Woody Allen, Cafe Society: «What else?»
Croyez-bien que j’en suis tout à fait désolé, mais le dernier Woody Allen, comme la grande majorité de son œuvre, est très réussi. J’aurais beaucoup aimé en dire un peu de mal, c’est fatiguant de dire toujours du bien de Woody, on manque d’inspiration pour dire, une fois encore, l’éblouissement que provoque presque chacun de ses films. Pire que tout, Cafe Society fait une certaine unanimité. Bon, on sait bien que les mêmes qui encensent le film aujourd’hui nous expliqueront l’année prochaine que Woody ne fait plus rien depuis Annie Hall / Match Point / September (oui, certains critiques aiment beaucoup faire leur intéressant, parce qu’honnêtement, September, sauf si on a joué dedans…), si maintenant on doit être cohérent avec ce que l’on a écrit…
Cafe Society se déroule à une époque chère au réalisateur, les années 30- 40, âge d’or hollywoodien, années du jazz triomphant, celles qu’il racontait déjà dans Radio Daysdont ce film semble être un double en négatif. Ceux qui considèrent Radio Days comme une œuvre majeure du génie new-yorkais auront l’impression de voir sur l’écran le monde de strass et de célébrités qui faisait rêver la famille de juifs de Brooklyn. Bobby Dorfmann, le jeune héros, interprété par Jesse Eisenberg qui est peut-être enfin LE double que se cherche Woody depuis 20 ans, débarque justement à Hollywood du Bronx. Neveu d’un puissant agent de stars hollywoodiennes, il compte se faire une place au soleil (de Californie).
L’ascension est difficile mais il rencontre l’amour, à travers la lumineuse Vonnie, interprétée par la déjà brillante Kristen Stewart (dont il est désormais impossible de remettre en cause le talent). Lumineuse, au sens littéral : le grand Vittorio Storaro, directeur de la photo des Parrain ou d’Apocalypse Now, l’entoure perpétuellement d’un halo de lumière, elle éblouit Bobby (et le spectateur), jusqu’à lui masquer la réalité : elle est éprise d’un homme mystérieux, hésite entre lui et Bobby, entre une vie de paillette set une existence normale auprès du jeune gars de New-York.
Le film est ainsi une des comédies romantiques les plus abouties de Woody Allen qui a apporté un soin tout particulier à son esthétique. Le choix de Storaro n’est pas innocent, le roi des levers et couchers de soleils, celui qui sait si bien jouer des ombres et d’une lumière presque aveuglante. La première partie, où Woody retrouve le Los Angeles qu’Alvy Singer fuyait dans Annie Hall, est presque irréelle. Villas somptueuses, voitures somptueuses, actrices et acteurs somptueux. La lumière très chaude fait de ce quartier de Los Angeles un Eldorado où chacun viendra tenter sa chance. Elle fait aussi de Los Angeles un endroit artificiel.
Mais Woody Allen film aussi ce que les prolétaires de Radio Days n’imaginaient pas en écoutant les récits des grandes soirées des stars d’Hollywood : une actrice devenue prostituée pour gagner sa vie, les bars à tacos minables où se retrouvent Bobby et Vonnie, encore aux portes de la réussite. Les rues de LA sont presque désertes, les habitants ne semblent vivre que dans les soirées fitzgeraldiennes que multiplie ce microcosme. Los Angeles brille, mais cela ressemble à du toc. On y pratique le name dropping sans que jamais les grandes légendes annoncées ne se montrent.
On voit surtout des dandys et des pique-assiettes et au centre, Phil, que Steve Carrel joue avec une grande subtilité. Toujours dans la retenue mais toujours sur le point d’exploser, retenant le juif new-yorkais en lui, un goût discutable, des manières de grand pontes méprisants, seul son amour sincère pour une jeune femme qui refuse les paillettes et prétend garder les pieds sur terre rappelle qu’il n’est pas véritablement de ce monde, qu’il est l’un de ceux venus se frotter au mythe californien. Il a peut-être été comme son jeune neveu, mais le New-Yorkais qui sommeille en Bobby le rappellera chez lui, dans cette famille qui ressemble trait pour trait à celle de Radio Days : une mère juive à la répartie cinglante, un père colérique. Woody Allen a toujours eu ce talent de faire de ces duos en perpétuelle dispute l’image paradoxale de l’amour véritable et de la fidélité… Pour reprendre l’expression du rabbin de Radio Days : ces deux-là se méritent, et, au-delà de leurs excès et du concours de vexations mutuelles, sont l’image même d’un mariage réussi.
Un frère mafieux, une sœur mariée à un philosophe communiste, des parents hystériques : Bobby est de retour à New York où Woody Allen nous fait découvrir le monde des paillettes version côte Est. La lumière de Storaro devient plus froide en même temps que les rues se remplissent. A la tête d’un night-club à la mode, le Rastignac du Bronx côtoie enfin directement la jet-set, alors que Woody le maintenait presque toujours dans l’antichambre, à la porte, sur la côte Ouest. Il « réussit » sa vie, rencontre une femme magnifique, réaliserait presque le rêve américain si, comme dans toutes bonnes comédies romantiques, la première femme aimée ne faisait sa réapparition.
Jamais Woody Allen n’avait à ce point assumé sa descendance lubitschienne. Bobby, Vonnie sont des indécis, les décisions sont prises sur des coups de tête, semblent immédiatement regrettées. On se tourne autour, on affiche ouvertement son attirance pour l’autre à l’aide d’allusions sexuelles explicites (une des premières questions que Bobby pose à Vonnie porte sur les performances sexuelles de son mystérieux amant, il draguera Veronica de façon bien peu subtile…). Bobby est un héros lubitschien, à la fois audacieux et indécis. Les deux mettent beaucoup d’énergie à se retrouver sans trop savoir pourquoi. Qu’ils se retrouvent et les lumières redeviennent de plus en plus chaudes, la mise en scène de Woody Allen est d’une belle élégance, Cafe Society est sûrement l’un des plus beaux films de son auteur, déjà sur le plan esthétique. Les séquences s’enchaînent avec une grande fluidité, composées avec une précision que l’on devine millimétrée.
Ce soin apporté à la technique donne au film une légèreté que le cinéaste se plait à faire coïncider avec un propos véritablement sombre. Ce que cache cette soif de fêtes, de soirées c’est bien autre chose que la vacuité de la vie hollywoodienne ou des nuits new-yorkaises. On fait la fête de L.A à New York, parce que le temps est compté. Si l’histoire d’amour importe autant, c’est que derrière plane l’ombre de la mort. Omniprésente dans les discussions des parents, vécue comme une fatalité autant qu’une injustice (« je vais mourir sans jamais avoir eu de réponse à mes prières », regrette le père, « pas de réponse, c’est déjà une réponse », répond sa femme »), elle est même présente à l’écran avec une certaine violence surprenante chez Woody : le frère de Bobby assassine à coup de révolvers, le sang gicle, le béton coule sur les cadavres… On fait la fête ou l’on se convertit à une religion qui promet une vie après la mort. Le frère, se convertira au catholicisme, fuyant un judaïsme où il n’y aurait rien après la chaise électrique. Anecdotique ? Les hilarantes réflexions de la mère (« Si le judaïsme avait promis la vie éternelle, il aurait sans doute eu davantage de clients »), aussi affligée par la conversion de son fils que par ses meurtres, masque mal le paradoxe : le frère, un assassin de la pire espèce, préfèrerait risquer de vivre une éternité de tourment en enfer plutôt que le néant ? Vertigineux…
Dans cette si belle comédie romantique, le monde est violent, véritablement violent : la tentative de percer à Hollywood est un échec, les femmes doivent se prostituer, les hommes repartent chez eux. La mort est fatalement au bout du chemin : car, comme le dit la mère, si l’on doit vivre chaque jour comme si c’était le dernier, il y a forcément un jour où l’on aura raison… La Woody’s touch, c’est cet art de nous faire sortir de la salle euphorique alors que le film nous rappelle que l’histoire se finit toujours mal. Pour certains, le drame, c’est quelqu’un qui se refuse à vous, pour d’autres, c’est une balle dans la tête, la chaise électrique ou la pauvreté : de toute façon, ça finira toujours mal…
Alors pour nous rendre aussi mélancolique qu’euphorique, il y a les films de Woody Allen. Comme Radio Days, encore, le film se clôt sur une fête de nouvelle année. Sur un futur indécis. Sur Bobby à New York et Vonnie à Los Angeles. L’allégresse des « bonnes années » et un regard triste de quelqu’un qui pense à ce que cela aurait pu être si…
La lumière d’un soleil couchant illumine une dernière fois Vonnie. D’où vient cette lumière ? Nous sommes dans un lieu clos ! Une lampe ? Le souvenir de la dernière soirée vécue avec Bobby à Central Park ? De la première rencontre à Los Angeles ? Juste le hasard ?
Pas de réponse, c’est déjà une réponse.
Cafe Society – Etats-Unis – 1h36 – Un film écrit et réalisé par Woody Allen
Directeur de la photographie : Vittorio Storaro – Montage : Alisa Lepselter – Avec : Jesse Eisenberg, Kristen Stewart, Steve Carell, Parker Posey, Blake Lively, Corey Stoll, Ken Stott, Jeannie Berlin, Woody Allen (voix off)
Film projeté en ouverture (hors compétition) du Festival de Cannes 2016. En salles depuis le 11 mai 2016
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