mardi 4 juillet 2023

Simon Johannin / « Après la poésie il n’y a plus rien de concevable: elle est l’aboutissement du langage »

 

Simon Johannin


Simon Johannin : « Après la poésie il n’y a plus rien de concevable: elle est l’aboutissement du langage » (Le Dialogue)

Johan Faerber 
27 juin 2023


2023se donne comme une année poétique parmi les plus riches et enthousiasmantes : après le sentiment du vivant peint dans le très beau Ryrkaïppi de Philppe Beck, après le splendide Irréparable d’Olivier Cadiot sur la fin de l’amour puis l’éloge magistral de l’amitié de S&fies d’Anne Portugal, il fallait revenir à la naissance de l’amour grâce à Simon Johannin. Dans Le Dialogue, qui vient de paraître aux éditions Allia, le jeune écrivain flamboie à nouveau de sa langue si rare et si singulière pour raconter, à deux voix, comment deux êtres parlent de l’amour naissant. Dialogue philosophique, dialogue poétique : la porosité générique guide un texte fulgurant à l’évidente grâce. Après Nous sommes maintenant nos êtres chers puis La Dernière saison du mondel’auteur de Nino dans la nuit et L’Été des charognes poursuit une œuvre qui s’impose comme l’une des plus remarquables du paysage contemporain. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de Simon Johannin le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouveau texte, sobrement et puissamment intitulé Le Dialogue qui vient de paraître chez Allia. Comment est né ce dialogue, cet échange sans répit et dans la douceur entre un être aimé et un être aimant qui parlent disant notamment : « J’aimerais qu’on parle de moi comme tu parles d’elle. Tu crois qu’on parle de moi comme ça. » ?

Comme l’ensemble de mes précédents livres, Le Dialogue est né de la nécessité de transmuter certaines des énergies traversées jusqu’alors en un texte. Il s’agissait pour moi de parler d’amour, de la relation amoureuse et de l’échange amoureux au travers de ce qui me semble être sa vraie nature, c’est à dire le chemin d’une élévation spirituelle commune irrémédiable, qu’elle soit désirée ou non. Tout cela est né très soudainement. Un soir, je me suis mis à écrire le premier chant, ou le premier chapitre, et le reste à suivi par blocs, qui ont jaillit un par un.

Au-delà du substrat biographique de la rencontre, comment vous est venu le souhait de proposer, sur l’amour, une forme dialoguée : est-ce une manière de Banquet platonicien à deux sur la passion et sa parole parfois heurtée ? A quelles autrices ou quels auteurs avez-vous songé pour écrire ce Dialogue si singulier ?

Il y a bien eu deux lectures qui m’ont ouverts leurs portes, deux textes anglais, et pas les moins chargés. D’abord le Caïn de Byron, puis Anéantis de Sarah Kane. J’ai commencé à écrire le début du Dialogue l’instant après avoir refermé Anéantis. Mais je n’ai pas souhaité une forme dialoguée à proprement parler, tout cela est venu ainsi, sans intention formelle initiale, avec seulement l’intuition que c’était par là-bas qu’il fallait que je m’avance. Quand au Banquet de Platon, je ne l’ai pas lu. Il s’agissait bien cependant d’écrire la passion. Mais, après coup, je crois qu’il s’agit surtout d’un mythe, d’un texte réaffirmant la nécessité du mythe.

On vit avec les grands mythes hérités de l’antiquité depuis toujours, de là naissent les archétypes qui nous structurent et nous accompagnent. J’ai d’abord écrit pour moi-même, par besoin d’une version plus contemporaine, plus directement proche de moi du mythe de l’Amour et des énergies puissantes qui sont les siennes. Où les voix du masculin et du féminin finiraient par s’unir et ne plus pouvoir être distinguées l’une de l’autre, pour former autre chose et dépasser la représentation binaire habituelle des symboles archétypaux. Et quand j’ai fini de l’écrire, Le Dialogue est devenu un livre dont, comme tous les livres, le destin est d’aller vers les autres et d’en toucher certains. C’est en tout cas ce que j’espère. De partager avec eux, dans le silence ou la parole, quelques-unes des trouvailles qu’il renferme.

Pour en venir au cœur même de ce texte, ce qui ne manque pas de frapper dans Le Dialogue c’est la manière dont si l’échange entre les deux êtres amoureux emprunte au dialogue amoureux, il sait surtout s’ouvrir à d’autres formes de questionnements par le dialogue. Le Dialogue se présente ainsi comme un dialogue générique permanent et double : tout d’abord, l’échange entre les deux voix, masculine et féminine, se présente sous la forme de brèves répliques qui ne sont pas sans évoquer les distiques de La Dernière saison du monde. Parleriez-vous ainsi, dans sa forme, d’un dialogue poétique où la déclaration est à chercher du côté du vers ?

Je pense que la frontière entre ce qui tiendrait de la poésie, et ce qui tiendrait d’une littérature plus narrative ou romanesque est pour moi de plus en plus flou. Oui, l’essence du Dialogue est poétique, parce qu’après la poésie il n’y a plus rien de concevable. Elle est l’aboutissement du langage, dont l’utilisation pour signifier ce que l’on touche de vérité ou ce que l’on ressent est toujours un échec, mais elle se colle et forme parfois le seuil de ce qu’il y a au-dessus. C’est par la poésie que l’on peut entendre, se laisser traverser par ce qui tient du divin.

Quand aux questions, poser une question et accueillir la réponse de l’autre reste le meilleur chemin pour aller vers lui. La question d’un côté, et l’écoute de l’autre, ont vertu de guérison pour peu que l’amour y circule, c’est en tout cas vrai pour ces amoureux-là. Chacun des tabous qu’ils soulèvent, concrètement ou symboliquement, chacune de leurs failles qu’ils ouvrent à l’autre en le laissant y plonger son regard et sa main, c’est autant de parts de leur puissance enfermés dans le secret, la honte ou la culpabilité qu’ils récupèrent pour eux-mêmes.

De la même manière, Le Dialogue s’offre comme un dialogue politique, mettant notamment et irrésistiblement en évidence un échange sur la nature même des rapports entre les hommes. On pense ici aux très belles et fortes pages que vous avez sur la violence. Diriez-vous que Le Dialogue donne à entendre une politique des corps ?

Je ne sais pas. Je pense que Le Dialogue se déroule dans un autre espace-temps, où d’un coup se retrouvent suspendues les perceptions et considérations habituelles. Une politique de la magie peut-être. De ce qu’est la puissance et de ce qu’est le pouvoir, pour faire un clin d’œil à Canetti. Mais Le Dialogue donnerait plutôt en réalité à entendre une politique de l’amour, en ce sens qu’il est une preuve par l’écrit que cette puissance dépasse toutes les autres. Que parce qu’entre leurs mains s’étend le fil de l’amour, les amoureux, pour peu qu’ils ne le lâche pas, peuvent traverser des territoires d’ombres d’ordinaire interdit aux vivants. Politique de l’amour également comme espace pour accueillir et recevoir le récit de la violence de l’autre. La violence reçue, et la violence transmise, qui sont encore une fois deux substances à entendre et aimer pour sortir l’âme de sa cage.

Ce qui ne manque également pas de happer l’attention dans Le Dialogue, c’est d’ouvrir à une question que vos précédents textes posaient déjà : comment capter, dans la phrase, la vie qui passe, la vie qui, au-delà de la tautologie, se vit ? Comment capturer ce qui dans l’existence forme une force brute qui donnera également vie au poème ? Comment en faire poème de cette vie ? Ici, dans ce dialogue amoureux, se produit une manière de maïeutique de la vie où la vie fait problème à se vivre tout d’abord comme lorsqu’il est dit : « Je veux vivre, c’est tout. Tu as trop de mal à vivre. » Mais, dans le même temps, pour contrer ces forces qui empêchent de vivre, Le Dialogue porte l’espoir transi d’une Vita Nova, d’une vie nouvelle à vivre comme il est dit : « nous sommes morts pour renaître ». Diriez-vous ainsi que dialoguer ici, c’est apprendre à mourir puis à renaître ?

D’expérience, chercher à capturer, à dompter, lutter par l’écriture contre le réel pour l’enfermer, ça ne marche pas. J’opte plutôt pour une mise en état, une porosité méditative où l’on se laisse traverser et où, lorsque le vent se calme, l’on peut observer délicatement ce qu’il a laissé se déposer en nous. A la manière d’un chercheur d’or, il faut faire couler beaucoup d’eau sur la boue du quotidien pour révéler quelques paillettes, quelques pépites. Mais il faut aussi savoir percevoir la boue elle-même comme le trésor, et par l’écriture changer sa nature en une nature plus noble. C’est une question de regard, d’une disposition à vibrer de peu de choses. C’est le principal privilège de l’écrivain, peu importe la quantité de merde qu’il nous tombe dessus, on pourra toujours essayer d’en faire quelque chose de beau.

Quant à la mort et la renaissance, les deux étapes sont importantes, puisqu’il y a ici par le dialogue cette capacité qui s’ouvre à visiter le monde de l’autre, à laisser mourir des parts de soi, des croyances jusqu’alors essentielles qui s’effacent au contact de la clé que l’autre donne en parlant.

Il y a la volonté de transcender ce processus d’une manière très dense. De donner à lire comment le basculement aux portes du royaume des morts, cette nuit noire de l’âme qu’il faut parfois traverser par le deuil ou l’effondrement psychique, amène à la naissance d’un être plus affirmé, plus uni à lui-même par la connaissance qu’il en tire sur ce qui vibre en lui, au plus loin de sa conscience.

Il s’agit, par la parole, d’oser visiter ce qui en eux les apparenteraient plus au fauve ou au démon qu’à l’humain, et d’aimer ces parts là au même titre que le reste afin que l’être ne forme qu’un faisceau, qu’il ne soit plus scindé. Il y a clairement cette volonté de recherche. D’essayer, par l’écriture, de raconter ce qui par essence ne peut l’être véritablement, afin de soulager si possible un peu des maux et des mutilations spirituelles que la brutalité du monde matérialiste inflige. Si la poésie ne règlera pas tous les problèmes, pour ce qui est de cette question en particulier elle me semble être une ouverture possible à d’autres ondes.

Cette question de la vie qui se pénètre de mort ne peut manquer de poser la question du romantisme qui porte ce texte. Si le dialogue amoureux qui trame le livre offre au qualificatif de romantique sa première acception possible, force est cependant de reconnaître que le romantisme ici est avant tout noir, frénétique, c’est-à-dire hanté par le mal de vivre. Le Taedium Vitae, si cher aux Romantiques, s’exprime clairement chez vous par des formules comme « J’ai peur de mourir mal, j’ai peur de vivre mal ». Cette « odeur de la fin », comme vous dites encore, doit-elle être ainsi lue comme une puissance romantique sinon gothique de votre texte ? On parle souvent de vos textes comme de textes générationnels : est-ce selon vous l’effet romantique qui peut se dégager de votre lecture ?

Il y a sans doute une touche un peu émo, plus que gothique, une manière d’écrire et de faire se dire les personnages au plus proche de leurs émotions. Mais tout cela tient en effet d’un certain héritage romantique, avec toutefois l’idée que la mélancolie reste un état transitoire par lequel oppresser le lecteur pour lui faire désirer le bien, pour paraphraser grossièrement Lautréamont, et non une nappe de pétrole dans laquelle on nagerait volontairement à perpétuité. Je n’irai pas, comme Shelley, m’allonger au fond d’une rivière pour y observer les planètes en espérant que personne ne n’empêche de m’y noyer, mais sa douleur quant au fait de vivre, son aspiration à un état de perception plus éthéré ne m’est, sur le plan littéraire tout du moins, pas tout à fait étrangère.

Je pense que l’on dit mes textes générationnels puisqu’ils sont simplement écrit depuis la ligne du temps sur laquelle je me trouve au moment où je travaille. Il y a donc des résonances fortes, qu’elles soient lisibles ou non, entre ce que j’écris et son contexte, l’âge auquel je l’écris et l’époque dans laquelle je l’écris.

Quant à la notion de fin, de mort, ma perception en a tellement changé que l’une et l’autre ne me semble ne plus avoir grand-chose à faire ensemble. La mort, c’est peut-être la dernière étape de la vie, mais ça n’est peut-être pas la dernière étape en soi. Ce qui me plait, c’est qu’il est impossible de pouvoir affirmer quelque chose, c’est à la lumière des expériences et de la culture de chacun.

Un des points les plus remarquables du Dialogue concerne l’usage de la parole. Dans le dialogue, les mots ne vont pas forcément de soi : ils se heurtent avec violence à la violence même du monde. Mais, peut-être, plus que tout, le dialogue est-il l’occasion de se saisir de l’altérité dans tout son mystère, une altérité qui pose question au langage lui-même. Comment parler de l’Autre dans le dialogue et l’amour ? Et comment posséder les mots de l’Autre ? Il est ainsi dit : « Je voudrais garder tes mots en moi comme d’autres gardent un peu d’or sur leur peau. » Est-ce l’autre du langage que cherche à cerner Le Dialogue ?

Je suis très attaché à cette idée que le langage peut nous porter au seuil d’un autre espace. C’est par le langage que l’on transmet la mémoire des générations précédentes. C’est par le langage que l’on pose les directions possibles de ce qui viendra ensuite. Dans Le Dialogue, l’alchimie des deux voix leur permet tout à coup de passer de l’autre côté, de voir et de sentir ce que l’on ne voit ni ne sent normalement, mais surtout de s’y tenir debout sans vaciller, sans être balayer par les entités habitant ces espaces et leur hurlant quelque chose.

Se parler, c’est un moyen pour eux de faire perdurer leur monde, de rester ensemble, uni, en dépit de tout. C’est la puissance désarmante de ce geste, sa pureté qui m’attire et me donne envie d’écrire ce dialogue.

Ma dernière question voudrait porter sur le feu, la magie et le mystère qui entoure l’autre dans le dialogue. « Je sens en toi une force » peut-on ainsi d’emblée lire mais de quelle nature est cette force même ? On a parlé plus haut de romantisme mais ne pourrait-on pas parler de l’Autre comme d’une force surnaturelle que la forme du dialogue permettrait d’explorer ?

La nature de cette force pourrait être la capacité à guérir, à voir, à contrôler, à soumettre, à enseigner. Mais il y a des secrets qu’il ne faut pas trop chercher à savoir, sinon la vie perd de son sel. Il y a aussi une ambivalence. Un pouvoir est-il un don, une capacité réelle, ou bien s’agit-t-il au contraire d’être le jouet de quelque chose de plus puissant que nous ? Les amoureux sont, dans Le Dialogue, constamment sur ce fil.

On peut parler d’une force surnaturelle oui, en ce sens qu’elle ne relève pas d’un système d’explication rationnel. Être rationnel c’est bien quand on fait ses courses ou sa comptabilité, mais il me semble que l’amour, et la conversation amoureuse, n’ont vraiment rien à voir avec cela.

Simon Johannin, Le Dialogue, éditions Allia, mai 2023, 80 p., 7 €

DIACRITIK




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