Quand Bowie devint la Joconde
Laurent Rigoulet
Publié le 26/09/2015. Mis à jour le 04/10/2015 à 08h44.
A l'occasion de la ressortie en coffret des vinyles des années folk et glam, retour sur la rencontre entre David Bowie, en rupture de Ziggy, et le photographe Brian Duffy, enfant terrible de la mode londonienne, pour la pochette d'“Aladdin Sane”. Icône !
On ne sait pas combien de temps ça durera, mais l'objet en vogue, à l'approche du sapin 2015, a les atours d'un coffret vinyle. Bruce Springsteen, John Lennon, Roxy Music, Marvin Gaye, Queen, Bob Marley ont déjà leurs intégrales (ou presque) en carton glacé, chic et épais. Et David Bowie présente la sienne en majesté. Elle ne concerne que les premières années d'exercice (Five Years 1969-1973) mais pèse quand même ses six kilos. A la différence des concurrents, l'état major du « Starman » ne s'est pas contenté de dupliquer les albums existants (remastérisés ou pas) mais ajoute un double album d'inédits, une version alternative de Ziggy Stardust (le remix de 2003) et soigne les pochettes jusqu'à la texture. Gaufrée sur The Man who sold the world (la fameuse image censurée de Bowie en robe), lisse et brillante sur Hunky Dory, d'un mat lumineux pour Aladdin Sane. Première cible : les fans, bien sûr, mais aussi les nouveaux venus et ceux qui ne se sont jamais accoutumés à la miniaturisation de ces monuments de l'art pop que sont les 33 tours de l'histrion glam.
La pochette chez Bowie, c'est tout une histoire. Celle d'Aladdin Sane est inoubliable, au point qu'on l'a rebaptisée « Joconde de la pop » et qu'elle a servi (dans une version alternative) de figure de proue aux grandes expositions londonienne et parisienne. Quand il se lance dans sa conception, en 1973, Bowie ne veut pas seulement prendre un nouvel envol, quittant la peau d'un Ziggy Stardust suicidé sur la scène de l'Hammersmith Odeon, il souhaite aussi faire entrer son métier dans une nouvelle dimension. Son ange gardien de manager, l'insatiable Tony DeFries, est bien décidé à faire de son héros transformiste une star planétaire et parle de révolutionner la communication rock à l'aide d'un sortilège visuel : « Je voulais persuader la maison de disques de mettre sur pied une campagne globale, raconte-t-il. Il me fallait une image que nous pourrions décliner sur tous les supports. Jusqu'à la diffusion de spots télé, ce qui ne s'était jamais vu. Le marketing musical était tout à fait balbutiant. » Le manager a quelques ruses en réserve : il imagine, par exemple, que le meilleur moyen de convaincre la maison de disques de l'importance du projet est de lui proposer un devis exorbitant. Il se tourne vers quelques stars de la photographie, Masayoshi Sukita, David Bailey et un enfant terrible du Swinging London, Brian Duffy, star du glamour, qui vient de signer le prestigieux calendrier Pirelli. Ce dernier emporte la mise. Il est conquis par son modèle et marche dans la combine de DeFries, avec sa verve de pirate : il propose les tirages les plus chers et les plus sophistiqués, des plaques photographiques importées de Suisse et une typo de chez Conway's, le chic du chic.
Duffy est un personnage fantasque, visionnaire, provocateur. En 1972, il approche de la quarantaine et brûle de ses derniers feux. Pour lui, la photographie s'éteint pendant ces années-là. « Tout a été dit entre 1839 et 1972, clame-t-il. Il n'y a rien plus rien à inventer. J'ai mis un certain temps à voir cette mort venir. Le premier à m'avoir alerté est Henri Cartier-Bresson, qui s'est mis à la peinture et au dessin. »Duffy se consacrera, lui, à la rénovation des meubles anciens, après avoir entrepris de brûler toutes ses photos, sur un coup sang, la fin des années 1970. La prise de vue pour Aladdin Sane est l'un de ses derniers faits d'arme. L'écoute de Jean Genie lui a soufflé l'idée d'une apparition d'un Aladdin au torse nu. On lui prête aussi l'idée de l'éclair (mais d'autres sources jurent que c'est Bowie). Celle-ci vient à chaud en tout cas. Un autocuiseur dans le studio sur lequel est dessiné un éclair bleu et rouge servira de modèle. Pierre La Roche, l'artiste maquilleur de Ziggy Stardust (de Jagger et du Rocky Horror Picture Show) s'emploie à tracer le plus éclatant des dessins sur la joue du chanteur, mais le photographe a d'autres vues. Il le fait savoir avec force jurons (sa signature) et dessine brusquement un éclair au rouge à lèvres qui vient barrer le visage de Bowie : Aladdin Sane est né.
Avec le temps, la genèse de l'album gagne en mystère. Un souvenir chasse l'autre. Duffy a-t-il vraiment eu l'idée du génie d'Aladdin parce qu'il a mal compris le titre de l'album quand Bowie le lui a soufflé « A lad insane » ? Bowie voulait-il un éclair comme celui qui accompagnait la devise de Presley, « TCB » (taking care of business) ? L'alchimie entre les deux artistes est telle qu'ils se partagent l'idée et l'exécutent en moins d'une journée. A la perfection. Simple portrait sur fond blanc, la pochette d'Aladdin Sane est une œuvre de maître en même temps qu'une arme publicitaire déclinée sous toutes ses formes. 100 % Duffy. 100 % Bowie. Ils en feront d'autres.
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