche-à-tout, politiquement engagée, féministe, Duras était travaillée par l'injustice sociale. Après l'Amant, elle surinvestit le paysage médiatique. Au point de provoquer chez certains un prurit géant, finalement incurable, comme le montre très bien son biographe Jean Vallier dans C'était Marguerite Duras (Fayard). On se souvient du mot de Desproges : «Duras n'a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé.» Quant à ses prestations télévisées, elles font encore s'esclaffer Beigbeder : «D'une très grande mégalomanie, Duras manquait d'humour à un point qui la rendait comique. Il faut voir ses entretiens avec Godard ou Mitterrand. On est à la limite du ridicule. Ce qui provoquait la polémique, c'était surtout cette absence totale d'humour et sa personne, d'une extrême vanité.» Lui aurait préféré la consécration de Sagan : «L'une se dépréciait, l'autre se proclamait géniale et la voilà dans La Pléiade.» Michel-Antoine Burnier enfonce le clou : «C'était simplement une femme très vaniteuse et très médiocre qui est arrivée à faire la maligne, aidée par Mitterrand.» Mais la palme du dézingage revient à l'écrivain Philippe Muray. Inégalable dans l'art de brocarder ce qu'il tient pour les impostures de l'époque, il s'est livré à un désopilant travail de sape de l'entreprise durassienne (2). Le titre, «Durassic flaque», est déjà cruel. Le développement, bestial : «N'ayant plus rien lu d'elle depuis mille ans, j'avais l'esprit frais [...] pour entendre comme il le mérite son discours sans bords, ce cataclysme verbal de cyclope haché de silences brumeux [...] ces infraphrases se multipliant par elles-mêmes dans la bouillie de leur cauchemardesque génération spontanée, ces confettis de rien perpétuellement imposés comme un mystère profond, ces vagues lourdes et noires d'inepties [...]. Bref, la littérature en personne. La littérature selon la télé.» Si la violence de la charge fait réagir Dominique Noguez, il admet néanmoins «des zones de moindres réussites. Elle pouvait entrer dans des amphigouris, des abstractions telles que ses textes se tiennent moins bien». Il ne lui en a jamais fait part : «Elle l'aurait très mal pris. Elle ne faisait pas la moindre autocritique.» 

Ce n'est pas le souvenir de l'icône concourant à l'édification de son propre mythe que Claudie Gallay retient, mais sa liberté de ton : «Elle n'épargnait personne, pas même le lecteur, et écrivait comme elle en avait envie. En creusant dans ce qu'elle appelait «les foyers de la douleur», cette part sombre propre à chacun et qu'elle talonnait. Ceux qui ne la supportent pas sont sans doute ceux qui ont du mal à regarder ce qui est fiché en eux.» Si Marguerite a pu faire oublier combien Duras a été traversée par l'écriture et s'est prêtée à des expériences littéraires inédites, ces deux premiers volumes de La Pléiade obligent à sortir enfin de la caricature. 

(1) Duras, toujours, Actes Sud, 2009. 
(2) Essais, Les Belles Lettres. 

OEuvres complètes, tome I, 1 696 p., 58 € jusqu'au 29 février, ensuite 65 €; et tome II, 1 920 p., 62 € jusqu'au 29, ensuite 70 €, de Marguerite Duras, La Pléiade, Gallimard.





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