Anne Portugal : Dans les draps du poème (et comment nous voilà moins épais)
15 mai 2017
« La vie est le noyau poétique des poèmes ; pourtant, plus le poète s’efforce de transposer telle quelle l’unité de vie en unité artistique, plus il se révèle un bousilleur » déclare avec autant de férocité que de lucidité aguerries Walter Benjamin à propos d’Hölderlin afin de dire de la poésie cette irrémédiable tension, toujours relancée, toujours désirée qui consiste à vouloir trouver depuis le poème la formule d’une vie – la chance inouïe d’une vie vivante. Peut-être faudrait-il confier ces quelques mots énergiques de Benjamin qui montrent combien la poésie doit apprivoiser et versifier autant que libérer le vivant comme escorte lumineuse à la lecture du splendide et comment nous voilà moins épais, nouveau recueil poétique d’Anne Portugal, paru ces jours-ci chez P.O.L.
De fait, dans les trois régulières et neuves parties qui constituent les trois mouvements profonds d’et comment nous voilà moins épais, Anne Portugal entend faire du Poème le lieu de ce que le Poème ne sait accueillir, entend trouver la Vie au-delà du poème, là où précisément, il s’agit de trouver un point nul – entre la vie et le verbe, depuis l’un, depuis l’autre. Car Anne Portugal ne veut pas bousiller la vie. Anne Portugal ne veut pas bousiller la poésie. Anne Portugal entend, depuis le Poème, trouver cet instant et cet espace où l’unité artistique saura ce que faire accueil du vivant, pourra en susciter l’instinct : Anne Portugal entend saisir l’instinct poétique du monde, en susciter comme elle le dit « la promenade instinctive ». Le Poème ne doit pas être prisonnier du poème : il doit devenir une forme sans cesse informelle, sans cesse plus libre que tout vers pour venir chercher l’instant d’abandon par où, depuis le verbe, la vie se laisserait apercevoir depuis un effleurement, depuis ce qui affleure sans devoir sombrer dans la rigidité d’un verbe trop haut, sans devoir être figé. Il faut moins d’épaisseur, il faut être moins épais – il faut trouver cet instant d’être où bousiller le poème, c’est rendre la vie qui ne serait pas encore bousillée. Le poème se veut de moins d’épaisseur : il entre dans un démaigrir. Il lui faut trouver le chant de la défaisance poétique qui donnera du noyau du poème le noyau le plus clair même si le plus ténu, fragile, impensé d’existence.
Dès lors, écrire et comment nous voilà moins épais s’offre pour Anne Portugal comme ce moment de l’œuvre où l’œuvre doit trouver son désappareil poétique – non ce qui la négativise, non ce qui l’annule mais ce qui donne vie tant il s’agit de trouver du Poème le plus simple appareil – ce qui, du titre d’un recueil encore d’Anne Portugal, fera de la vie sa formule flirt. La poésie d’Anne Portugal se dit ici, de son propre mot, comme cette poésie de « bord de feuille » qui doit trouver le moment où tout saura n’être que naissance de la sensation, torpeur jouissive d’une poésie comme infralangage des hommes et suprasensible des choses : antépoème. Tout ne peut dès lors débuter dans cette désépaisseur poétique, cet anti-bousillement par lesquels il faut pour Anne Portugal se tenir au bord des lèvres – débuter quand la raison, trop épaisse, a abandonné les hommes, commencer ici au gré d’un rêve, d’un songe précis, celui que Shakespeare trame dans une nuit d’été qui installe la poésie comme le dira Portugal « contre l’obligation d’aligner ». Se met alors contre toute culture poétique ou depuis la culture poétique même une méthode poétique – un « comment » du monde à se désépaissir, une méthode qui se donne comme une patiente traversée pour plonger dans le connu afin d’y trouver l’encore vivant, pour devenir du monde l’intime nudité, celle qui se donne dans les lits ou les draps du Poème.
Trois parties ainsi se dessinent, comme autant de livres portés d’infini où le vivant se jette dans le vivant, à commencer par « La Colocation » entre Saint Jérôme et le Lion de la légende dorée. Vers à vers, bord à bord, se donne un dialogue entre le Lion et l’homme ermite au désert qui échangent dans un monde devenu moderne, au rayon literie de la modernité : où ils essaient de quitter le monde depuis leurs échanges et d’entraîner le poème dans le lit. Comme s’il s’agissait d’emblée pour Portugal de faire se coucher la phrase pour trouver le sommeil comme le moment de l’abandon par où la vie reviendrait à soi. L’abandon s’y tient comme l’horizon du poème, son vœu d’absolu – le moment où le poème est comme le renoncement au poème, à la rigidité active de la rhétorique. Le destin d’espoir que suit Anne Portugal pour le poème dévoile la méthode à elle-même en faisant de la méthode l’espoir d’une contre-méthode. Le monde doit devenir afigural pour ne pas être bousillé par le poème. Le lion, l’ermite le savent : ils vont détramer, couchés, ce qui rend le monde épais, lourd, irrespirable : l’emparlure publicitaire.
Le monde est épais des tours de paroles qui le rigidifient – le monde est un slogan qui annule le monde en soi. La parole n’y a plus le vivant, à savoir la parole déréglée et perdue, celle qui s’abandonne, retrouve la spontanéité et non plus les tours empesés de l’énergie morte du slogan. La publicité, celle que Patrick Bouvet fustige aussi comme « la confusion publicitaire » dans son très beau In Situ que chacun devrait porter en soi, cette publicité est une terreur endoxale qui fait de chaque parole un automatisme, un non-langage, un machinisme qui endeuille et endort toute parole car, aux dires de Portugal et de l’ermite, tout est « devenu un brin machinal dans la schématisation désormais ». La publicité bousille le monde : « Je suis narta », clame en retour le lion comme une parole devenue intégralement lapsus, cadavre exquis et non-sens : non-dire. Se coucher dans le lit, en plein supermarché, en plein superdire du monde, revient à réveiller le poème et endormir la parlure folle d’une parole devenue tic, mécanique isolatoire du langage. Si bien que ce que clame Anne Portugal au matelas du dire, dans le lit qu’elle occupe, se coucher dans le lit revient à trouver une poésie étale – un poème qui devienne le lieu ardent et patient (fête de la patience) : il faut étaler le langage sur le lit du poème pour le mettre à nu, le coucher pour qu’il rende l’âme. Le lit d’Anne Portugal est d’abord un lit de mort : la poésie sera celle des gisants. Le vieux langage, toujours trop jeune, doit mourir. Le lit n’est pas fait pour parler : il faut flirter, il faut s’unir, il faut trouver du lit le vers qui dira l’union sans parole, sans raison, dans des corps rendus à la joie continue du monde.
En ce sens, au cœur nu d’et comment nous voilà moins épais, Anne Portugal n’est ici que très peu Anne Portugal. Elle est Boucle d’or. Elle se glisse dans les lits pour dire de la poésie le conte inouï du revenir. Elle est Ophélie : elle est l’enfant et la morte amoureuse de la poésie – la grande défunte toujours renaissante. La poésie veut dormir au sommeil nu du monde pour en trouver la parole désentravée, dévidée des slogans et autres paroles publicitaires afin de susciter une poésie qui entre dans l’immatière du langage, qui rende au langage son souffle de mots – là où, dit Anne Portugal, il faut trouver « un poème court en terme de facilité », celui qui sait dire : « Attends neutre ». Ce Neutre se donnera dans le lit, dans les draps découverts des poèmes que la deuxième partie (comme un deuxième livre) va révéler puisque, du titre, au« le bon air a de beaux draps » où Anne Portugal affirme encore un peu davantage le Poème comme méthode, pour bousiller un peu plus les slogans d’un monde qui se meurt. La deuxième partie tire les draps méthodiquement en désécrivant et en aformalisant 39 poèmes et tableaux où se donnent autant de lits, de couches secrètes, d’alcôves nues pour faire se délier poème d’une part puisque « complet la poésie c’est mort » et que « toutes les vies s’arrangent mieux que la mienne ». De Delacroix à Baudelaire en passant par Rimbaud et son « Dormeur du Val », chaque réécriture entend désépaissir le poème du poème lui-même afin d’en faire surgir ce qui appartiendra à ce qui est le moins épais : le sensible contre le Sens.
Ainsi, chacune des réécritures et désécritures de chaque scène de lit, Anne Portugal veut trouver ce Neutre où unité artistique et unité vitale se co-annulent dans un geste qui laisse la poésie venir au monde. Deux mouvements se dessinent alors creux de cette méthode qui, dans un premier temps, veut trouver le souffle impalpable des choses, l’écart remarqué du monde depuis la parole – le poème est le lit de l’apaisement et inversement le monde est cet infernal lit de Procuste où rien ne rentre, et surtout pas les vers, et surtout pas les hommes. Le poème doit se faire l’accueil du léger, du débile au sens étymologique de ce qui est faible – le poème attend neutre, c’est-à-dire ce qui se fait plus libre que le vent, ce qui se repose de la fausse agitation et trouve ce qui est inférieur à l’atome dans le monde. Il existe alors dans le lit, celui où les gens se couchent et dorment, ou plutôt gisent dans l’endormissement. Le poème aura pour idéal « une sieste d’air » aux dires d’Anne Portugal. S’invente ici, comme on dit sommeil paradoxal, une poésie paradoxale qui se donne comme l’endormissement et l’éveil à venir – la zone d’infrontière où tout peut se redessiner du monde.
Le second mouvement de cette poésie étale et paradoxale consiste à trouver, au cœur du vivant, ce qui rendra les hommes à leur plein destin d’hommes. La poésie est une méthode possible du politique pour Anne Portugal : « Comment nous rendre moins épais » serait alors à comprendre et saisir comme un « comment vivre ensemble » ou bien plutôt comment devenir transpersonnel, se désépaissir de sa personne pour entrer dans la substance non-personnelle des choses et des hommes : être ce peuple ou peut-être cette assemblée même provisoire de gestes et de foules que d’aucuns pourraient nommer « collectif ». La poésie est une force traversante : elle est traversée des angoisses. La poésie est dans l’impouvoir du monde. En ce sens, la poésie ne résout rien, ne propose rien, sait qu’elle est un terrible impouvoir mais entend, depuis sa modestie et son destin délibérément acéphale, trouver la sensualité inouïe qui dirait une politique totale, à savoir première : celle du nous du monde. La littérature naît dans une chambre, dans un lit, dans une sieste. Les poètes recueillent les paroles inavouées des morts. Tous les lits sont des grands lits de mort. Tous les poètes sont des gisants.
Tel est, sans doute aucun, le souffle immatériel qui traverse la troisième et ultime partie du recueil, son livre troisième, « J’ai plein air » comme une poésie du collectif, un poésie du Nous, une poésie de toutes les pratiques collectives du sport au pique-nique en passant surtout par la sieste partagée à deux au moins. À découvrir ce qui nous unit, de ce lit où chacun s’accouple (sans le langage) au monde, il semble que se délivre « un vrai certificat de vie un rôle praxis ». Se rendre moins épais, trouver sa désépaisseur entend trouver cette ligne critique et politique par où écrire, c’est trouver cet être ensemble que la poésie clame sans attendre : « tout ensemble contenant ligne dérangement avec ». « Nous » est aperçu, « Nous » n’est pas bousillé par le poème : « Nous » est la vie enfin vécue et trouvée même si « nous est ce qui est passons à peu près ». Les draps du poème ont découvert la rêverie ultime qui court, la paresse dernière qui contre la poésie et son poïen de fabrication appelle chacun à la paresse des lits promis, installe le demi-sommeil comme la chance herméneutique du vivant.
En somme, on l’aura parfaitement saisi : il faut partager le lit d’Anne Portugal dans et comment nous voilà moins épais afin de découvrir que le noyau poétique de toute parole se découvre au moment de la Voix de l’amour, de l’intense confidence qui fait du nous la zone inespérée d’un monde enfin rendu à soi. Où la poésie s’offre au moment du repos, au moment où le rien traverse les existences, où ce rien, dans sa quiétude, sa prévenance, peut être la tendresse inavouée des choses, ce que Benjamin nommait encore le noyau poétique : « la vie ou le poème. » – Ou, comme lui répondrait Anne Portugal, pas moins des deux.
Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais, éditions P.O.L, 2017, 120 p., 13 € — Feuilleter un extrait
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