lundi 20 octobre 2014

Je n'écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre / Entretien avec Patrick Modiano


"Je n'écris pas pour parler de moi 

ou essayer de me comprendre"

Entretien avec Patrick Modiano 


Ou une variation sans cesse recommencée, autour de motifs récurrents : le Paris de l'après-guerre où il a grandi, une enfance auprès de parents défaillants, une adolescence solitaire et clandestine... Du passé, Patrick Modiano a certes fait son matériau poétique, mais l'étiquette de « nostalgique », dont on l'affuble trop souvent, lui va fort mal. Rêveuse, grave, parfaitement singulière, imperméable aux modes esthétiques, son oeuvre défie le passage des années. Et lui occupe une place à part dans le paysage. Un homme secret, parfaitement rétif aux confidences, et un écrivain imperturbable, sûr de son fait et de son geste, que nous avons rencontré à l'occasion de la parution de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son nouveau roman.

Vous avez confié parfois que vous auriez aimé écrire des romans policiers. Ce nouveau livre en est un, ou presque...


Oui, j'ai toujours eu l'envie, la nostalgie de pouvoir écrire des romans policiers. Ou des séries, comme faisait Georges Simenon, qui donnait un nouveau roman tous les mois. Au fond, les thèmes principaux des romans policiers sont proches de ceux qui m'obsèdent : la disparition, les problèmes d'identité, l'amnésie, le retour vers un passé énigmatique. Le fait, aussi, de proposer souvent différents témoignages contradictoires sur une personne ou sur un événement me rapproche du genre. Mon goût pour ce type d'intrigues s'explique aussi par des raisons intimes. Rétrospectivement, il me semble que des épisodes de mon enfance ont ressemblé à un roman policier. A certains moments, j'ai été entouré de personnes et d'événements très énigmatiques. Les enfants ne se posent pas tellement de questions sur le moment, tout leur semble naturel. Mais c'est un peu plus tard, lorsque le temps a commencé à s'écouler, qu'on se retourne vers le passé en se demandant : mais que se passait-il au juste ?




“Je n'écris pas vraiment des romans, plutôt des choses un peu bancales.”

Pourquoi n'avoir jamais écrit alors de roman policier ?



Le roman policier induit une sorte de réalisme, voire de naturalisme, et une structure narrative assez rigide et efficace. Il n'y a pas de place, dans sa facture, pour le côté fluide de la rêverie, il faut être un peu terre à terre, ou didactique, afin que les pièces du puzzle s'emboîtent. A la fin d'un roman policier, il y a une explication, une résolution. Cela ne convient pas quand on veut, comme moi, décrire un passé morcelé, incertain, onirique. D'ailleurs, je n'écris pas vraiment des romans au sens classique du terme, plutôt des choses un peu bancales, des sortes de rêveries, qui relèvent de l'imaginaire.

Vous souvenez-vous de la toute première idée qui a conduit à ce nouveau roman?

J'ai retrouvé un jour une note que j'avais prise très jeune, à l'âge de 12 ou 13 ans, dans laquelle je disais déjà vouloir essayer d'écrire quelque chose qui soit un mélange du Grand Meaulnes et du roman noir à la Peter Cheyney. Cela à partir d'un moment trouble de mon enfance, quelques années plus tôt, où je vivais dans les environs de Paris, en Seine-et-Oise, dans une banlieue encore très campagnarde, avec dans les environs un château en ruine qui évoquait le roman d'Alain-Fournier. Mes parents étaient absents, les personnes chez qui j'habitais étaient un peu louches, le climat était étrange. Dans un livre qui s'appelle Remise de peine, il y a vingt-cinq ans, j'avais déjà évoqué ces instants.

Vous vous situez pourtant loin de l'autobiographie...


Il ne s'agit jamais pour moi de me plonger de façon narcissique dans mon enfance. Je n'écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre. Ni pour reconstituer les faits. Il n'y a aucun désir d'introspection. Non, j'ai juste été marqué durant l'enfance par une atmosphère, un climat, parfois des situations, dont je me suis servi pour écrire des livres. Mais en quittant le plan autobiographique pour me situer sur celui de l'imaginaire, du poétique, avec quelques événements de mon enfance pour matrice. Des choses parfois dérisoires, insignifiantes, sans doute pas si mystérieuses, au fond. Je me souviens par exemple que, dans les premiers magazines d'actualité que j'ai eus entre les mains vers l'âge de 10 ans et que je lisais en cachette, j'étais tombé sur la photo d'une jeune femme jugée aux assises pour avoir tué son amant, un étudiant en médecine. Ce visage m'avait tellement imprégné que, des années plus tard, je l'ai reconnue un jour où je marchais rue du Dragon, à Paris. Je ne cherche pas à savoir pourquoi ce visage m'a frappé, ce qui m'importe, c'est qu'il me projette dans une rêverie.

De la même façon, les questions qu'enfant je me posais sur mes parents et leurs attitudes étranges, sur les personnes troubles qui les entouraient, sur l'Occupation, que je n'ai pas connue mais qui était très présente pour moi comme pour tous ceux de ma génération... tout cela, je n'ai pas cherché à l'expliciter, mais à le déplacer sur un plan poétique. Les événements n'ont pas d'intérêt en eux-mêmes, mais ils sont comme réverbérés par l'imaginaire et la rêverie. Par la manière dont on les a rêvés, dont parfois on les a mélangés et amalgamés, on a mis sur eux une sorte de phosphorescence, ils sont métamorphosés. En écrivant ainsi, j'ai l'impression d'être plus proche de moi-même que si j'écrivais d'un simple point de vue autobiographique.



“On peut penser que j'écrirai toujours sur les mêmes thèmes.”


Dans votre oeuvre, seul Un pedigree relève strictement de l'autobiographie?



Oui, on peut considérer les choses ainsi. Pourtant, bizarrement, c'est un livre où je ne parle pas de choses ou de gens très intimes. En fait, j'ai écrit ce livre pour me délester de ce qui m'avait été imposé dans la vie : mes parents, les personnes qu'on a autour de soi lorsqu'on est enfant et adolescent, qu'on n'a pas choisies mais qui sont là et vous contraignent ou vous pèsent. Je voulais vraiment m'en débarrasser, comme on le fait d'un corps étranger. Je l'avais écrit après avoir lu un ouvrage où il était question de moi, qui comportait beaucoup d'inexactitudes. J'avais décidé, à titre documentaire et à mon seul usage, de dresser une sorte de mémorandum, très factuel et très précis, de mon enfance et mon adolescence. Au bout de dix ans, je l'ai retravaillé pour qu'il soit publié. Ça a donné ce livre lapidaire, sommaire, Un pedigree, qu'un temps j'ai regretté d'avoir publié, justement à cause de ce côté factuel et autobiographique. Puis il s'est passé un phénomène bizarre : ce livre a été comme aspiré par mes autres livres, il ne s'en dissociait pas, il était comme un squelette de mes autres livres.

A force de revenir sans cesse sur les mêmes motifs, avez-vous parfois eu peur que votre imaginaire soit tari ?


Ce n'est qu'a posteriori qu'on s'aperçoit qu'on reprend toujours des thèmes, des images sur lesquels on a déjà écrit. Cela se fait de façon inconsciente, mais il arrive un moment où, à force que ça se répète et que ça se recoupe, on craint que ça ne marche plus. Faulkner disait qu'écrire c'est épuiser un rêve. On peut éviter cet épuisement. Pour ce nouveau roman, dont j'avais déjà utilisé les éléments de l'intrigue dans Remise de peine, je savais, instinctivement, qu'il me fallait trouver un nouveau point de vue. Alors il n'y a plus de « je », il s'agit d'un récit à la troisième personne. Et les événements sont envisagés à partir du présent, du début du xxie siècle, soit un demi-siècle après qu'ils se sont produits. On peut penser que j'écrirai toujours sur les mêmes thèmes, toujours ces « trucs » venus de mon enfance, mais selon des points de vue qui évoluent.

Vous écrivez depuis près de cinquante ans, et il semble que vous avez traversé toutes ces années, et les différents courants esthétiques qui se sont succédé, sans en être affecté. Qu'en est-il ?


Dans les années 1960, les gens de ma génération qui aspiraient à écrire ne s'intéressaient pas tellement au roman, aux choses purement littéraires. Quand j'ai commencé, eux se tournaient plutôt vers les sciences humaines. Il me semble qu'ils avaient besoin de maîtres, d'être intellectuellement stimulés et guidés, alors ils sont devenus disciples de Barthes, ou de Foucault, ou d'Althusser. Moi, j'avais déjà une vision de romancier, qui m'a toujours tenu à l'écart des théories. Ces maîtres-là m'intéressaient comme personnages, je m'attachais aux détails de leurs attitudes, à leur personnalité, mais pas du tout à leur pensée. Je me souviens d'avoir croisé un jour, par hasard, Jacques Lacan, et d'avoir observé ses gestes, sa voix, sa manière de parler. Cela peut paraître un peu frivole, je l'admets...




“La psychanalyse n'est pas liée pour moi à l'idée de thérapie.”

La psychanalyse ne vous a jamais attiré ?



La psychanalyse ressemble parfois à un roman policier : quelque chose est caché qu'on ne veut pas, ou qu'on ne peut pas voir, alors on attend de découvrir ce qui va surgir du processus analytique. C'est assez proche de l'enquête. J'ai été frappé aussi par certaines notions comme celle des souvenirs écrans, par lesquels on peut dissimuler un souvenir trop pénible en lui en substituant un autre, moins difficile à vivre. Mais il s'agit, là encore, d'un regard de romancier — la psychanalyse n'est pas liée pour moi à l'idée de thérapie. Par ailleurs, même si des écrivains se sont fait psychanalyser — à commencer par Raymond Queneau, dont j'ai été très proche —, il me semble, moi, que celui qui écrit a besoin que subsiste une certaine opacité. Besoin de ne pas comprendre tout à fait. Comme s'il était dans une sorte de demi-sommeil : si on le réveille, ça risque de s'évanouir.

Le personnage central de votre nouveau roman, Jean Daragane, ne lit plus que l'Histoire naturelle de Buffon. Est-ce aussi votre cas ?

Il regrette de ne pas s'être davantage intéressé à ces sujets — les animaux, les arbres... — durant sa vie. Je ne pense pas comme lui. Dans mes lectures, je suis allé toujours vers des univers qui m'étaient étrangers, que je ne connaissais pas — les grands romans russes ou anglais, par exemple, qui se situent à la campagne. Mais c'est vrai qu'on regrette parfois de n'avoir pas assez observé les choses. Ou de ne pas avoir écrit sur elles. Ainsi, adolescent, alors que j'allais de pensionnat en pensionnat, j'ai regardé de près la vie se dérouler dans des villes de province, telles qu'elles n'existent plus aujourd'hui. J'aurais pu écrire là-dessus. Mais je ne l'ai pas fait. J'aurais dû pour cela adopter sans doute une forme romanesque plus classique, disons à la Mauriac. Mais on est un peu prisonnier de son registre, et de son enfance, de ce qu'on a vu, des lieux où on a vécu.




“Ce n'est qu'avec les années que j'ai appris à aérer mes romans.”


L'écriture est-elle une activité agréable ?



Ce que j'aime, dans l'écriture, c'est plutôt la rêverie qui la précède. L'écriture en soi, non, ce n'est pas très agréable. Il faut matérialiser la rêverie sur la page, donc sortir de cette rêverie. Parfois, je me demande comment font les autres ? Comment font ces auteurs qui, comme Flaubert le faisait au xixe siècle, écrivent et réécrivent, refondent, reconstruisent, condensent à partir d'un premier jet dont il ne reste finalement rien ou presque dans la version finale du livre ? Ça me semble assez effrayant. Personnellement, je me contente d'apporter des corrections sur un premier jet, qui ressemble à un dessin qui aurait été fait d'un seul trait. Ces corrections sont à la fois nombreuses et légères, comme une accumulation d'actes de microchirurgie. Oui, il faut trancher dans le vif comme le chirurgien, être assez froid vis-à-vis de son propre texte pour le corriger, supprimer, alléger. Il suffit parfois de rayer deux ou trois mots sur une page pour que tout change. Mais tout ça, c'est la cuisine de l'écrivain, c'est assez ennuyeux pour les autres...

Dans mes premiers livres, il n'y avait jamais de chapitres, de retours à la ligne, de respiration. A posteriori, je me suis demandé pourquoi, et j'ai compris que l'écriture s'accommode mal de la jeunesse. Sauf dans le cas d'un génie poétique précoce, comme Rimbaud. Ecrire très jeune, c'est être soumis à une tension qu'on ne sait pas manier. Regardez ces déménageurs capables de porter sur les épaules et le dos des poids inhumains, parce qu'ils savent quelle posture leur corps doit adopter pour cela. Ecrire, c'est pareil : il faut trouver la posture. Au début, je n'y arrivais pas, j'étais crispé, tendu, ce n'est pas si facile de se concentrer. De plus, il y a comme une déperdition d'influx nerveux entre le cerveau et la main : on pense à des choses qui vous stimulent, et quand on se met à écrire, d'une certaine manière, c'est déjà trop tard, vous avez perdu l'influx nerveux, vous êtes comme ces canards dont on a coupé le cou et qui continuent à courir alors qu'ils n'ont plus de tête.

Ce n'est qu'avec les années que j'ai appris à gérer cela, à me détendre un peu, à aérer mes romans. Ecrire n'est pas vraiment plus facile, mais on dispose de techniques qui font que, quand même, on y arrive mieux. Même si, parfois, je me dis aussi qu'il y a un côté anachronique dans l'écriture, la lenteur qu'elle suppose, alors même que tout va tellement vite aujourd'hui, tout s'est accéléré autour de l'écrivain qui, lui, continue à son rythme.

Quelle relation entretenez-vous avec vos lecteurs ?


C'est émouvant d'avoir des lecteurs. C'est merveilleux, on a l'impression qu'on peut communiquer. En fait, à chaque livre, il se passe ce drôle de phénomène, un peu désagréable : quand vous l'avez fini arrive un moment brutal où le livre veut littéralement couper les ponts, se débarrasser de vous. On ne peut pas être son propre lecteur. Votre livre terminé est devenu un objet, une sorte de magma un peu pâteux, une masse informe dont vous avez une vision de détails, mais pas de vue d'ensemble. Et c'est le lecteur qui va le révéler, comme cela se passe en photographie. Le livre n'appartient plus à celui qui l'a écrit, mais à ceux qui le lisent. 





ARAUCARIA

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