jeudi 16 novembre 2017

Karl Lagerfeld / "Généralement, je déteste être photographié"





Karl Lagerfeld : "Généralement, je déteste être photographié"

Par Richard Gianorio | Le 31 octobre 2017

Photographe éclairé, le couturier est l’invité d’honneur de Paris Photo. Interview et confidences d’un esprit libre, subtil et visionnaire.


L’œil de Karl Lagerfeld. Celui du couturier, bien sûr, mais aussi celui du photographe. Un œil qui regarde et considère les autres, un œil vif, rapide, concentré, qui guette et qui saisit. « La photo est question et réponse », disait Cartier-Bresson. Pour Lagerfeld, c’est également une évidence qu’elle soit photo de mode - son premier « choc » visuel a été la découverte des images d’Irving Penn -, photo classique - il aime Steichen, Stieglitz ou Kertész - ou photo contemporaine - avec une prédilection pour l’abstraction.

Si l’image a toujours fait partie intégrante de sa vie, Karl Lagerfeld est véritablement devenu photographe à la fin des années 1980, en réalisant des campagnes pour Chanel, dont il est le directeur artistique. Depuis, il alterne photos de mode publicitaires et travaux personnels avec la créativité et l’énergie débordante qu’on lui connaît. Curieux de tout, explorateur sans préjugés, il a expérimenté des procédés d’impression inédits et abordé à peu près tous les genres sans jamais intellectualiser sa démarche : chez Karl Lagerfeld, c’est la beauté qui a toujours le dernier mot.
Photographe reconnu, il est l’invité exceptionnel de Paris Photo, première foire mondiale de la photographie, qui partage une centaine de ses coups de cœur parmi les milliers d’œuvres exposées sous la nef du Grand Palais, le long d’un parcours balisé prolongé dans un album à paraître chez Steidl.

En exclusivité, Karl Lagerfeld nous a reçus dans son antre de la rue de Lille, galerie, studio photo, bibliothèque et laboratoire d’idées. Comme à chaque fois, sa parole est éclairée, sa délicatesse remarquable, grand seigneur espiègle, généreux de son temps et de ses bons mots.

Madame Figaro. - Comment la photographie est-elle entrée dans votre vie ? Est-ce une chose de l’enfance ?
Karl Lagerfeld. 
-De l’enfance, je ne crois pas. Les photos étaient rangées dans des albums de famille, et seules ma mère et mes cousines disposaient d’un appareil photo. J’ai eu le mien à 16 ans : un Minox - je l’adorais. Je me souviens aussi de la première image de mode qui m’ait vraiment frappé : c’était dans un Vogue que ma mère avait rapporté d’Amérique, la série était signée Irving Penn et figurait sa femme, la mannequin Lisa Fonssagrives. Mon premier portrait, c’était celui de la mannequin Victoire Doutreleau, très jolie en Espagnole avec une mantille. La qualité imprimée était impeccable. Mais je me suis vraiment intéressé à la photographie plus tard, par le biais de Francine Crescent, du Vogue français, qui faisait travailler Guy Bourdin et Helmut Newton, qui sont devenus mes amis. Aujourd’hui, leurs photos sont considérées comme de l’art sacré, mais à l’époque on était violemment contre. J’ai rencontré Newton à l’occasion d’une publicité pour Patou, où je travaillais. Il photographiait une it girl anglaise, Tania Mallet - je me souviens de son nom -, dont j’avais dessiné la robe. Cela a été le début d’une longue amitié. Je possède les droits de trente-cinq portraits que Helmut a faits de moi, lui qui ne photographiait jamais les hommes. J’adorais la façon qu’il avait de faire des photos : il arrivait avec son appareil et ses films dans un sac plastique, et ça durait cinq minutes. Aujourd’hui, la moindre séance prend des siècles, ils font trois mille photos avec vingt-cinq assistants. Moi, j’aime que cela aille vite, je sais ce que je veux et je ne suis pas là à compter sur le hasard. C’est souvent la première ou la deuxième photo la meilleure.

Quel genre de modèle étiez-vous pour Newton ?
Quand on posait pour Newton, on devenait un Newton, on se sentait fondu dans la vision de quelqu’un d’autre - quelqu’un avec un talent fou. Généralement, je déteste être photographié, exception faite pour Helmut Newton, Irving Penn, que j’adore, et Richard Avedon.
Les photos de mode ont longtemps été sous-estimées avant de devenir des trésors convoités dans les salles des ventes…
Il faut relativiser : la photo de mode s’est ennoblie avant la Première Guerre mondiale. Il y a eu le baron de Meyer, Steichen et Stieglitz, que j’adore. Hoyningen-Huene n’était pas mal non plus. Mais pour moi, le vrai départ, c’est Irving Penn dans les années 1950. Sans parler d’Avedon : ses photos avec Suzy Parker, ce n’était pas rien.
C’est quoi, une photo réussie ?
C’est un choc visuel dont on se souvient. C’est un œil, c’est une ambiance. Il ne faut pas expliquer les choses. Voltaire disait : « Toute chose qui a besoin d’explication ne la vaut pas. »


Dans quel genre, Karl Lagerfeld est-il le plus à l’aise ?
Je suis à l’aise et balaise partout car je ne veux pas avoir de genre, justement. Je trouve cela très ennuyeux les photographes qui font toujours la même photo : je ne vais pas vous donner de noms ! J’aime expérimenter et je valorise la liberté créative plutôt que de me cramponner à un prétendu style qui serait le mien.
Avez-vous des modèles de prédilection ?
Non, je n’aime pas la routine. Mais j’adore photographier les architectures : la villa Noailles, la villa Malaparte, les fontaines de Rome ou, bientôt, la villa Savoye.
Y a-t-il une sensibilité allemande ?
Oui, je suis schleu à fond, un schleu de Weimar au goût du jour. C’est dans mes gènes et je ne me gêne pas. Et ce n’est pas parce que Mme Merkel fait des bêtises que je vais renoncer à être allemand. Je suis contre la double nationalité : il faut assumer ce que l’on est. Disons que cela fait partie de mon petit folklore personnel. Pourtant, j’ai très peu vécu en Allemagne et mes références sont des gens que je n’ai pas connus, et que personne ne connaît, d’ailleurs : Harry Kessler ou Walter Rathenau. Sans parler de Goethe, bien sûr.
Le prochain défilé des Métiers d’Art Chanel se déroulera en décembre à Hambourg, la ville où vous êtes né. Une démarche émotionnelle ?
Émotionnelle, c’est exagéré, c’est un boulot aussi. Il ne faut pas donner une trop grande dimension sentimentale à une chose professionnelle. Les émotions, il vaut mieux ne pas les formuler. Une émotion que vous galvaudez n’est plus une émotion mais un truc de communication…


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