mercredi 14 août 2019

Annie Ernaux / La Place et Une femme




La Place et Une femme de Annie Ernaux


23 septembre 2018
Une chronique pour traiter deux livres, chose qui semble devenir de plus en plus courante sur le blog quand on vous parle d’Annie Ernaux, exercice nécessaire pour parler d’elle tant son œuvre tisse de multiples réseaux qui entrent en résonance. Une seule chronique donc, pour traiter deux livres qui résonnent sur plusieurs tons, qui se font écho à bien des niveaux. La PlaceUne femme. Le livre du père, le livre de la mère. Ilelleje. Deux livres comme une nécessité vitale pour l’autrice, celle de dire qui il et elle étaient à travers les récits de ses propres souvenirs, les événements de deux vies qui se ressemblent, mais aussi les instants quotidiens, les gestes familiers, les phrases dites et répétées, le langage, un siècle traversé. Livres d’une enfant qui parle de ses parents, d’une enfant en deuil, qui leur fait un ultime don. Magistral !
La Place (1983) et Une femme (1987) se suivent dans la bibliographie de Annie Ernaux et ont bien des points communs. Les deux livres sont construits de façon similaire. Ils font respectivement suite à la mort du père, puis de la mère de l’autrice et s’ouvrent sur la mort du parent et du récit de son inhumation : les derniers soins apportés par la famille au défunt et à la défunte. Mais Annie Ernaux explicite son besoin de continuer à « faire quelque chose » pour son père et sa mère, alors elle écrit, elle retrace leur vie chronologiquement. La Placeet Une Femme, livres du deuil, donc.
Annie Ernaux s’interroge dans La Place sur la forme que doit prendre ce livre, elle rejette l’art, le roman étant incapable de rendre compte de la vie de son père. Son projet :
Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Annie Ernaux reprendra la même forme dans le récit de sa mère, cette forme générique hybride. Il ne s’agit pas à proprement parler de biographies ni des mémoires, genres trop réducteurs pour englober tous les enjeux de ces textes : l’autrice revient certes sur les événements qui ont fait la vie de ses parents, depuis leur naissance au début du XXe siècle, jusqu’à leur mort, mais elle parle aussi d’elle-même, membre intrinsèque de la famille de ses parents et autrice écrivant le récit de leur vie. Dans cette optique, Annie Ernaux raconte le rapport de ses parents à leur fille et inversement, sa propre ascension sociale, source à la fois de fierté et de honte, ces sentiments qui animèrent l’existence entière de ses parents. Du moins, ce qu’elle en imagine. Ces deux récits relèvent d’un point de vue, celui de l’autrice-fille qui se remémore, qui se souvient des moments fondamentaux comme des moments anodins. Il est le père, elle est la mère, invariablement, mais je, Annie Ernaux, est au cœur du texte. La forme est objective, le propos beaucoup moins. La Place et Une femme, livres du souvenir, donc.
En dépit de son œil d’écrivaine qui revient sur les faits marquants ou non de la vie de ses parents, Annie Ernaux retrace leur histoire en commençant par le commencement, évidemment, à la naissance de son père et de sa mère, au début du XXe siècle, dans une Normandie rurale, et un milieu social modeste. Il grandissent tous les deux dans des milieux agricole et ouvrier, quittent l’école jeune pour travailler. Une fois mariés, ils achètent un commerce, un café-épicerie qui leur prend tout leur temps. Ils travailleront toute leur vie, ou presque, honteux d’avoir l’air miséreux, fiers d’être propriétaires, obsédés par l’argent qui pourrait manquer, ni heureux ni malheureux. À travers la vie de ses parents, Annie Ernaux parle du XXe siècle : l’entre-deux guerres, les bombardements pendant la Seconde Guerre, son père le « héros du ravitaillement », les nouveaux acquis sociaux, les vacances. Comme elle le fera dans de nombreux récits, Annie Ernaux parle de la petite histoire, celle des braves gens que sont ses parents, dans la grande Histoire. La grande Histoire traitée d’un point de vue quotidien : « Il fallait bien vivre malgré tout ». La Place et Une femme, livres d’histoire(s), donc.
Et dans cette perspective historique, Annie Ernaux porte un regard social sur ses parents. « La place » relève d’ailleurs de cette place, bien définie, qu’on a dans la société, la place que son père et sa mère tiennent dans l’échelle sociale. « La place », c’est aussi la place du père et de la mère dans la vie de leur enfant. La dynamique familiale est ici indissociable d’un questionnement social, parce qu’Annie Ernaux n’est pas restée à la place qui lui était destinée, elle est devenue une bourgeoise, agrégée de lettres modernes et écrivaine, une femme de culture qu’elle n’entend pas au seul sens agricole que lui donne son père. De cette manière, le traitement du langage est ici un vrai travail d’équilibriste pour Annie Ernaux, à la fois fille respectueuse, sociologue objective, écrivaine de littérature.
Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. […] Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature.
Dans La Place et Une femme, l’écriture est un tour de magie, je ne vois pas comment l’expliquer autrement : Annie Ernaux a su se faire à la fois la fine observatrice de ses parents, reprenant leurs phrases devenus des leitmotivs existentiels tout en rejetant le style littéraire de manière à ne pas prendre une hauteur dégradante pour ses parents, pour ne pas les regarder de haut. Ce choix d’une « écriture plate » est finalement une posture filiale humble, respectueuse et sincère. Cette attitude face à la vérité est un travail d’une minutie impressionnante, sous des airs de simplicité. La Place et Une femme, livres sociaux, certes, mais aussi livres de famille, donc.
Annie Ernaux nous parle de ses parents, du siècle et des gens qui ont traversé leur vie, sans condescendance ni transcendance. Sans noircir ni sublimer ni taire. Une fois encore, c’est la vérité qui ressort de ses textes. C’est pour cela qu’elle est si touchante, parce qu’elle écrit vrai. Il y a dans ses textes un propos d’une telle justesse qu’il en devient universel. Ces vies résonnent en nous, lecteurs et lectrices, elles nous parlent : des moments, des gestes, des expressions, des attitudes, tout ce qui traduit une personne. On pense à nos proches, même si leurs gestes, leurs mots, leurs attitudes sont différents. La tendresse demeure la même. Annie Ernaux parle aussi du temps qui passe, des années qui s’accumulent, de la vieillesse, des corps fatigués, abimés, contraints. Les dernières années de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, sont très éprouvantes à lire, car l’autrice dit des choses à ce propos qu’on n’a pas du tout l’habitude de lire, notamment l’envie de sa mère de vivre en dépit de la sénilité. Annie Ernaux parle des autres mais aussi d’elle-même avec le même souci d’honnêteté : elle intervient à plusieurs reprises au fil des deux récits, pour faire le point sur son travail, ses souvenirs, son état d’esprit alors qu’elle pense intensément à son père et sa mère, récemment décédé·e·s. Elle ne cache rien, ni le caractère incertain de ses souvenirs et de ses suppositions, ni les vérités embarrassantes. Elle laisse à voir, sans analyse. Elle montre. La Place et Une femme, livres de vérités, par dessus tout.
Anne
La Place, Annie Ernaux, Folio, 1986, 5.50€
Une femme, Annie Ernaux, Folio, 1989, 6.60€


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