mardi 12 janvier 2016

Discographie / David Bowie en dix albums essentiels

David Bowie
Par Micky Rock

David Bowie en dix albums essentiels



Presque cinquante ans de carrière et le vertige de la savoir achevée. Passage en revue forcément subjectif de dix albums majeurs, chacun illustrant à sa manière un pacte implicite : en renouvelant l'image de la pop star, concilier distance théâtrale et passion musicale, travail acharné et attitude d'esthète. Mission accomplie.

David Bowie (1967)





C'est Bowie avant Bowie, bien que le pseudo soit déjà là. Une chance. L'aperçu du jeune Londonien que fut David Jones, humant l'air du temps, encore hésitant, mi-folk, mi-mod, à peine rock et encore vaudeville. « Je ne savais pas si j'étais Elvis Presley ou Max Miller », confiera plus tard l'artiste (Max Miller, 1894-1963, est un comédien anglais de stand-up, assez salé pour son époque).
A écouter les Rubber BandLove you till tuesday ou Maid of Bond Street, on devine un peu ce que le garçon écoutait en 1967 : les Kinks de Ray Davies, le Pink Floyd de Syd Barrett et, of course, les Beatles de Sgt Pepper. En la matière, son semi-amateurisme est touchant. On l'entend même éternuer dans Please Mr Gravediggeret même si c'est joué, on a vraiment peur qu'il ait pris froid.

Hunky Dory (1971)





Les premières grandes chansons de Bowie précèdent cet album : ce sont Space Oddity (et l'apparition cosmique du Major Tom) et The Man who sold the world(que Kurt Cobain viendra ressusciter vingt-deux ans après). Mais Hunky Dorydéploie ses charmes d'un bout à l'autre et jongle à merveille avec la poésie d'étudiant, la pop de cabaret, les ballades cotonneuses et des hommages on ne peut plus éloquents : WarholDylanLou Reed (Queen Bitch).
En empruntant délicatement (!) Fill your heart au presque inconnu Biff Rose, le beau David commence à entretenir une réputation de pique-assiette que la suite incessante de ses métamorphoses aura le don d'éclipser. L'art de (se) transformer devenant alors une seconde nature admise par tous, fans, pairs et critiques. En attendant, Hunky Dory a le goût particulier des exercices d'admiration, où la maladresse est admise. Et Changes est plus qu'une chanson vibrante de jeunesse et d'énergie, tout un programme.

The Rise and fall of Ziggy Stardust (1972)





Il y a l'avant et l'après Ziggy. On aura beau creuser la généalogie du geste (et raviver les mânes de Vince Taylor !), Bowie est le premier à jouer du dédoublement entre personne et star, à mettre en scène une créature qui est à la fois lui-même (il l'incarne) et un autre. Elvis rencontre Brecht et le mannequin Twiggy, Star Trek. Le futur est androgyne et pailleté de la tête aux pieds. Par la magie d'un visionnaire, il est déjà présent. Ziggy peut même mourir (et pas dans un bête accident de voiture comme le fera son rival Marc Bolan), si Bowie le veut – ce sera le fameux concert du Hammersmith Odeon à Londres, le 3 juillet 1973.
Au-delà du brillant concept, dont l'influence dépassera de beaucoup la scène glam, l'opéra Ziggy Stardust livre plusieurs grands airs mémorables (Five yearsStarman,Suffragette city), et sa veine rock produira, en plus du justement fameux Rock'n'roll suicide, les meilleurs titres de Diamond Dogs (Rebel rebelRock'n'roll with me) et l'hymne All the young dudes offert aux copains de Mott the Hoople.

Aladdin Sane/Pin ups (1973)





Difficiles à départager, les deux productions de l'an 73. La logique imposeraitAladdin Sane, dont la pochette à elle seule marque encore les esprits : ce portrait au visage zébré de rouge et à la goutte de mercure, signé Brian Duffy, est une des plus belles images emblématiques de l'artiste. Des titres comme Panic in Detroit,Cracked actor et l'irrésistible Jean Genie ont peu d'équivalent dans le corpus bowien. Time inaugure son flirt avec le jazz en rappelant ses débuts de saxophoniste.
Mais on peut aussi avouer un faible pour Pin ups, anthologie de reprises de l'âge d'or où la pop anglaise carburait encore au rhythm'n'blues, 1964-67 (Who, Pretty Things, Them, Yardbirds…). Justement parce qu'un Bowie déjà fait roi ne craint pas de s'afficher en suzerain de Syd Barrett (See Emily play) ou Ray Davies (Where have all the good times gone). L'appropriation stylée se paie ici d'autant de coups de chapeau (et de droits d'auteur).

Young Americans (1975)





La conquête de l'Amérique était inscrite dans les gènes du jeune génie. L'Angleterre lui faisait un costume étriqué. Le rock était à l'article de la mort (comme il l'a souvent été). Emacié, coké à fond, tout épris de sa nouvelle obsession (le groove), David Bowie se relance en prince soul-funk. Un rôle qu'il prend très au sérieux, en tenant à la lettre l'impossible pacte qu'il s'est passé un jour avec lui-même : conjuguer distance et passion.
Sous le velouté d'une star hollywoodienne sophistiquée (ah, les volutes de sa cigarette fondues au halo roux de sa chevelure…), Bowie bosse dare-dare la question avec des pros du genre : Willie Weeks et Andy Newmark à la section rythmique, David Sanborn au saxo… Young Americans marque aussi le début de sa collaboration avec Carlos Alomar, dont la guitare va devenir une signature du son Bowie à travers plusieurs phases musicales.
Fame (composé avec John Lennon) et John, I'm only dancing sont délibérément funky, mais Bowie est trop malin pour essayer d'être un James Brown ou un Al Green blanc. Il fait sa propre sauce et trouve assez d'humour pour l'appeler « plastic soul », manière de couper l'herbe sous le pied à tous les commentaires. Pour le reste, l'habillage classieux opère à la perfection. Sous ce vernis, cependant, l'homme Bowie est alors plutôt mal en point – son visage « d'un blanc translucide » (Alomar). Un nouveau personnage est né : le Thin White Duke, bientôt décliné sur scène.

“Heroes” (1977)





Les guillemets de la pochette marquent sans doute les pincettes avec lesquelles il convient de prendre ce mot souvent réservé à ceux qui font les guerres. Le choix d'installer son nouveau quartier général à Berlin, une douzaine d'années avant la chute du Mur, peut être vu comme une nouvelle preuve des dons visionnaires de Bowie. Le Hansa Tonstudio où l'album est enregistré entièrement (Low ne l'avait été qu'en partie) se situe à moins de 500 mètres dudit Mur. Robert Fripp ne fait qu'y passer mais sa contribution est décisive. Le nouveau son voulu par Bowie bénéficie du tranchant froid de l'ex-King Crimson.
Mieux que son prédécesseur, ce deuxième volet d'une trilogie qui s'achèvera avec l'inégal The Lodger, assimile l'influence germanique de Can, Neu! et surtoutKraftwerk. Le morceau-titre fait littéralement exploser la première face avant de devenir un hymne générationnel (et d'inventer à lui seul une bonne moitié de la new wave française). Et les pulsions enluminées de The Secret life of Arabia se réverbèrent à l'infini.

Scary Monsters (1980)





La trilogie berlinoise est désormais citée partout comme référence ultime du modernisme esthétique insufflé par Bowie au rock, mais elle n'eut guère en son temps le succès escompté. N'importe, il a mieux que survécu au punk. Avec Scary Monsters (And super creeps), l'ex-star glam réinventée en jeune homme moderne quitte Berlin et renoue avec une veine moins expérimentale. Fini l'improvisation en studio, plus de chansons solidement construites avant de les soumettre à Tony Visconti, son co-producteur attitré depuis Young Americans. Exit Brian Eno et ses synthés mais Fripp est plus que jamais là, qu'on écoute seulement Fashion ouKingdom come (la reprise de Tom Verlaine).
Bien qu'ayant plus d'un titre à faire valoir, l'album est cependant écrasé par le diamant que reste à jamais Ashes to ashes, une des compositions les plus renversantes de son auteur, et que son clip psyché-surréaliste à inscrit un peu plus dans les mémoires. Bowie s'y présente en pierrot lunaire, manière d'allusion à sa formation de mime – et de boucler déjà une boucle ?

Let's Dance (1983)





Boxeur tête baissée, Bowie rétabli au sommet choisit d'enfoncer le clou. Et il n'y va pas de main morte. Le morceau-titre fait danser tout le monde mais au prix d'un tempo pachydermique, et la voix égosillée ne se soucie plus trop d'élégance. Heureusement, sous son apparat furieusement 80's, l'album recèle d'autres arguments. Nile Rodgers (guitariste et coproducteur), flanqué à l'occasion de son complice Bernard Edwards, ajoute une touche de Chic à l'entreprise.
Et ce sont les morceaux les plus carréments pop qui font mouche : Modern love, qui appelait manifestement la chorégraphie d'une course effrénée (voir l'usage qu'en a fait Leos Carax dans Mauvais Sang et sa reprise par Noah Baumbach dans Frances Ha…) ; et un China Girl bien enlevé au vieux camarade Iggy Pop, en qui Bowie trouva un temps une sorte d'alter ego casse-cou – sûrement fasciné par cette absence de calcul qui lui était à lui, Bowie, totalement étrangère.

Black Tie, White Noise (1992)





Le reste des années 80 n'a pas réussi à David Bowie, jusqu'à sa résurrection en simili-groupe avec Tin Machine (« noise rock without the noise », écrivait méchamment un confrère américain). Black Tie, White Noise fut donc, à tort ou à raison, célébré comme un retour aux affaires. Symboliquement, y figure Mick Ronson, guitariste des années glam – et qui disparaîtra six mois après la sortie de l'album. Musicalement, celui-ci ne laisse peut-être pas plus de traces exceptionnelles que les autres productions bowiennes de la décennie 90's.
D'ailleurs certains fans aventureux ont adoré Outside (y compris les passages narratifs) et ceux de Nine Inch Nails ont un penchant coupable pour Earthling. Mais on parle ici d'une époque où la persistance même de David Bowie et son souci de se renouveler encore et toujours, suffisaient à forcer l'intérêt, sinon l'admiration. Black Tie… a du moins le mérite d'affirmer aux yeux du monde la dette contractée par Bowie auprès de Scott Walker, via une relecture sentie de Nite Flights.

Blackstar (2016)





Oui, sans doute, The Next Day n'était pas si mal. Mais Blackstar ne pourra plus jamais s'écouter de la même façon. Le fait est là, même si on ne peut spéculer sur ses causes objectives : le créateur de cet album ultime a laissé trois jours aux plus empressés de ses auditeurs pour l'extraire de la nuit noire où il flotte à présent. Chant du cygne, adieu aux armes, etc., toutes ces expressions pâlissent à côté de cette formidable coïncidence. Qui ne rêve de s'évanouir en étoile ? Noire évidemment, pour porter son propre deuil avec superbe et élégance.
En écoutant pour la première fois Blackstar, et singulièrement son morceau-titre, à coup sûr ce que Bowie a offert de plus fascinant depuis des lustres (l'émotion se mêlant à la séduction et au malaise), il était tentant d'y voir une version grand public des excursions sonores accomplies depuis vingt ans par Scott Walker. Mais ce que l'artiste y dévoile de vulnérabilité, ajouté à son éternel sens de l'ambigüité (avant-garde et commercial, lyrique et retenu, chic et kitsch…) nous emmène plus loin que ça. Pour plus longtemps que prévu.




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