mercredi 30 mars 2022

Jeanette Winterson / La faille du temps / Métamorphoses de Shakespeare

 

William Shakespeare


Métamorphoses de Shakespeare

par Liliane Kerjan
9 avril 2019

À l’heure où se multiplient les adaptations de romans, films et nouvelles sur les scènes de théâtre, l’éditeur Harper a pris le pari inverse et passé commande de romans à partir des pièces de Shakespeare, pour commémorer le quatrième centenaire de la mort du Barde de Stratford. Jeanette Winterson a ouvert allègrement le bal avec La faille du temps, inspiré du Conte d’hiver.

Jeanette Winterson, La faille du temps. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Buchet-Chastel, 306 p., 22 €


Dès 2013, l’idée d’un nouveau travestissement est lancée et Harper sollicite des auteurs tels que Margaret Atwood, Anne Tyler ou Howard Jacobson pour réécrire Shakespeare à l’usage du public du XXIe siècle, tout en restant fidèle à l’esprit original. L’une des pièces de la dernière période, Le conte d’hiver, jouée pour la première fois en 1611, semble s’y prêter tout particulièrement puisqu’on l’a parfois appelée « romance », étiquette trompeuse pour une tragi-comédie qui continue d’exercer une fascination à travers ses péripéties et sa fantaisie. Dans l’ombre du grand Will qui a toujours aimé jouer avec les déguisements et flirter avec le transgenre, Jeanette Winterson accepte, et sans aucune hésitation car elle y trouve maintes résonances personnelles : « J’ai écrit cette reprise parce que cette pièce m’habite depuis plus de trente ans. Elle m’habite parce qu’elle fait partie des écrits et de cet univers sans lesquels je ne pourrais pas vivre, une pièce en dehors de laquelle je ne pourrais pas vivre. Cette pièce parle d’une enfant trouvée et j’en suis une. Cette pièce parle du pardon et des futurs possibles – de la façon dont le pardon et le futur sont liés dans les deux sens. Le temps est bien réversible. »

Reste à explorer la faille. Courant sur seize années, l’intrigue de ce conte romanesque que Shakespeare mène de Sicile en Bohême se nourrit d’un riche matériau : jalousie soudaine du roi Léonte, message surnaturel de l’Oracle, conflit des pensées et des sentiments, poésie des bergers de la scène pastorale, disparition et survie de Perdita, idylle et fuite des jeunes gens amoureux, épisodes de reconnaissance père-fille et de rencontre des rois, extraordinaire final avec résurrection de la statue d’Hermione. S’y ajoutent l’harmonie familiale et politique retrouvée en dénouement, la mise en œuvre du mythe des saisons, autant de signes de mobilité, de vie ardente appuyée sur la prosodie shakespearienne aux cadences variées qui enchante les cinq actes. Mais c’est sans aucun doute l’action du Temps, porteur du lent mûrissement de la prise de conscience, le soubassement religieux et le retour à la sérénité, ces données capitales, qui emportent l’adhésion de Jeanette Winterson car pour elle chaque vie n’offre que deux choix possibles : ou se recroqueviller sur le passé ou pousser vers l’inconnu.

Comme à son habitude, elle a toutes les audaces et, si la trame de l’action reste fidèle et solide, la licence fictionnelle sur les gens et les lieux s’en donne à cœur joie. De Bohême et Sicile, on passe sans ambages à Londres et à La Nouvelle-Orléans, incidemment à Paris. Chaque personnage d’aujourd’hui joue avec son double ancien, ainsi se campent Leo (ex-Léonte), devenu roi des fonds d’investissement à la City, jaloux et requin, MiMi (ex-Hermione), chanteuse franco-américaine à succès qui signe chez Virgin, Xéno (ex-Polixène), créateur de jeux vidéo perdu dans sa réalité virtuelle et sexuelle ; le berger et le clown de Bohême reparaissent dans le Sud profond des États-Unis, en Shep, pianiste de bar avec son fils Clo, tandis que le voyou Autolycus, « le méchant le plus attachant qu’ait créé Shakespeare, malin, lunatique et qui ne se laisse jamais abattre », vole à la tire, ment et trafique des voitures d’occasion. La liesse change de rive et la fête des moutons de 1611 tourne au bœuf au bar de la toison, le Fleece, dans sa version de 2015.

Jeanette Winterson, La faille du temps

Jeanette Winterson © Mark Vessey

La liberté joyeuse de ces translations amène tout naturellement Jeanette Winterson à une radioscopie de la société contemporaine, du pouvoir, de l’empire de la finance, du mélange racial et des aveuglements. La forme longue permet de multiplier les dialogues et anecdotes qui donnent chair à chacun, dépaysent le procès et assurent l’escalade. Trois actes, avec leurs séquences en chapitres brefs, peuplés de milans, corbeaux, loups et ours à la Shakespeare, deux entractes, et le tour est joué. L’ouverture, intitulée « L’astre des eaux », frappe fort, elle déroute, car, glauque à souhait, elle est consacrée à l’abandon d’une enfant par une nuit d’ouragan et de crime à La Nouvelle-Orléans, avec pour témoins deux Afro-Américains, Shep et Clo, bien intrigués par ces mystères. « Que les choses ne soient pas ce qu’elles semblent être fait la beauté et l’horreur du Conte d’hiver ».

Anglaise du Nord, enfant unique dédiée à Dieu par ses parents d’adoption, célèbre à 24 ans avec son titre à grand succès Les oranges ne sont pas les seuls fruits (L’Olivier, 2012), Jeanette Winterson s’y connait en émotions et en techniques littéraires, disposant après une dizaine d’œuvres « des clés de toutes les poternes ». Elle scrute le théâtre, écrit même une « pièce pour trois voix et une ribaude » qu’elle intitule Art et mensonge (1998), et, fascinée par les mots de la Bible, elle touche à tout, manie la violence, passant du brulot féministe au traité des passions. Adepte du « fleurir plutôt que périr », elle se sent missionnaire, apporte sa dynamite, discipline sa colère pour mieux inviter à se départir du fatalisme et à faire des choix, dans le défi permanent du changement.

Shakespeare pré-texte et prétexte, voilà qui ouvre des dérapages affinés. Pour l’observatrice du XXIe siècle, la société n’a pas changé : guerres, trahisons, rages et peines d’amour perdu, allégeances et revanches, tout est là encore aujourd’hui et elle le rend visible avec ses nouveaux oripeaux. Ainsi Perdita paie en dollars, Léo siffle de la vodka, pour Autolycus « quel que soit le moment, boire un bourbon, c’est faire la moitié du chemin vers la vérité ». Quant à Pauline, elle aime Marks & Spencer, tandis que les i-pads ont remplacé les parchemins. Mais à ces gamineries faciles, s’ajoute aussi le plaisir de maintes allusions au texte initial, à commencer par le titre de Winterson, La faille du temps, qui fait écho à la source de Shakespeare, Le Triomphe du Temps, roman de Greene (1588), plaisir qui devient vite un petit jeu addictif avec les clins d’œil malicieux au Songe d’une nuit d’été, au célèbre théâtre du Globe devenu la Roundhouse , voire la double entente avec la troupe et la librairie parisienne Shakespeare & Company. Les enjambements de période acclimatent les musiques, invitent au cœur d’un club de jazz, les pianos mélangent gospel et classique, Perdita peut à bon escient se mettre à chanter Summertime et tout s’achève un soir de concert par une nuit d’été.

« Mes livres sont extravagants », déclare Jeanette Winterson, cette amoureuse des dictionnaires qui travaille les mots – intitulant un de ses chapitres « Fouetté, fouaillé d’épines, d’orties » –, qui entend étirer le tissu de la vie, qui refuse réalisme et linéarité. Pour tous, Le conte d’hiver est un texte canonique, pour elle c’est un talisman, et son travail minutieux fait fi de toute timidité. Le hiératisme des cours royales s’estompe au profit des corps souvent sollicités dans leurs tâches concrètes et charnelles. Si La faille du temps reste un produit dérivé, il permet une seconde naissance, à l’instar de celle de l’héroïne, petite princesse élevée non plus par un berger mais par un Noir du monde interlope de la ville. Car l’intrigue s’amuse et joue avec les notions de bâtardise, de mise au monde bousculée et de naissances multiples – dont les triplées chinoises HollyPollyMolly. Tout comme elle incorpore Billy Joel et Marvin Gaye, T.S. Eliot et Thoreau et chante la gloire du livre.

Jeanette Winterson, La faille du temps

Illustration pour Le conte d’hiver de William Shakespeare de John Opie (1793)

Voici donc un texte multiple qui assume sa vigueur critique face à la gangrène de l’argent, à la violence et l’hypermasculinité d’une société, une réécriture qui pose le dilemme du pardon ou de l’oubli. C’est bien l’universalité des thèmes shakespeariens, la multiplication des points de vue, le paradoxe d’une analyse publique et intime ainsi que le tribut à l’innocence et la patience d’Hermione qui sont recousus, rebrodés pour faire un autre texte sur le changement possible et la seconde chance, thème privilégié par Winterson, militante du pardon et des futurs apaisés : « le temps peut se racheter », dit-elle. En lettrée, elle glose sur les fins possibles « Vengeance-Tragédie-Pardon » et sur les pièces tardives, pratique le défi littéraire qui bannit la tristesse. Une atmosphère d’attente émerveillée et de jubilation habite cette fiction qui combine une réponse au conte de fées original et une pochade savante destinée au monde contemporain pour lancer une hypothèse personnelle où tout s’envole, hors limites. Elle joue avec Shakespeare mais ne le relègue pas, ne le remplace pas. Sans vergogne, Jeanette Winterson bouscule le déroulement chronologique, citant en fin de partie la belle tirade de Léonte sur les prémices de la tendresse : « Chuchoter, n’est-ce rien ? S’appuyer joue contre joue ? … », car cette extravagante est conquise par l’éloge du rien, mot-clé de la pièce à ses yeux. Le conte d’hiver est devenu un philtre à passer de Bohême en Louisiane, à rejeter la souffrance pour mieux s’émerveiller. L’exercice de la reprise a tant plu à cette Perdita des temps modernes qu’elle songe à prendre l’attache de Shylock et à revisiter Le marchand de Venise.

Pour Jeanette Winterson, sensible au réversible, « la fin de la pièce, sans explication ni avertissement jette tous les personnages dans une nouvelle vie. Ce qu’ils en feront entre dans la faille du temps ». Sa fiction s’achève sur une voix de femme, la méditation de Perdita, porteuse d’une histoire « pareille à une poche d’air dans un bateau chaviré ». Au terme de cette adaptation très libre et inventive, qu’il nous faut prendre comme un hommage et une arabesque haute en couleur, laissons pourtant, quatre cents ans plus tard, William Shakespeare nous faire sens et signe dans les derniers vers de la pièce dits par son père, le roi Léonte :

« Emmène-nous d’ici, qu’à loisir nous puissions

 

Nous questionner et nous répondre, sur les rôles

 

Que nous avons joués dans ce vaste gouffre du temps

 

Depuis notre séparation. Oh, vite, emmène-nous.»

EN ATTENDANT NADEAU



mardi 29 mars 2022

Le Mexique de Fernanda Melchor / Une jeunesse en enfer

 

Fernanda Melchor


Le Mexique de Fernanda Melchor : une jeunesse en enfer


L'écrivaine mexicaine Fernanda Melchor dépeint une jeunesse perdue entre violence, bestialité du désir et misogynie dans son nouveau roman, "Paradaïze" (Grasset). Elle est notre invitée aujourd'hui.

23 / 03 /2022


Fernanda Melchor est née en 1982 à Veracruz, au Mexique. Ayant fait ses armes dès l'enfance, avec la télévision autant que par ses lectures, elle a souhaité écrire très jeune. Après avoir réuni des chroniques pour publier Aquí no es Miami (2013), elle s’est fait connaitre dans le monde avec son roman La saison des ouragans (Grasset, 2019, traduction de Laura Alcoba) primé dans plusieurs pays.

Elle revient aujourd'hui avec Paradaïze (Grasset, 9 Mars 2022), traduction française (par Laura Alcoba) de son roman Páradais sorti en février 2021 au Mexique. Un roman, écho avec son précédent, traite de la violence, de la bestialité du désir et d’une misogynie systémique. Ecrit depuis la perspective des bourreaux, il délivre le point de vue de Polo, jeune jardinier pauvre de “Paradaïze”, un lotissement pour riches. Il maudit sa vie misérable, ne trouvant d'échappatoire que dans l’alcool. Il rencontre Franco, qui habite le lotissement. Un adolescent solitaire et obsédé par sa voisine, Madame Marian. Obsédé au point de mêler Polo à un plan pour entrer de force chez elle… jusqu’au drame.

Fernanda Melchor souligne la richesse dramatique des personnages jeunes. L'adolescence est pour elle "un moment de crise existentielle, le premier moment où on se sent le plus nous-mêmes et, en même temps, on n'est pas adulte (...) ; c'est un moment très intéressant en termes dramatiques".

Dans ce livre et dans son oeuvre, Fernanda Melchor s'attache, dit-elle, à "explorer le côté obscur de l'âme humaine : que se passe-t-il dans la tête des personnes capables de commettre des violences atroces, au Mexique et dans le monde ?".

Contre les stéréotypes, elle montre que ces jeunes parfois "n'ont pas d'autre choix " que de rejoindre les bandes du crime organisé. Son oeuvre fait ainsi des pas de côté par rapport à la mode des séries glorifiant les narcotraficants. Dans Paradaïze, ils n'apparaissent qu'en arrière-plan. Fernanda Melchor a par ailleurs participé à l'écriture de Somos, une série Netflix librement inspirée d'un fait divers qui a eu lieu en 2011 : le massacre d'habitants d'Allende, une ville située dans le nord du Mexique, par un groupe de narcos du Cartel de los Zetas. Donnant le point de vue des victimes, elle s'attache à montrer les conséquences de cette violence dans les vies ordinaires.

FRANCE CULTURE


dimanche 27 mars 2022

Mikhaïl Boulgakov / Coeur de chien

 



Mikhaïl Boulgakov 

Coeur de chien


Cœur de chien

Mikhaïl Boulgakov
Traduit du russe par Vladimir Volkoff
Le Livre de poche
157 pages

19 février 2012



4ème de couverture

Quand Mikhaïl Boulgakov publie Cœur de chien en 1925, la Russie soviétique bénéficie d'une relative liberté créatrice avant la nuit noire du stalinisme qui s'annonce. En d'autres temps le sujet de son roman lui aurait valu quelques années de goulag. Que l'on en juge ! Un professeur greffe sur un chien ramassé dans les rues de Moscou l'hypophyse d'un individu qui vient de mourir. L'animal se métamorphose alors en un petit homme ivrogne, grossier et méchant : le donneur était un voyou alcoolique et sans scrupule. Et voilà le professeur harcelé et poursuivi par des comités étatiques et prolétariens en tout genre, guidés et fanatisés par le chien devenu homme. Et pire, homme de parti ! Comme toujours chez Boulgakov, l'irrationnel, la dérision et la folie rejoignent une réalité cauchemardesque. L'écrivain demeure le plus grand et le plus lucide des chroniqueurs satiriques de cette époque totalitaire et tragique. Traduction nouvelle de Vladimir Volkoff.

Biographie de l’auteur :

Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov, écrivain et médecin russe d'origine ukrainienne, est né à Kiev le 15 mai 1891. Il meurt à Moscou le 10 mars 1940.

Son œuvre la plus connue est Le Maître et Marguerite. « Cœur de chien » écrit en 1925, n’est  publié en URSS qu’en 1987. Tout au long de sa carrière, Mikhaïl Boulgakov  est confronté aux difficultés de la censure soviétique.


Mon avis :

Un chien errant, S.D.F. ébouillanté par un cuistot de cantine pleure et se lamente, hésitant entre sa douleur et la faim qui le tenaille. En bon chien, il ne peut s’empêche de mater tous les humains qui passent et sa tendresse pour eux est proportionnelle à leur égoïsme.  Arrive un homme, le Bienfaiteur qui l’emmène avec lui, lui donne à manger, l’autorise à coucher sur son tapis…. La Béatitude, le Bein-Être….. tout cela grâce à LUI, Philippe Philippovitch !!! un docteur, pardon, un Professeur es-rajeunissement en tout genre. En, quelques semaines, il prend 8 kilos, c’est dire si On s’occupe de lui.

Mais, l’Ennemi rôde en ces périodes révolutionnaires. Quoi, ce professeur habite un appartement de 7 pièces en ses périodes où l’on a droit à 1 pièce chacun !!!! Le Comité d’immeuble va changer tout ça !!!! Halte au Capitalisme !!!! Mais bon, notre Professeur a des amis hauts placés (ça sert à toute époque) et les membres du Comité s’en vont la queue basse, bien qu’ils ne soient pas des chiens, mais d’honnêtes prolétaires !

Revenons à Bouboul, puisque tel est le nom de l’ex SDF. Son 6ème sens se met en éveil lorsque Philippe Philippovitch Transfigouratov le conduit dans la salle de soins brillamment éclairée. Arrive le Docteur Ivan  Arnoldovitch (alias le Mordu) qui lui pose un tampon d’éther sur le museau. Voici notre Bouboul au pays des rêves et des hallucinations.

Alors se déroule une opération incroyable, mais je ne vous en dirai pas plus. Au réveil, Bouboul se sent tout chose et, petit à petit, nous assistons à sa transformation en un humain des plus rustres, impolis, ivrogne et voleur…. S’en suit une cascade de quipropos ou des à propos de qui, qui m’ont bien fait rire.

Ce livre amène à plusieurs réflexions :

Qui est le plus humzazyain, bouboul le chien ou bouboulov ? L’on trouve de l’humanité chez Bouboul alors que Bouboulov n’est qu’animalité.

Quant à la transformation du chien, Mikhaïl Boulgakov parle des expériences scientifiques dont le parti est si friand. Pourquoi personne ne semble abasourdi par cette mutation ? La scène des papiers d’identité de Bouboulov est un modèle d’absurdité.

Cette satire m’a faite rire. L’auteur dépeint très bien les mœurs politiques des années 20 en URSS. Schwonder donnant un bouquin d’Engels à Bouboulov !!!! Les membres du comité d’immeuble, plein du discours bolchévique, sont bornés et absurdes. La bourgeoisie n’est pour autant pas épargnée. Un vrai festival !

Est-ce le cauchemar d’un corniaud recueilli et en pleine digestion ou la réalité ? Mais, il y a ces cicatrices… Si vous voulez en savoir plus, suivez la queue du chien plutôt le cœur du chien. C’est un pur moment de lecture déjantée, mais pas que.

Colimasson, je ne dirai qu’un mot : merci. Grâce à toi, j’ai passé un très bon moment






Quelques extraits :

Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou !... Oh regardez-moi, je crève. Sous porte cochère, la neige me chante mon requiem, et je hurle avec elle. Crevé, je suis crevé. Un gredin au bonnet crasseux, le cuisiner de la cantine diététique pour les fonctionnaires du Conseil Central Economique populaire, m’a jeté de l’eau bouillante et m’a brûlé le flanc gauche. Quel saligaud, tout prolétaire qu’il est ! Seigneur, mon Dieu, comme j’ai mal ! Je suis ébouillanté jusqu’à l’os. Alors Je hurle, je hurle, mais ça n’aide pas de hurler.

De tous les prolétaires les concierges sont les pires des ordures. C’est des épluchures d’homme, c’est la plus basse catégorie. Les cuisiniers, ça dépend.

Parce que lui, il ne lui fait pas ça à la papa : il lui inflige l’amour à la française. Entre nous, ces Français, ce sont des cochons, encore qu’ils boustifaillent bien, et toujours avec du vin rouge

Si vous prenez soin de votre digestion, je vous donne un bon conseil : ne parlez à table ni de bolchévisme ni de médecine. Et que Dieu vous préserve de lire des journaux soviétiques avant le dîner.



ZAZY LIT






vendredi 25 mars 2022

Les petites analyses / Le Maître et Marguerite | Mikhaïl Boulgakov

 


Le Maître et Marguerite | Mikhaïl Boulgakov



11 AOÛT 2019

Un roman sous le régime communiste

Discutez avec des russes et vous remarquerez que certains romans déchaînent les passions. Le Maître et Marguerite est de ceux-là. Il représente, pour les uns, ce qu’il se fait de mieux en littérature russe moderne et pour les autres une œuvre hermétique qui part dans tous les sens. Après avoir lu, du même auteur, Cœur de chien, Morphine et le journal d’un jeune médecin, il me fallait lire ce roman phare du XXème siècle afin de comprendre pourquoi il tient une place à part dans le coeur des russes et comment il a influencé une génération au niveau mondial.

Pour ce faire, il est utile de rappeler que le Maître et Marguerite a été écrit par Mikhaïl Boulgakov à l’ombre de la répression communiste à Moscou, entre 1929 et 1940. L’auteur mourra en 1940 bien avant que le roman ne soit complètement publié, ce qui sera chose faite seulement en 1973. En effet, ce texte a été proscrit (à la manière de l’art jugé dégénéré par les nazis) par le système communiste puisqu’il s’agit d’une satire, à peine masquée, de ce dernier.

L’histoire est celui de l’apparition du diable sous forme humaine (ainsi que de ses acolytes). Ils vont mettre Moscou sans dessus-dessous en s’engouffrant dans les failles de chacun des personnages qu’ils rencontrent sur leur passage. Parmi les personnes que Woland (le diable) rencontrera il y a le Maître, un auteur déçu de ne pas voir son roman sur Ponce Pilate publié ainsi que Marguerite qui est éperdument amoureuse du Maître.

Boulgakov n’était pas un auteur de compromission, il a ainsi créé des personnages et des scènes hauts en couleur, comme pour trancher avec la vie grise des moscovites sous le régime communiste.

Un des personnages les plus épiques est sans doute Behemot, un disciple du diable qui a l’apparence d’un chat et qui alterne pitreries, magie noire et absurdités:

– J’ai l’honneur de vous présenter…, commença Woland, mais il s’interrompit aussitôt: Non impossible, je ne peux pas voir ce paillasse ridicule! Regardez en quoi il s’est changé, sous le lit!

Debout sur ces deux pattes, tout sali de poussière, le chat faisait une révérence à Marguerite. Il portait autour du cou une cravate de soirée blanche, nouée en papillon, et sur la poitrine, au bout d’un cordon, un face-à-main de dame en nacre. De plus, ses moustaches étaient dorées. (1)

La magie noire

Un autre élément original est la scène centrale du livre qui se situe dans un théâtre de Moscou où la clique de Woland effectue une séance grandiose de magie noire devant une foule en délire.

Le thème de la magie est omniprésent dans le livre et Boulgakov parvient à rendre cet aspect fantastique presque vraisemblable.

La présence de cette thématique n’est pas sans rappeler le film de Woody Allen, Magic in the moonlight, qui se déroulait aussi dans les années 1920 (aux États-Unis) et qui se basait sur le célèbre illusionniste Harry Houdini.

Cette époque était sans doute friande de ce genre de spectacle et il n’est pas étonnant que Boulgakov ait utilisé ce thème de la magie pour faire sa satire de la société moscovite. Quoi de plus percutant que des tours de magie pour tourner en ridicule certains personnages — voire tout un système.

Il n’est pas rare dans le Maître et Marguerite de voir certains personnages transformés en cochons, des têtes coupées qui continuent à vivre, des billets tombant du ciel et des femmes qui se retrouvent honteusement en petite lingerie sur le trottoir moscovite.

Bien plus qu’une satire

Face à ce déferlement d’événements fantastiques, les autorités auront une fâcheuse tendance à psychiatriser les victimes … comme la répression communiste sous Staline!

Dès lors, il me semble avoir trouvé une analogie entre Yvan Bezdomny, qui est interné car il déclare avoir vu un chat humain monter dans le tramway, et le film américain Harvey (1950) où un certain Elwood est à deux doigts de se faire interner car il voit un lapin-humain. Dans les deux cas, la psychiatrie est présentée comme une prison où l’on soigne très peu le patient concerné et où il est enfermé afin de ne pas nuire au monde extérieur.

Il n’est donc pas étonnant qu’avec ce genre de satire le Maître et Marguerite fût interdit de publication (dans sa version complète) jusqu’en 1973 et la quasi fin du régime communiste en Russie.

Mais résumer ce roman à une unique satire serait omettre sa qualité d’histoire bien construite car le Maître et Marguerite est écrit avec une introduction, un milieu et une fin nettement définie. Sans doute faut-il y voir le travail de peaufinage de Boulgakov s’étalant sur plus de dix années pour ce seul roman. Nous disons parfois que le mieux est l’ennemi du bien mais dans ce cas-ci les nombreuses modifications apportées par l’auteur auront permis de rendre ce roman complet.

De plus, certains éléments du personnage du Maître laissent à penser qu’il est un mélange de Boulgakov lui-même et de Gogol.

On peut ainsi aisément faire le parallèle entre la dépression qui emporte le Maître suite à la non-publication de son roman et les nombreux refus que Boulgakov a essuyé pour certaines de ces œuvres pendant une période de sa vie (2).

L’auteur russe avait aussi un intérêt prononcé pour Gogol et il n’est pas anodin que la scène où le Maître jette au feu son roman fasse penser à l’épisode réel de la vie de Nicolas Gogol où ce dernier brûla la suite des Âmes Mortes (3).

En conclusion

Là où Tolstoï et Dostoïevski méritent souvent une introduction avant de pouvoir profiter pleinement de leurs œuvres, Le Maître et Marguerite de Boulgakov se lit aisément dès les premières pages. L’apport du fantastique a une réelle portée cinématographique au point que certaines scènes du livre rappellent des détails que l’on retrouve dans beaucoup de films fantastiques actuels (chez Tim Burton par exemple). Je ne suis donc pas étonné que le livre de Boulgakov soit dans les premières places des romans préférés de la jeune génération russe.

N.B. Aux lecteurs intéressés, je conseille un site amateur entièrement destiné au Maître et Marguerite dévoilant une multitude d’informations comme les endroits réels sur lesquels Boulgakov se base pour construire son histoire (4).


(1) BOULGAKOV M., Le Maître et Marguerite, Editions Robert Laffont, 2018, P.472

(2) Ibid., P.26.

(3) https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2009-3-page-359.htm#

(4) https://www.masterandmargarita.eu

LES PETITES ANALYSES







jeudi 24 mars 2022

Art et création / Anna Akhmatova, la parole libre

 

Anna Akhmatova


ART ET CRÉATION

Anna Akhmatova, la parole libre

Par Camille Renard

Poétesse adulée, icône des lettres russes, muse de Modigliani, Anna Akhmatova sera censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique. Refusant de fuir, "exilée de l’intérieur", elle fait de la poésie son maquis, sa résistance, sa liberté.

"Elle a su exprimer la voix de millions de gens. Son 'je' _est devenu un '_nous' jusqu’à quelque chose d’universel. Je trouve qu’il y a certains poèmes, rien qu’à les lire, on comprend ce par quoi sont passés les Russes pendant le XXe siècle." Sophie Benech est l'une des meilleures connaisseuses de la poétesse russe Anna Akhmatova, dont elle est la traductrice et l'éditrice en France. Elle éclaire son parcours et son oeuvre de femme libre.  

Proche de Modigliani pendant son voyage de noces à Paris, Anna sera ensuite immortalisée par les plus grands artistes de son temps. Tous témoignent de l'effet qu'elle produisait sur ceux qui l'approchaient. Le peintre Georges Annenkov disait d'elle en 1971 : "Elle était très belle, elle a posé pour deux de mes portraits, qui sont reproduits dans l’univers entier." "Il y avait quelque chose pas de tellement beau, mais de tragique dans tout son extérieur, dans son attitude. Elle était comme une reine. Elle se tenait comme une reine", estimait de son côté Georges Adamovitch. Pour Roman Jakobson, elle était "une femme d’une très forte volonté, d’une volonté tragique. Un grand génie poétique."

Une icône adulée de l'Âge d'argent

Amante généreuse, trois fois remariée, Anna Akhmatova proclame toute sa vie sa liberté de femme. "Elle passait pour une originale, une excentrique. Dès son adolescence, elle se promenait pieds nus, elle se baignait dans la mer, elle ne mettait pas de corset… Une de ses amies disait d’elle qu’elle avait un tempérament 'indomptable et farouche', que c’était une 'petite vaurienne délurée'", poursuit Sophie Benech.

A 23 ans, Anna est une figure incontournable de la bohème littéraire de Saint-Pétersbourg. Son premier recueil provoque une ferveur hystérique. Vénérée par la jeunesse, icône de “l’Âge d’argent” russe, elle veut dépasser le symbolisme, comme elle l'exprime elle-même dans un de ses poèmes : "Je n’ai que faire des odes. Pour moi, tout dans les vers doit mal tomber. Rien ne doit être comme il faut." 

"Elle a fait rentrer énormément la vie quotidienne concrète [dans son œuvre], qui se mêle au lyrisme. Même les choses  les plus petites, les plus humbles, elle arrive à en sortir la beauté", analyse la traductrice et éditrice d’Anna Akhmatova, Sophie Benech.

La renégate

Tout bascule un jour d’octobre 1917. Avec son ancêtre princesse tatare et son enfance passée dans un château, Anna Akhmatova symbolise ce que veut éradiquer la révolution bolchevique. Ses amants et maris successifs sont arrêtés, fusillés ou meurent dans les camps. Son fils Lev est envoyé plusieurs fois au Goulag, où il reste près de quinze ans. Elle est étiquetée renégate, nuisible, réactionnaire. Interdite de publication, elle est la bête à abattre quand Staline prend le pouvoir. 

Natalia Gorbanevskaya, poétesse, amie d’Anna Akhmatova, se souvenait de sa situation misérable en 1980, au micro de France Culture : "Ses forces étaient aux limites entre la vie et la mort. Elle crevait de faim. Elle était sous les filatures constantes. Paradoxalement, elle n’était pas dans le camp, mais les visites chez elle pouvaient conduire quelqu’un dans le camp. Elle se sentait contagieuse." 

"Le confort ne comptait absolument pas pour elle, c’est ça qui lui donnait sa force aussi, elle vivait un peu comme une ascète. Elle a porté la même robe pendant quinze ans... C’est ça qui lui donnait une liberté aussi, une grande liberté", indique Sophie Benech.

Exilée de l'intérieur

Anna vit dans la menace, le dénigrement et la misère, mais elle ne fuit pas la Russie. "Exilée de l'intérieur", elle fait de la poésie sa terre de résistance. Son grand poème Requiem est un hymne aux femmes qui attendent devant le KGB des nouvelles des disparus. Appris par cœur par ses amis pour contrer la censure, Requiem ne sera publié en Russie que trente ans plus tard. Anna la grande bourgeoise devient l’étendard des pauvres et des persécutés. 

Sophie Benech : "On lui a même envoyé des poèmes qui avaient été recopiés sur des écorces de bouleau depuis un camp. Ça veut dire que sa poésie aidait les gens à vivre. C’était sa façon de lutter à elle."

Pendant la guerre, Anna redonne des récitals, elle y est ovationnée, au grand dam de Staline. En 1946, l’étau se resserre à nouveau : l’Etat condamne son “esprit décadent” et son “esthétisme”. Amie de Mandelstam, Pasternak, puis Soljenitsyne et Brodsky, elle survit de traductions et de recherches sur Pouchkine. 

"Elle a résisté comme elle a pu le faire, c’est-à-dire en essayant de garder une parole vraie, de ne jamais mentir, dans ses poèmes et dans sa vie. Elle était très courageuse, par exemple quand quelqu’un était arrêté, elle était l’une des premières personnes à aller voir la  famille des prisonniers alors que tout le monde avait peur et cessait de les saluer dans la rue. Elle essayait de conserver des tas de valeurs qui avaient cessé d’exister sous le régime bolchevique", révèle Sophie Benech.

Anna écrit la nuit et ne dit ses vers qu’à une dizaine d’amis proches. Ils les apprennent par cœur, pour qu’elle puisse ensuite en brûler la trace compromettante. 

Lorsque la nuit j'attends son arrivée,
Il semble que la vie ne tient plus qu'à un fil.
Que valent honneurs, jeunesse, liberté,
Devant la chère visiteuse avec sa flûte. 

Étouffant sous le poids de ses poèmes non publiés, son cœur lâche, en 1966, le jour de l’anniversaire de la mort de Staline. 

Et ce qui restera, c'est la Parole souveraine. Anna Akhmatova, "Requiem"

A écouter
Grande Traversée Anna Akhmatova
France Culture
été 2020


mercredi 23 mars 2022

Anna Starobinets / L’écrivain, «comme un canari dans une mine», est un lanceur d’alerte

 


Anna Starobinets - Sputnik France

Anna Starobinets: l’écrivain, «comme un canari dans une mine», est un lanceur d’alerte

Oxana Bobrovitch

Anna Starobinets, jeune auteur russe surnommée la Reine de l’angoisse, est désormais entrée dans le «panthéon de la science-fiction européenne». Dans une interview exclusive à Sputnik France, elle partage sa vision de sa littérature fantasy et évoque sa perception du monde moderne.

L'écrivaine russe Anna Starobinets est consacrée meilleur écrivain de science-fiction en Europe. C'est lors du festival Eurocon, qui s'est tenu à Amiens en juillet dernier, qu'elle a été nommée lauréate du Prix européen de science-fiction (ESFS) dans la catégorie «Meilleur écrivain».

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Anna Starobinets ne cache pas sa «surprise totale», puis qu'elle ne savait même pas que sa candidature était examinée. L'information s'est propagée pourtant comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux et l'entrée d'Anna Starobinets dans le «panthéon des auteurs de la science-fiction européenne» lui a value une avalanche d'interview et de sollicitations.

«J'ai eu comme une légère impression de me retrouver dans la peau de Madoff, confie-t-elle à Sputnik France, non que j'ai trompé quelqu'un, ou que je me faisais passer pour quelqu'un d'autre, mais quand je vois la vague d'intérêt pour moi, je tiens à rappeler que je ne suis pas le premier écrivain russe de science-fiction à avoir été nominé et a décrocher ce prix.»

«Je pense que c'est lié également à la situation politique: on a l'impression que la Russie vit entourée d'ennemis. Mais si on observe l'attention qu'on porte aux succès du foot ou de la littérature, on s'aperçoit que ce "collet d'ennemis" autour de la Russie n'est pas si serré.»

D'une manière générale, Anna Starobinets croit que la littérature russe a du mal à percer auprès du lecteur occidental, elle estime que «le marché du livre européen est assez fermé». Elle a ainsi l'impression que des prix «sérieux» ne vont pas souvent aux auteurs non-européens. Mais ce prix, même s'«il redore l'image de la science-fiction russe en général», a également une importance toute personnelle:

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«Pour moi, c'est un évènement charnière, parce que pour un écrivain qui écrit en russe, il est très important d'entendre l'écho que son œuvre produit auprès du lecteur qui ne comprend pas le russe. Pour qu'un livre rentre dans la conscience d'un lecteur étranger, on a non seulement besoin qu'il soit traduit et édité, il, mais faut qu'on le remarque et que les critiques le jugent.», explique-t-elle, avant d'ajouter:

«Un prix signifie que tu n'es pas tout seul, dans ta tour d'ivoire, mais que tes lecteurs sont bien des personnes réelles qui existent. Tu sors de l'ombre.»

«Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique: il n'y a que le réel,» disait André Breton. Une opinion totalement partagée par l'écrivain russe, qui ne voit pas dans la science-fiction des années 70 une fuite de la réalité.

«Pour moi, la fantasy et la science-fiction sont une tentative de l'auteur de visionner et de construire des scénarios du futur. Il est évident qu'aujourd'hui, les visions futuristes qui se construisaient autour de l'odyssée cosmique ne se réaliseront jamais, parce que le "vecteur" de nos espérances a changé.», en somme, pour Anna Starobinets,

«La science-fiction n'est qu'une prolongation du quotidien. Et notre quotidien est plongé dans le virtuel. L'homme du futur quittera le matériel pour plonger dans le monde virtuel, computérisé, crée par les gadgets électroniques.»

Les récits dystopiques comme Fahrenheit 451 se placent à un niveau philosophique, non seulement en tant qu'utopie qui vire au cauchemar et conduit à une contre-utopie, non seulement comme tentative d'anticipation, mais surtout comme parabole. «Son but était non seulement de prédire l'avenir, mais expliquer ses dangers, d'expliquer à l'Humanité comment les éviter», d'après l'auteur russe.

«Ce n'est pas pour rien que l'on donne aux auteurs d'anti-utopies le nom de "canaris dans les mines de charbon"*. Leur destin est de lancer l'alerte aux hommes moins sensibles aux dangers proches, et Anna Starobinets conclut: je tente d'être un canari.»

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Un de ses romans qui l'a fait connaître auprès des lecteurs français, la dystopie «Le Vivant», un récit captivant où l'humanité vit plongée dans un monde virtuel, où leurs esprits s'associent tous en un seul organisme, est l'un de ces avertissements. Toute la vie des personnages, tous les évènements, se déroulent désormais dans le virtuel, il n'y a plus de frontières réelles entre les pays… Mais contrairement au sentiment de liberté et de délivrance que cela aurait pu procurer, l'histoire nous flanque une sacrée trouille.

«Pour moi c'est une dure réalité et ça fait peur, confirme Anna Starobinets, mais "praemonitus, praemunitus" [un homme averti en vaut deux, nldr]. Bien entendu, aucun auteur qui décrit un monde futur ne suppose que ses écrits vont se réaliser à l'identique dans le monde réel, il choisit juste une image qui choque les consciences.»

Il faut admettre qu'une grande partie de prophéties de la science-fiction d'il y a trente ans a trouvé son incarnation dans la vie courante, aussi bien dans les bonnes choses que des plus sordides. Et bien qu'on ne brûle pas les livres, comme dans Fahrenheit 451, ou les morbides autodafés nazis, la littérature subit de plein fouet la compétition avec les arts visuels.

«La littérature cède le pas face aux séries, confirme Anna Starobinets, Les récepteurs qui captent l'information, la trame d'un récit, l'histoire racontée ont muté. La réflexion est devenue "clippée", saccadée, mosaïque. On a pris l'habitude de recevoir l'information disséquée, visuelle, faite à l'esbroufe, envahissante. On ne supporte plus l'information qui vient à nous lentement.»

Ce qui n'empêche pour elle de garder la foi en la force de l'écrit:

«Les romans-fleuve ne sont pas toute la littérature, il y existe encore des formats qui resteront encore très longtemps dans notre vie. La littérature occupe une place si constante dans notre vie qu'il est trop tôt pour s'alarmer de sa disparition.»

Il est évident que pour Anna Starobinets, la conquête du lecteur français ne fait que démarrer: «Je trouve très bien que la littérature soit traduite dans d'autres langues. C'est la seule façon de rendre le monde plus ouvert culturellement et socialement, cela permet de créer des codes culturels communs. En Russie, nous avons les clés de ces codes grâce aux traductions de la littérature européenne: nous avons lu tous les grands romans…»

Et, bien entendu, on peut s'attendre à lire de nouvelles œuvres de la jeune écrivaine russe:

«En septembre, on verra paraître la traduction en anglais des quatre romans policiers pour enfants —"Détectives des bêtes" j'espère que la traduction en français suivra,» précise-t-elle, et j'ai commencé à écrire un roman d'aventures, deux chapitres sont déjà prêts»

* Très sensible aux émanations de gaz toxiques, impossibles à détecter pour les hommes ne bénéficiant pas d'équipements modernes, le canari servait d'outil de mesure au fond des mines de charbon en XIX siècle. Lorsque l'oiseau mourait ou s'évanouissait, les mineurs se dépêchaient de sortir à la surface afin d'éviter une explosion ou une intoxication imminentes.

Anna Starobinets, journaliste et scénariste, vit à Moscou. Son tout premier ouvrage, Je suis la Reine (2005), sélectionné pour le Prix national du best-seller, l'a imposée comme la reine russe de l'horreur. Les critiques littéraires la placent dans la lignée d'auteurs tels que Kafka, Stephen King ou encore Gogol. Ses livres sont traduits en plusieurs langues européennes.

Éditions françaises:

Je suis la reine, de Anna Starobinets, traduit du russe par Raphaëlle Pache, éd. Mirobole, 216 p., 19 € (et en poche chez Folio).
Refuge 3/9, de Anna Starobinets, traduit du russe par Raphaëlle Pache, éd. Agullo, 480 p., 22,50 € (et en poche chez Pocket). Ce roman a reçu le prix Imaginales du meilleur roman étranger.
Le Vivant, de Anna Starobinets, traduit du russe par Raphaëlle Pache, éd. Mirobole, 481 p., 22 € (et en poche chez Pocket). Finaliste du prix Une Autre Terre 2016, Prix européen Utopiales 2016

Les ESFS Awards 2018, qui récompensent les meilleures œuvres et publications autour de la science-fiction, ont été décernés à l'occasion de l'Eurocon qui a eu lieu du 19 au 22 juillet 2018 à Amiens. Le roman L'Ascension de la maison Aubépine d'Aliette de Bodard a remporté le prix de la meilleure œuvre de fiction.

Le prix a été créé en même temps que la fondation de l'ESFS — lors de la première convention européenne de science-fiction (EuroCon) en 1972. Les prix sont décernés dans les nominations suivantes: Hall of Fame (Galerie de la gloire ou Meilleur écrivain.), Meilleur début et Grand Maître. Écrivains russes qui ont eu des prix ESFS dans les différentes catégories: Eremei Parnov (1976), Alexandre Zinoviev (1978), Alexandre Sergueïevitch Chtcherbakov (1983), Vitali Babenko (1987), Arcadi et Boris Strougatski (à plusieurs reprises), Nick Perumov (2004), Aleksandr Gromov (2008), Evguéni Loukine (2015)


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