dimanche 19 novembre 2017

Isabelle Adjani / "Quand on est actrice, l’effet que vous produisez ne vous appartient pas



Isabelle Adjani : "Quand on est actrice, l’effet que vous produisez ne vous appartient pas"

Par Richard Gianorio | Le 03 novembre 2017
Légère, intense, rayonnante, "Adjani" est de retour. En phase avec l’époque, elle porte la parole des femmes avec sa belle énergie. Comme actrice, on la verra bientôt dans un thriller décalé de Romain Gavras.
Selon un rituel immuable, Isabelle Adjani a fixé le rendez-vous par SMS ; selon un rituel immuable, on la retrouve - elle est en avance — seule à une table de l’hôtel Le Meurice. Elle n’a plus besoin de ses lunettes noires - un signe qui ne trompe pas. Elle regarde enfin le monde, elle consent à ce que le monde la regarde. Isabelle Adjani n’y peut rien : elle est née pour être admirée (comment se détacher de ce visage ?), née pour être filmée. Scrutée aussi.
Elle est de retour. On la verra l’an prochain dans un thriller décalé de Romain Gavras, le Monde ou rien, avec Vincent Cassel. Une « nouvelle » Adjani - elle déteste le terme. Elle a récupéré son corps (taille 36) et, un autre après-midi, on la revoit moulée dans un mini-tailleur Chanel en cuir irisé dont la couleur semble répondre à celle de ses yeux. Drôle, délicate, requinquée. Elle se disait réconciliée, là voilà libre, enfin, d’une liberté non négociable. C’est une excellente nouvelle. Interview.
Madame Figaro. - Que vous inspire l’affaire Weinstein, ce fait divers à tiroirs ?






Smoking en gabardine de laine et escarpins vernis, Saint Laurent par Anthony Vaccarello.

Isabelle Adjani. - D’abord, il faut systématiquement la décentrer : cela n’arrive pas que dans le milieu du cinéma. Mais, dans ce cas précis, la caricature est mise en place : la belle pépée qu’on peut sauter, le gros producteur qui est décrit le pénis en érection. S’ajoute à cela une sorte de fascination pour un Hollywood babylonien. Harvey Weinstein, qui ne l’a pas croisé en n’étant pas tout à fait à l’aise ? D’ailleurs, comment se sentir à l’aise quand on ressent une petite culpabilité personnelle : le rendre coupable d’un délit de sale gueule. Une actrice devient facilement un enfant protecteur face à un parent déviant. Pourquoi ? Parce que souvent le trauma n’est pas loin chez elle et suscite de l’abus de pouvoir émotionnel.
Les réalisateurs, eux, connaissent Weinstein à travers un certain processus de domination castrateur. Pour distribuer un film sur le territoire américain - ce qu’il a fait avec Patrice Chéreau pour la Reine Margot, par exemple -, il imposait des coupes souvent non négociables. Parfois, artistiquement, il n’avait pas tort, il a même contribué à l’avancée du cinéma français en Amérique - là n’est pas la question -, parfois, c’était juste pour faire plier l’échine des réalisateurs français. Pour revenir aux femmes, j’ai quelques amies, qui pourraient être mes filles, qui se sont entendu dire des choses qui devaient glorifier son affiliation imaginaire à un Louis B. Mayer, un Jack Warner ou un Howard Hughes : "Si tu ne fais pas ce que je veux, je détruis ta carrière aux États-Unis." De Hollywood à Paris, la profession semble avoir été vassalisée par ce pouvoir-là et cette terreur muette. À l’approche des oscars pointait la certitude, dans les habitudes comportementales des uns et des autres, qu’on ne pouvait pas échapper au monopole Weinstein : ce beau monde était à sa merci, et pas seulement sexuellement. Par ailleurs, il n’y a aucun jugement moralisateur de ma part concernant les actrices qui ont pu être volontairement complaisantes. Ça ne se juge pas. Et puis toute la force d’un prédateur n’est-elle pas de savoir rendre sa victime consentante malgré elle, condamnée à être à la fois Justine et Juliette, acceptant les malheurs de la vertu et la prospérité du vice… En revanche, si le consentement est absent, qu’on se retrouve piégée dans un projet prédateur, c’est non seulement insupportable, mais aussi catégoriquement condamnable.
Avez-vous des souvenirs de castings périlleux ?
Une fois, il y a très longtemps, je me suis rendue à Rome pour rencontrer un réalisateur italien dont j’ai oublié le nom - je vous jure que c’est vrai, j’ai effacé son nom. Les black-out et le silence, ça marche la main dans la main, vous savez ! Là, on m’a apporté une nuisette transparente afin que je la passe pour un bout d’essai. J’étais mineure, je me sentais déshonorée. J’ai dû supplier pour qu’on me ramène à l’aéroport. C’est peut-être pour ça qu’inconsciemment je ne me suis pas rapprochée du cinéma italien. Voilà le genre de traumatisme initial et les conséquences que ça peut produire sur une carrière. C’est peut-être idiot, mais c’est comme ça. (Elle rit.)
Avez-vous déjà été harcelée ?
Oh ! (Hésitant longuement.) Les années passent, je n’ai pas de rancune. On finit par penser : "Pauvre type." Mais j’ai connu ça au théâtre, un acteur avec une vraie violence physique. Il a même cassé le bras d’une actrice plus tard et s’est fait traîner en justice par une autre encore. Lui échapper était devenu tellement obsédant pour moi que je suis tombée malade. J’ai dû arrêter la pièce. Tout le monde m’était tombé dessus comme si c’était ma faute. Ça marque… Je n’en ai jamais parlé explicitement, parce que j’avais honte. Pourquoi ? Parce que j’ai été élevée dans la honte avec un père qui m’exhortait à baisser les yeux si le regard d’un homme se posait sur moi. Je n’ai donc développé aucun réflexe de défense face à un homme, encore moins s’il avait entrepris de m’agresser. Mon réflexe de survie a toujours été le même depuis l’enfance : ne pas me montrer, me cacher, m’enfuir. Et puis, il y a eu un autre symptôme, le dimorphisme : ne plus se montrer telle qu’on est vraiment pour être à l’abri. L’autoprotection peut passer par une sorte d’autosabotage…



Blouson et jupe en cuir imprimé métallisé, Chanel. Collant Wolford, escarpins Dior.
Photo Marcel Hartmann





Le sabotage du corps ?
Saboter son apparence pour avoir la paix. Souvent, pour une fille, ça commence par le père, bien sûr, et parfois, hélas, par la mère. Il y a aussi des relations amoureuses où on peut se retrouver attaquée dans son intégrité physique. Au lieu de se débarrasser de ça comme on se débarrasserait d’un truc toxique, on s’en prend à soi. En ce qui me concerne, la rumeur n’a pas aidé non plus (en 1987, après neuf mois d’acharnement médiatique, on l’annonce morte du sida, NDLR). Pas du tout aidé ! Ça m’a énormément déstabilisée. Au lieu de faire une dépression psychique, c’est comme si j’avais fait une congestion physique à répétition au cours des années : quelque chose s’est détraqué à ce moment-là. C’est comme si mon corps et ma tête s’étaient dissociés. Plus tard, j’ai découvert aussi par le biais de l’analyse freudienne et de mon cheminement personnel que, à certains moments, appréhender cette chose, embrasser ce handicap, pourrait avoir la vertu salutaire de m’aider à me débarrasser du symptôme. Alors, c’est passé ensuite par l’acceptation de rôles qui ne mettaient pas à l’honneur le physique, comme c’est le cas de la Journée de la jupe et de Carole Matthieu. Il m’est aussi arrivé de m’en ficher, d’envoyer balader les diktats. Je me souviens de ma dernière venue au Festival de Cannes, à un de ces moments où j’étais physiquement au pire, comme la sublime Indienne Aishwarya Rai, ou récemment Rihanna à l’Élysée, l’une et l’autre démolies parce qu’elles n’étaient plus les sylphides attendues ! Oui, c’est d’une naïveté délirante de croire que ceux qui vous aiment « canon », comme on dit, ne vont pas vous faire payer cher de ne pas correspondre momentanément à leurs fantasmes ou à l’image fixée qu’ils ont de vous. Quand on est actrice, l’effet que vous produisez ne vous appartient pas. Assumer de se montrer, c’est finalement prendre conscience de ne pas être libre et en accepter certaines conséquences, comme la malveillance sur les réseaux sociaux. Mais tout cela démontre, au fond, que je suis une femme, une vraie femme, une femme solidaire des autres dans ce dédale de contradictions en forme de saut d’obstacles. Il m’a fallu du courage, de l’endurance et de la thérapie à gogo pour affronter seule ce genre d’épreuves, sans personne à mes côtés.
Toujours seule ?
La ligne la plus visible à lire dans ma main serait la ligne de la solitude. Une solitude recherchée pour ne pas subir.
Pourtant, on vous connaît de longues histoires d’amour…
Il y a une solitude en moi. Je suis une solitaire. Une solitaire solidaire, avec le sens inné d’une énorme responsabilité collective : les autres prennent une place énorme dans ma vie. Mais là, j’ai pris l’habitude de vivre seule : où installerais-je aujourd’hui cet éventuel amoureux ? (Elle rit.) Je vais bien, je me sens bien dans mon corps, le bonheur m’arrive de l’intérieur.
Aimeriez-vous vivre à nouveau en couple ?
Il faudrait qu’on m’en donne envie. Mais je ne me pose pas cette question. Je ne suis pas dans le déni, mais dans les voyages et le travail. Je vis autrement. Je suis enfin libre. Complètement libre. Les choses qui ont pu me heurter ou me blesser, maladresse, indélicatesse, jalousie ou jugement, je les balaie. Sans pour autant tolérer les agressions masquées des passifs-agressifs. Refouler pour protéger ceux qui ne vous veulent pas du bien, ça n’a plus sa place chez moi.
Vous avez retrouvé la silhouette que vous aviez dans l’Été meurtrier. De plus, vous avez demandé que votre visage et votre silhouette ne soient pas retouchés sur les photos de cette séance mode…



Manteau long en cuir et boots zippées en veau velours, Azzedine Alaïa. Coupe et coiffure Cédric Chami. Coloriste Christophe Robin. Maquillage Laurence Azouvy pour Givenchy Le Makeup. Manucure Institut Carlota. Photos réalisées avec l’aimable collaboration de l’hôtel Le Meurice (Paris). www.dorchestercollection.com
Oui, puisque je trouve que, là, je n’en avais pas besoin, même si je n’ai rien contre les retouches, absolument rien, quand elles peuvent vous arranger. Dire le contraire est hypocrite. D’ailleurs, pas besoin d’être mannequin ou actrice pour vouloir être mieux en photo : il y a des applications Photoshop pour tous sur tous les portables, n’est-ce pas ? (Elle rit.) Pour en revenir au corps, quand il devient trop lourd pour les os, pour la tête, pour le cœur, il faut faire la peau aux traumas qui ont stigmatisé votre vie et retrouver un équilibre qui s’appelle « s’aimer ». J’ai récupéré une bonne fois pour toutes la liberté de ma relation à mon corps. Depuis un an et demi, à mon rythme, je m’accompagne du regard, le mien, pas celui des autres. Abandonner son physique par lassitude, par épuisement et peut-être aussi par fierté pour contrer des diktats sexistes qui vous cataloguent dans une image diminuante, c’est ce qui est souvent réservé aux femmes. Un autre diktat, après celui de l’apparence, celui du temps. Après 50 ans, une actrice ne travaillerait plus. Ni Julianne Moore ni plus aucune d’entre nous ne peut être d’accord. On ne va peut-être pas réformer les goûts d’un public adolescent, mais il est peut-être temps de lui redonner le goût de l’humain et des vraies histoires avant l’avènement de l’intelligence artificielle, qu’on nous prédit dans vingt ans, telle l’apocalypse. Les changements dans la vie d’une femme ne doivent plus être synonymes de perte de séduction, d’amoindrissement, de défaite du corps.
Quelle est votre relation avec le temps qui passe, justement ?
Tout dépend de la manière dont on s’y prend pour le supporter et aussi supporter ceux qui vous emmerdent avec ça. (Elle rit.) Le temps qui passe ? Regardez Ines de la FressangeSophie Marceau et d’autres. Et Monica Bellucci qui, de manière très fine, a commencé à dire, il y a déjà un bail, que la beauté est éphémère - mais ces femmes-là garderont toujours leur splendeur. C’est une façon d’énoncer : "Je suis au courant, merci, mais ne me tirez pas dessus." Marilyn Monroe est morte à 36 ans et elle se croyait super vieille. Françoise Dorléac se trouvait « tapée » à 25 ans. Aujourd’hui, nous, les femmes, avons gagné au moins vingt ans. L’idée n’est évidemment pas de devenir une vieille petite fille mais de préserver tout ce qu’il y a de désir de vie en nous, de curiosité, de juvénilité, cette joie intérieure, surtout pour avoir plus de chances de ne pas tomber malade. Bien sûr que je n’en reviens pas du temps qui a passé, bien sûr que je sais que le temps qui va passer est encore plus court que le temps qui est déjà passé. Il n’y a pas un jour où je ne me dis pas que je vais mourir, je le sais, je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, je m’en charge, merci… (Elle rit.)

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