Guillaume Belhomme : « La musique de Feldman m’a ouvert à de nouvelles façons d’entendre la musique » (Morton Feldman For Bunita Marcus)
Lorsque fut créée en 1985 For Bunita Marcus, sa pièce pour piano en un seul mouvement et d’une durée de plus d’une heure, Morton Feldman (1926-1987) montra une fois encore combien, ainsi qu’il le disait lui-même, il n’avait rien d’un « horloger ». À l’évidence, son intention avait toujours été radicalement différente. Ce qu’il souhaitait, c’était « obtenir du temps dans son existence non structurée », puis, histoire d’imager la chose, il ajoutait : « ce qui m’intéresse, c’est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle — non au zoo. Je m’intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui — nos intelligences et nos imaginations, en lui ».
Le livre de Guillaume Belhomme, Morton Feldman For Bunita Marcus, que Christian Tarting a eu l’excellente idée de republier aux éditions Chemin de ronde, déploie en cinquante stations ce que l’écoute passionnée et pensive de cette œuvre aura su produire sur son auditeur. Un livre qui mêle donc, avec une subtilité qu’enveloppe l’obsession, affects et réflexion, et qui rend compte ainsi d’une expérience esthétique rare. Au fil des écoutes multiples de cette pièce, de prime abord (et peut-être à jamais) déconcertante, Guillaume Belhomme, lui-même musicien, n’a cessé d’interroger les effets et les conditions de l’acte même d’écouter : « concevoir et ne pas toujours réussir à dire. […] revenir en arrière, un peu. Tenter de modifier quelques impressions déjà connues, dans l’idée d’expliquer un peu mieux pourquoi y être revenu ». Comme si, grâce à son écriture autant qu’à son interprétation — « le rythme lent de sa gestuelle : fini, non-fini, et puis évidemment infini » —, l’œuvre de Feldman offrait enfin l’opportunité de se rapporter à soi-même dans la position exclusive de qui reçoit la musique : « multipliées, aussi, les écoutes programmées seul. Recueillements refusant l’immobilité, malgré les apparences, et acceptant surtout de l’auditeur qu’il ne se donne pas la peine de paraître concentré ». Et ce faisant, d’avoir également l’occasion de croiser quelques silhouettes illustres parmi celles qui peuplaient le monde du compositeur — Rothko, Cage, Pollock, Rauschenberg, de Kooning, Philip Guston, sans oublier la figure si présente dans ces pages de Samuel Beckett.
Il faut le dire, par-delà son sujet, l’originalité de ce livre tient à son ton, à la singularité instruite de son propos, mais peut-être aussi à sa lucide endurance. Page après page, rien n’allant jamais de soi, Belhomme veut prendre au sérieux la question lancinante qui, dès le début, aura engagé son expérience — comment et où faut-il écouter une œuvre telle que For Bunita Marcus ? Vient alors cette réponse, elle-même reprise comme un motif discret (sections XXXII et L), où l’on voit l’expérience parvenir à se penser et s’écrire quasiment dans les termes de l’écriture musicale. Superbe analogie : « Les feuilles retrouvées à terre, la partition désordonnée, je ramasse comme cela vient et insiste : For Bunita Marcus s’entend de cette façon, et devrait s’écrire à grands coups de chapitres vides, de longs espaces blancs laissés entre les phrases, et de quelques mots déposés au hasard des lignes vierges. Et de répétitions que l’on aurait voulues insoupçonnables : redire que rien ne vaut l’écoute ».
En refermant son livre, comment ne pas donner raison à l’auteur ? Oui, il faut effectivement « redire que rien ne vaut l’écoute ». On se permettra toutefois d’ajouter, puisqu’il s’agit ici moins d’art que d’existence, qu’une véritable écoute suppose au moins autant la réécoute, laquelle est tout sauf une répétition.
Votre livre se présente comme le récit de l’expérience singulière, celle de l’auditeur que vous êtes, d’une œuvre qui ne l’est pas moins. D’emblée, lors de la première écoute, vous évoquez en effet un « transport exaltant mais silencieux » ayant affaire à « la progression difficile de notes de piano inattendues » et à « une distance à parcourir : soixante et onze minutes et trente-trois secondes ». Il y aurait là de quoi être perplexe, de quoi douter, voire renoncer ; pourtant, non seulement ce n’est pas le cas, mais vous voilà engagé dans une écoute assidue, répétée au long cours. Comment expliquez-vous cette situation assez paradoxale ?
Je ne nourris pas de collection insatiable, je n’ai pas le goût de la course à pied montre connectée au poignet… Il se pourrait bien en effet que l’écoute de For Bunita Marcus soit la seule pratique masochiste que je m’autorise. Comme je l’écris, cette pièce pour piano écrite par Morton Feldman s’est, à la première écoute, comme installée chez moi. Puis en moi : c’était arrivé plus tôt avec une poignée d’autres disques, dans des genres bien différents (Loveless de My Bloody Valentine, Dry de PJ Harvey, Olé de John Coltrane et Eric Dolphy…). L’enregistrement de For Bunita Marcus par la pianiste suisse Hildegard Kleeb est ainsi l’un des disques que j’ai le plus écoutés. Comme je l’explique aussi, il ne s’agit pas d’en faire toujours la même écoute, la même écoute « à chaque nouvelle fois », mais plutôt de lui imposer mes conditions : moment, humeur, paysage… Peut-être est-ce parce que je l’ai souvent écoutée que j’ai un jour ressenti l’envie de la jouer à mon tour, et de la jouer dans le même temps que je l’écoutais.
En relatant votre expérience liée à la fréquentation de l’œuvre, tout se passe comme si vous deviez en même temps mettre au jour les conditions pratiques de l’écoute, laquelle semble d’ailleurs ne pouvoir exister qu’en se mettant elle-même à l’épreuve. Diriez-vous qu’une des vertus de For Bunita Marcus, dont Christian Tarting affirme qu’elle est le « parangon » de l’art de Morton Feldman, consiste précisément à nous conduire à reconsidérer notre rapport sensible à la musique ?
Je ne sais pas si une œuvre musicale, quelle qu’elle soit, ait à nous conduire où que ce ne soit ni à quoi que ce soit. En tout cas ce n’est pas ce que je recherche. Bien sûr, la première fois que j’ai entendu For Bunita Marcus, la musique de Feldman a bouleversé mes habitudes et m’a ouvert à de nouvelles façons d’« entendre » la musique, dans toutes les acceptions du terme. D’autres expériences suivront qui interrogeront aussi mon « rapport sensible à la musique », pour reprendre votre expression. Je dirais plutôt qu’une des vertus de For Bunita Marcus est de pouvoir prendre de nouvelles couleurs voire de nouvelles formes selon l’heure qu’il est, l’humeur qui me commande, le paysage que j’habite… C’est le Rêve familier de Verlaine : ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, le piano de For Bunita Marcus. Et si cette expérience est possible, c’est grâce au caractère insaisissable de la composition de Feldman appliquée au temps présent dans lequel elle se fond.
Vous mentionnez l’agacement de Feldman lorsqu’il s’agissait d’envisager la question du temps musical. On peut naturellement s’en étonner quand on connaît la durée de certaines de ses œuvres, peu conforme à ce que sont les normes du concert. Et on s’étonne aussi en apprenant que c’est souvent la peinture, art de l’espace, qu’il aime désigner comme une ressource pour penser l’écriture musicale. Qu’est-ce qui fonde chez lui cette analogie féconde musique / peinture ?
Le concert, ce n’est pas toute la musique. Dans ce petit livre, j’envisage cependant l’écoute de For Bunita Marcus auprès de spectateurs qu’il me faudrait côtoyer. Je ne pourrais pas supporter l’exercice, préférant de loin l’écoute « domestique ». L’amateur de Feldman se passe très bien de compagnie : deux heures de musique qui joue autant de notes que de silences à écouter assis et à touche-touche avec des inconnus, c’est invivable. Et puis, il faudrait montrer un minimum de respect au musicien qui interpréterait l’œuvre, ne pas quitter la salle avant qu’ait résonné la dernière note, ce pourrait bien être interminable… Sur disque, je peux en revanche mettre fin à la pièce quand bon me semble, décider moi-même du point où elle termine ; du point où, ce jour-là, For Bunita Marcus est « terminée ». C’est en quelque sorte et à chaque fois reposer la question que Feldman et ses amis peintres de l’école de New York se posaient déjà : « quand peut-on dire qu’une œuvre est terminée ? » Pourquoi l’amateur de musique ne pourrait-il pas s’adonner lui aussi à cette sorte d’analogie temps / surface et même répondre à cette question en lieu et place du compositeur ? Un jour écouter For Bunita Marcus d’un bout à l’autre sous une nouvelle lumière, un autre jour la faire taire à la vingt-deuxième minute ? Comme on referme un livre dont on n’a lu que quelques phrases ou seulement trois des cinquante chapitres dont il est fait…
Dès le début de l’expérience, vous apparaît une figure dont les trois sommets renvoient à trois silhouettes dotées de trois noms, Morton Feldman, Bunita Marcus et Hildegard Kleeb – le compositeur, la dédicataire et l’interprète. Pris dans cette triangulation, le nom d’Hildegard Kleeb, la pianiste interprète de For Bunita Marcus, acquiert dans votre livre un statut et un rôle particulier. Comment les décririez-vous ?
Hildegard Kleeb est celle qui m’a en quelque sorte rendu possible la découverte de Morton Feldman. D’autres lectures de For Bunita Marcus ont bien entendu été enregistrées : Aki Takahashi, John Tilbury, Stephane Ginsburgh en ont donné d’autres versions, toutes remarquables, ce qui ne m’aide pas à comprendre pourquoi la version de Kleeb est celle qui me parle le plus. L’ « ogre » Feldman impose évidemment une distance avec l’auditeur ; quant à Bunita Marcus, élève de Feldman à qui est explicitement dédiée cette pièce, elle a toujours refusé de la jouer en studio. C’est ainsi Hildegard Kleeb qui rend la chose possible : entendre la dédicace d’un compositeur à l’une de ses élèves arrachée aux circonstances – et aux « aléas », puisqu’il nous faut désormais prendre en considération le récent témoignage de Bunita Marcus à propos de ses relations conflictuelles avec Morton Feldman – qui l’ont vue naître. Ainsi, il a fallu qu’une pianiste suisse interprète « à distance » For Bunita Marcus pour que je puisse m’en approcher à mon tour.
Guillaume Belhomme, Morton Feldman For Bunita Marcus, éditions Chemin de ronde, mai 2023, 130 pages, 12 euros
A noter que dimanche 25 juin, à 20 h, la soirée “contemporaine” sur France Musique s’est ouverte par un concert d’archives consacré à Feldman. Arnaud Merlin, qui le produit, a pu enfin évoquer l’ouvrage de Guillaume Belhomme en introduction.
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