Stacy Doris
Anne Portugal et Pierre Alferi: « Traduire à deux prolonge et met à l’épreuve la conception du couple chez Stacy Doris » (Mue de Stacy Doris)
Avec Mue, Stacy Doris achève l’une des œuvres poétiques sans doute parmi les plus importantes de notre contemporain. Emportée par la maladie en 2012, Stacy Doris offre ici un puissant dernier chant, un testament adressé à son mari ainsi qu’un legs vibrant à ses enfants. Diacritik est allé à la rencontre d’Anne Portugal et Pierre Alferi qui ont traduit Mue pour les éditions P.O.L afin d’échanger avec eux à la fois sur la mémoire de Stacy Doris, sur sa place à l’importance grandissante dans la poésie américaine et sur leur remarquable travail de traduction où à la sensibilité la plus à vif répond le souci formel le plus avisé. Vous l’aurez compris : il faut lire Stacy Doris.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre lien avec Stacy Doris et en particulier avec ce bouleversant et si puissant dernier texte que vous avez traduit à deux, Mue qui vient de paraître. Comment en avez-vous chacun découvert son œuvre ? Comment plus précisément avez-vous été conduits tous deux à traduire cet ultime texte de Stacy Doris ?
Anne Portugal, vous aviez déjà traduit Paramour de Stacy Doris avec Caroline Dubois : comment s’est effectué en particulier ce nouveau travail de traduction ? Vous dites avoir porté une attention particulière à l’hexamètre et au choix de termes très court, bisyllabiques le plus souvent ?
Enfin, est-ce que traduire à deux ne redouble finalement pas la poétique du texte même de Mue qui ne cesse d’évoquer des images de couple ?
Pierre Alferi : J’ai rencontré Stacy et son mari Chet en 1989, aux Rencontres de Royaumont sur les Objectivistes américains. La rumeur disait qu’ils avaient pris l’avion juste pour y assister. Ils étaient encore étudiants, s’étaient connus dans l’Iowa, trouvaient divers petits boulots, et ils sont restés à Paris pour l’essentiel des années 90, avec des allers-retours à New York. Stacy écrivait déjà des poèmes très joueurs et discontinus. Elle racontait la vie antérieure de Chet avec une telle drôlerie que nous lui avons commandé, pour la revue que nous faisions avec Olivier Cadiot, un texte qui est devenu La vie de Chester Steven Wiener écrite par sa femme. Quand elle est tombée malade, ils s’étaient réinstallés aux États-Unis, et je ne les ai revus ensemble qu’une fois, à San Francisco, en 2009. Sa mort nous a tous terrassés.
Deux ou trois ans après, j’ai découvert par hasard, dans une librairie d’occasion de Seattle, Fledge, dont j’ignorais l’existence. Je me suis souvenu de ses lectures de Hegel au bord du petit lac, dans le nord de l’État de New York, où elle nageait avec Chet en été. J’ai caressé l’idée de le traduire sans oser m’y mettre, jusqu’au jour où Anne a dit qu’elle le ferait bien avec moi. Nos choix formels – le pentamètre, les mots brefs – nous ont placés sous une contrainte commune, et nous nous sommes revus et corrigés l’un l’autre en prenant un poème chacun à son tour, au point que je suis aujourd’hui incapable de dire ce qui revient à l’un ou à l’autre. Justement, ça ne me revient pas : j’endosse tout sans avoir l’autorité de rien, je le reconnais comme toujours étranger, ce qui est finalement plus heureux que de signer.
Vous avez raison, traduire à deux prolonge et met à l’épreuve la conception du couple qui transparaît ici : deux mais non séparés, échangeant leurs rôles sans confusion, avec un accès à l’autre toujours partiel, fugace. Le pas de deux (ou de quatre, avec les deux générations) doit donc épouser la fluidité, la plasticité, l’ambiguïté du lien, sans victoire ni défaite, sans résolution ni synthèse. On a essayé de fonctionner comme ça, à partir d’une ignorance égale de « ce que ça veut dire », en croisant des hypothèses et des intuitions au-dessus du texte de Stacy. En l’imaginant elle aussi, bien sûr, comme nous l’avons connue répondant aux versions françaises de ses poèmes. Nous avons gardé dans l’oreille sa voix, qui était forte.
Anne Portugal : J’ai personnellement rencontré Stacy et Chet lors de la session de la traduction collective à Royaumont du texte Paramour. Stacy et Chet nous avaient réjouis et avaient marqué le travail d’une tonalité festive. Il apparut que grâce au texte de Stacy un vent de liberté amoureuse et de nouveauté stylistique soufflait sur l’abbaye. La tradition voulait qu’à la fin des cinq jours de travail en présence de l’auteur, l’un des participants se portât volontaire pour achever la traduction, et spontanément Caroline Dubois, aussi présente, et moi-même avons proposé d’achever une partie du volume, qui paraîtra, comme tous les textes traduits à Royaumont, aux éditions Créaphis/Un bureau sur l’atlantique, sous le titre Comment aimer. Entêtées par l’inventivité de Paramour et le plaisir immense que nous trouvions à le travailler, nous avons décidé, ensuite, malgré nos ignorances, de traduire le livre entier. Cela grâce à la mansuétude et la générosité de Stacy qui encouragea une traduction souple et possiblement libre. Nous lui demandions souvent son avis, et si elle pointait souvent des écarts, elle avait la noblesse de nous faire croire qu’il en était mieux ainsi, et naïvement nous l’avons cru.
Évidemment pour la traduction de Mue, Stacy nous manqua, mais comme le dit Pierre, il nous a semblé avoir sa voix toujours à notre oreille, dans un mystérieux pacte de présence bienveillante et de confiance renouvelée. Nous avons plongé dans ses textes comme à l’aveugle dans un bain familier, nous les avons saisis à l’abrupt avec et sans crainte, nous ne les avons pas toujours vraiment élucidés, mais nous les avons compris comme jamais. Car la beauté du vers de Stacy est d’ouvrir et de déjouer le sens, de troubler le registre, d’ignorer les attentes. Le pas de deux nous a aidés à tenir la rampe, le choix de vers de cinq syllabes n’offrait qu’une corniche étroite qui malgré des choix périlleux permettait de ne pas s’appesantir : nous avions tous les droits dont celui de nous reprendre, nous étions partenaires d’une commune et fragile assurance, et l’amble fit que les textes très vite et sans panique s’indifférencièrent et qu’on se laissa aller à leur maniabilité.
Venons-en au cœur de Mue même, cet ultime texte de Stacy Doris, morte en 2012 et qui a laissé derrière elle ce recueil. C’est un recueil qui, au seuil de la mort, apparaît immédiatement comme double : à la fois, une vocation testamentaire mais le testament lui-même semble paradoxalement un legs de vie, d’une vie vivante. La Mue, c’est aussi le texte qui revient de la mort pour apporter, dans le poème, ce qui pourra apercevoir, s’émerveiller, naissant, au sensible lui-même. Ma question serait la suivante : est-ce que la mue, l’acte même de muer, désigne dans ce texte non seulement ce passage à la vie adolescente des deux enfants que Stacy Doris laisse derrière elle mais aussi bien ce passage non de la vie à la mort mais de la mort à la revie ?
Anne Portugal : Évidemment la mue que porte le titre se loge dans la puissance constitutive – je ne dis surtout pas féminine, surtout pas organique -– du vers de Stacy, capable de transmuer le vivant, de l’anecdote au détail, du grave au pire, en un tour très concret de langue qui comme une tête-chercheuse fouille, s’oblique et tournoie pour que ça pense sans peser, que ça palpite sans penser. Et cela, dont même les hantises les plus sombres, nous revient frais et matinal. Ce que vous évoquez par « de la mort à la re-vie ». Bref une opération de poésie.
Pierre Alferi : Le vol ou la danse de Fledge est portée par un courant émotionnel puissant, une douleur et un amour dits sans fausse pudeur, qui sont aux points culminants de l’onde vitale. Et cela survit en effet à la mort, en tout cas à « ma » mort, en premier lieu dans la relation avec des enfants (presque du même âge et encore loin de l’adolescence) dont l’avenir n’est pas imaginable, en second lieu dans le texte et ses effets, largement imprévisibles.
À l’instar du double testament réversible, Mue se présente comme un livre qui procède par « paires contiguës » dites-vous dans votre propos liminaire mais parler par paire, ce n’est pas non plus faire couple. Il y a toujours un troisième membre, fantôme, qui rend le couple impair : la maladie, entre autres, qui sépare le couple, ce que Stacy Doris affirme : « La forme est de nous // mais on bouge et coule. » Est-ce que le pentamètre que vous avez choisi pour traduire reflète cet impair qui défait finalement tout couple et le met en danger ?
Pierre Alferi : Le danger est partout dans le livre. C’est la maladie, bien sûr, qui joue les trouble-fête et ré-interroge chaque geste. Mais c’est d’abord tout ce qui pourrait résorber l’un.e dans l’autre ou dans l’image de l’autre. Le pire danger c’est la synthèse. Le choix évident de l’hexamètre français pour traduire son équivalent syllabique anglais nous a paru très vite un piège, parce que les anglo-saxons n’ont pas l’alexandrin, et que donc un vers de six syllabes ne sonne pas pour eux comme la moitié du vers le plus familier, le plus élimé de leur langue. En revanche, cinq syllabes, en français, c’est très court ; c’est impair, donc ça se plie mal ; c’est abrupt. En ajoutant une asymétrie, j’espère que nous soulignons la « non-dualité » que revendique Stacy.
Ce qui ne manque pas de frapper, outre le titre Mue dont nous venons de parler, c’est peut-être le sous-titre Une Phénoménologie de l’esprit : vous indiquez qu’il ne s’agit en rien d’une boutade et que ce sous-titre est à prendre au sérieux tant il témoigne du projet même de Stacy Doris. Vous avancez ainsi l’idée selon laquelle Mue serait une manière de réponse sinon de contrepoint actif à la phénoménologie de Hegel en battant en brèche la résolution des contradictions de l’idéaliste allemand. Dans chacun de ses poèmes, contre l’esprit dialectique de Hegel, Stacy Doris propose au contraire de maintenir ensemble toutes les contradictions et tous les possibles de manière active. C’est un livre qui allie la douleur à la douceur, la mort rampante à la vie éclatante, l’esprit le acéré au sensible le plus exacerbé.
Diriez-vous ainsi que cette somme de contraires qui ne veut pas s’additionner pour disparaître constitue la réponse même de Stacy Doris à l’effort dialectique d’écrasement que peut porter Hegel ? Pourrait-on ainsi dire que la poésie de Stacy Doris constitue une manière d’incarnation de la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues ? Enfin, diriez-vous comme vous le laissez entendre qu’à l’idéalisme mâle de Hegel répond ici un sensualisme féminin de Stacy Doris : la mue serait-elle genrée ?
Pierre Alferi : Stacy ne s’est pas, à ma connaissance, expliquée davantage, donc c’est une interprétation. Mais oui, telle que vous la résumez, elle me paraît en accord avec ce qu’elle dit dans sa préface. Son tempérament littéraire (extrême ouverture, humour, indifférence à tout discours, à toute réquisition du sens, « coïncidence des opposés » me paraît aussi juste) est aux antipodes de Hegel. En revanche, je ne crois pas qu’elle souhaitait pratiquer une écriture genrée. Après tout, c’est plutôt moi (Pierre) qui déteste Hegel et vois en lui le sommet de la pensée patriarcale. S’il y a bien un sensualisme chez Stacy, comme chez Anne, c’est aussi celui de James Schuyler et de Gertrude Stein, de Rimbaud.
Quels échos Stacy Doris a dans votre travail poétique respectif, Anne Portugal et Pierre Alferi ?
Anne Portugal : Pour ma part, la rencontre avec la poésie de Stacy fut décisive sans que j’en prenne bien conscience dans l’immédiat. Je la lisais comme une extravagance américaine, et me fascinaient surtout ses audaces et ce si particulier mélange de tendresse, d’irrévérence, de drôlerie, d’érotisme et de grande culture. Tout me convenait. Mais je dois dire que le choix clair qu’elle a fait de la joie fut un point de saisissement et de délivrance, qui venait à point contrebalancer l’éternel et terrifiant retour du sérieux en poésie. La vraie légèreté, voilà qui caractérise le travail de Stacy. J’en ai fait une doxa, qui a par exemple guidé l’écriture de « la formule flirt ». Tout respire la liberté chez elle, le choix des formes, les pistes sémantiques laissées à l’aventure ou revisitées par la grâce d’une contrainte passagère, et l’acrobatie complexe de sa syntaxe qui peut éclairer le sens comme le déjouer presque distraitement. Enfin, Stacy Doris ranima avec conviction un genre qui avait disparu et que nous pensions désuet, le poème d’amour, et que seul Pierre en France avait déjà su réinventer. Cela aussi me parut salvateur et me permit de sortir des équations strictes que par effet d’intimidation je m’étais imposée.
Pierre Alferi : Elle m’a encouragé à moins me soucier du soupçon de non-sens et de gratuité qui pèse dès que la syntaxe est bousculée. Les language poets américains y étaient allés fort dans la déconstruction, pourtant chacun des livres de Stacy m’a désarçonné. Sa fantaisie était unique, dans ses récits comme dans ses vers, et elle me manque. La lire a un effet désinhibant.
Stacy Doris, Mue, traduit de l’américain par Pierre Alferi et Anne Portugal, éditions P.O.L, décembre 2020, 112 p., 13 €
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