samedi 1 juillet 2023

Georges Perec / Cent trente-trois enveloppes

 

 Perec, Lieux © "La Librairie du XXIe siècle", éditions du Seuil


Cent trente-trois enveloppes : Georges Perec (Lieux)

Denis Seel 
20 juin 2022

« Or, au temps de ses couches, il y avait des jumeaux dans son sein. Pendant l’accouchement, l’un deux présenta une main que prit la sage-femme ; elle y attacha un fil écarlate en disant : « Celui-ci est sorti le premier. » Puis il rentra sa main et c’est son frère qui sortit. « Qu’est-ce qu’il t’arrivera pour la brèche que tu as faite ! » dit-elle. On l’appela du nom de Pèrèç – c’est-à-dire la Brèche. » (Genèse 38. 27-29)

La recherche incessante d’une brèche dans l’espace et le temps, menacés de clôture, telle fut la vie d’écriture de Georges Perec. Combler de mots le passé disparu, le présent qui fuit dès qu’apparu, combler de mots la Disparition originelle : celle du père, engagé volontaire et mortellement blessé par un obus en 1940 (le petit Georges a quatre ans), celle de la mère assassinée à Auschwitz trois ans plus tard. Dans l’espoir insensé de les sauver, de se sauver.

En juillet 1969, Georges Perec, dans une lettre-programme (que l’on peut lire dans Je suis né), fait part à Maurice Nadeau du projet d’un livre autobiographique « parti d’une idée assez monstrueuse, mais je pense assez exaltante : J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris « ce que je vois » de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie, un déménagement, des affiches, des gens, etc.); une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc. Chaque texte (qui peut tenir en quelques lignes ou s’étendre sur cinq ou six pages ou même plus), est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans, en permutant mes couples de lieux selon une table (bi-carrés latins orthogonaux d’ordre 12) qui m’a été fournie par un mathématicien hindou travaillant aux États-Unis. J’ai commencé en janvier 1969; j’aurai fini en décembre 1980 ! j’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées, les relirai soigneusement, les recopierai, établirai les index nécessaires. Je n’ai pas une idée très claire du résultat final, mais je pense qu’on y verra tout à la fois le vieillissement des lieux, le vieillissement de mon écriture, le vieillissement de mes souvenirs : le temps retrouvé se confond avec le temps perdu; le temps s’accroche à ce projet, en constitue la structure et la contrainte; le livre n’est plus restitution d’un temps passé, mais mesure du temps qui s’écoule; le temps de l’écriture, qui était jusqu’à présent un temps pour rien, un temps mort, que l’on feignait d’ignorer ou qu’on ne restituait qu’arbitrairement (L’Emploi du temps), qui restait toujours à côté du livre (même chez Proust), deviendra ici l’axe essentiel. Je n’ai pas encore de titre pour ce projet ; ce pourrait être Loci Soli (ou Soli Loci) ou, plus simplement, Lieux). »

Perec Lieux © « La Librairie du XXIe siècle », éditions du Seuil

Perec abandonnera Lieux au bout de six ans, en septembre 1975, à la cent trente-troisième enveloppe. Il ouvrit les années suivantes certaines enveloppes, et publia dans des revues quelques « réels ». En 1988 et 1989, Ela Bienenfeld, ayant droit de Georges Perec, et Philippe Lejeune ouvrirent les enveloppes encore fermées et les numérotèrent. C’est l’ensemble de ces Lieux qui est aujourd’hui publié.

Quels sont donc ces lieux ?

La rue Vilin, celle de sa petite enfance ; la rue de l’Assomption, où résidait la famille Bienenfeld, qui l’hébergea après-guerre ; le rond-point Franklin-Roosevelt, lieu de sa fugue en 1948 ou 1949 ; l’avenue Junot, où vivaient des cousins ; la rue Saint-Honoré, où, « étudiant », il habita ; la place d’Italie, liée à un ancien camarade ; la rue de la Gaîté, rattachée à un ami ; le carrefour Mabillon, lié aux débuts de sa vie avec P. ; le passage Choiseul, près duquel P. travaillait ; la place de la Contrescarpe et la place Jussieu, proches de la rue de Quatrefages, où il vécut aux débuts des années soixante ; enfin l’île Saint-Louis, où S.L., dont il vient de se séparer, possédait un appartement.

Perec, Lieux © « La Librairie du XXIe siècle », éditions du Seuil

Dans ces cent trente-trois enveloppes, on trouve, ajoutés aux textes, des tickets de café, des emballages de sucre, des prospectus, des lettres, des télégrammes, des photos… Ces textes sont manuscrits, de couleurs différentes, selon l’encre, le stylo, le feutre utilisés, sur des pages de carnets, des feuilles, des fiches bristol, ou tapuscrits, souvent accompagnés de gribouillis, de graffitis, de croquis.

Ces textes ?

Choses vues, revues, reprises, répétées, ressassées, endroits vus, revus, repris, répétés, ressassés, personnes croisées, connues, inconnues, rencontres amicales, sentimentales, amoureuses, sexuelles, littéraires, intellectuelles, pots, repas, fêtes, alcools, cinémas, théâtres, musiques, lectures, écritures, souvenirs (vrais ? faux ?) d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, d’adulte, ennuis, joies, doutes, tristesses, désespoirs, nuits, jours, et… et… (« Je ne veux pas oublier. Peut-être est-ce le noyau de tout ce livre : garder intact, répéter chaque année les mêmes souvenirs, évoquer les mêmes visages, les mêmes minuscules événements, rassembler tout dans une mémoire souveraine, démentielle » – Enveloppe 41. Saint-Louis, souvenir 2).

Au hasard (mais non !), ceci :

« Le café vaut 1 f 50 (il valait 1, 35 à « L’Atrium »).

. Au 24 (c’est là que je vécus, non au 7 : c’est très vilain d’habiter 7 rue Vilin !).

D’abord un bâtiment à un étage, avec, au rez-de-chaussée, une porte (condamnée), portant encore, tout autour, des traces de peinture et au-dessus, non tout à fait effacée, la mention « Coiffure Dames ».

. Du côté impair, la rue, fait, au n°49, à gauche, un angle d’à peu près 30 degrés également : (ce qui donne à la rue l’allure générale d’ un S très allongé (comme dans SS !).

« Loisirs Livres » (on n’y voit pas La Disparition en devanture)

J’ai diné au « Balzar », à la banquette du fond près des comptoirs à tartes.

3 heures 45. Place du Luxembourg. Des camions descendent le boulevard Saint-Michel. J’entends (ce doit être la première fois de ma vie que ça m’arrive) le jet d’eau sur la place.

C’est dans cette chambre du boulevard Blanqui que j’écrivis une partie et tapai à la machine sans doute la totalité de mon premier roman, Les Errants.

Contre le lampadaire, un cyclomoteur jaune.

Boutiques moches.

Quartier con.

Je suis un con

. Je n’arrive même pas à me souvenir

Gaîté, Gaîté

. Je passe devant le petit magasin « Les Choses »

Il ne m’est jamais rien arrivé dans le passage Choiseul ni dans aucun autre, mais justement : le passage est le lieu vide, le lieu du vide, le lieu de l’errance. J’y traîne, j’y suis protégé du froid et de la pluie. Je peux perdre une heure à m’absorber devant l’étal d’un bouquiniste, d’un papetier.

.  Difficulté de se souvenir de la manière dont on a été habillé.

Des gens en bande.

Un homme seul, mangeant un bout de baguette.

Vieille dame, une baguette à la main.

J’ai souvent rêvassé devant des immeubles ou des petites annonces.

Le café vaut 1, 40 fr.

Jadis il y avait une petite bicoque en ruine ou presque et sur la porte une affichette :  « Centre Mondial de Synthèse » – à laisser rêveur.

En ce qui concerne mes parents, mes grands-parents et moi-même, j’ai longtemps cru que nous habitions au n°7, sans doute à cause des propriétés magiques habituellement associées à ce chiffre.

C’est seulement lorsque j’ai commencé ces Lieux que je me suis rendu compte que nous habitions au n°24.

En tout cas c’est seulement récemment, et dans les années mêmes où toute vie va disparaître de cette rue, que j’ai commencé à identifier cette maison.

C’est une époque où j’allais tous les jours plusieurs fois au cinéma.

. Café infect : 1,35 F.

Le 24 encore debout. »

Et l’ultime note :

« Travail = Torture

Sur un des panneaux en ciment qui couvrent la presque totalité du côté impair de la rue

27.9.1975 vers 2 h du matin »

unique contenu de l’enveloppe cent trente-trois, précédant l’absence des cent cinquante-cinq  autres enveloppes envisagées, enveloppes fantômes que remplaceront W ou le souvenir d’enfance et La Vie mode d’emploi, dont l’exergue du dernier chapitre, « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère » pourrait être celui de Lieux.

Georges Perec, Lieux, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », avril 2022, 608 p., 29 € et accès libre à la navigation numérique augmentée.

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