lundi 12 août 2019

La Honte de Annie Ernaux





La Honte de Annie Ernaux

 10 Juin 2019

Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi.


Ainsi s’ouvre La Honte, récit autobiographique paru en 1997 dans lequel Annie Ernaux revient sur les événements qui l’ont conduite à ressentir ce sentiment d’indignité qui ne la quittera plus jamais. Pour cela, elle inventorie scrupuleusement l’année 1952, à travers les objets et les souvenirs qui lui en reste, pour faire renaître par la mémoire et tenter de comprendre cette année décisive qui l’a faite « entrer dans la honte ». Le regard porté sur l’intime se charge alors d’une dimension sociale, anthropologique même, mais aussi universelle : Annie Ernaux parle de la jeune fille de 12 ans qu’elle était en 1952, plus enfant mais pas encore adolescente, une jeune fille qui prend soudainement conscience de sa condition sociale et de sa place dans la société.
Quand j’ai commencé à lire La Honte et ce foudroyant incipit dans lequel, en quelques lignes, Annie Ernaux raconte l’agression brutale de son père sur sa mère, dans la cuisine puis la cave familiale, je m’attendais à lire l’autopsie de ce drame personnel à travers le prisme de cette émotion violente qu’est la honte. Je m’attendais à une plongée dans la psyché de l’autrice qui aurait disséqué avec la minutie qu’on lui connaît le tourbillon d’émotions qui l’aurait conduite à la honte. Il n’en est rien, évidemment. L’autrice analyse brièvement le geste de son père sous cet angle psychologique et le balaie d’un revers de la main. Ce «traumatisme familial » ne sera pas le sujet de ce texte, il sera ici question d’expliquer comment et pourquoi cet événement est devenu un moment charnière dans la vie de l’autrice, comment ce moment l’a fait basculer non dans le monde violent des adultes, mais dans celui de la honte. Et par cela, Annie Ernaux entend une honte sociale.
Pour cela, l’autrice inventorie littéralement cette année 1952, sous la forme de listes thématiques et de descriptions détaillées, portant ainsi un regard distancié de sociologue sur celle qu’elle était cette année-là et sur ses parents. Elle commence par les « traces matérielles » qui lui reste : photos, cartes postales, objets… Elle fait aussi des recherches aux Archives de Rouen en parcourant les journaux locaux de l’époque, contextualisant 1952. Elle revient aussi sur les lieux de cette année, « par chez nous », comme disaient ses parents : elle décrit les souvenirs qu’elle a des grandes villes près de chez elle, de son village, de son quartier, du commerce de ses parents et de leur maison. Elle parle aussi de son école, l’école privée catholique, lieu de savoir mais aussi et surtout de religion. Elle évoque alors ses souvenirs des règles qui ont régit sa vie alors, règles pour demeurer une personne convenable et auxquelles elle s’est pliée sans les remettre en cause. Elle revient aussi sur l’époque dans sa dimension culturelle, la mode vestimentaire, les films et les chansons qui sont sortis ce printemps-là… Cet inventaire scrupuleux est réalisé avec un regard distancié, celui de la Annie Ernaux de 1997 qui s’intéresse davantage à sa dimension sociologique : il s’agit de contextualiser cette année 1952 d’un point de vue socio-historique d’après-guerre, mais aussi du point de vue personnel du souvenir et de l’intime. Ici, l’intime est indivisible du social, : l’émotion même de la honte est en effet indissociable de la société, dans la mesure où elle procède, par définition, d’une transgression de normes ou de convenances sociales ou éthiques.
Dans cette perspective, le regard des autres, de la société entière, est primordial. L’autrice insiste sur les règles de la maison régies par la nécessité de ne pas montrer aux autres, les voisin·e·s, les client·e·s, comment on vit, ne rien révéler de l’intimité du cercle familial. Elle insiste sur l’importante pour eux de paraître de braves gens. Et la honte est née de ce constat par la petite Annie de 1952 : en voyant son père battre sa mère, elle a découvert que ses parents et donc elle-même, n’étaient pas des gens corrects au regard de la société. La famille est ici traitée comme indivisible, comme une entité pleine et insécable en raison de son caractère social. L’enfant appartient à la même classe sociale que ses parents et la jeune fille, qui rêve d’ailleurs dans ses jeux d’enfant, écrivant des noms inventés sur des cartes postales qu’elle n’enverra jamais, comprend qu’elle est issue des classes populaires, ce qui la couvre de honte. Depuis l’événement intime de violence familiale, la jeune fille devient sensible à la condescendance des classes dites supérieures vis-à-vis celle à laquelle elle appartient et au mépris de classe. Tellement sensible qu’elle est submergée de honte, une honte qui ne la quittera plus jamais. Le voyage qu’elle fera cet été 1952 avec son père dans le sud de la France, première découverte d’un ailleurs, confirmera d’ailleurs cette fatalité de honte sociale.
La question du langage, celui de 1952 et celui de 1997, est également soulevée par l’autrice. Le langage dans sa dimension sociale est effectivement primordial pour retranscrire un certain rapport au monde. Annie Ernaux parle du langage qu’on maîtrise, celui appris à l’école, mais aussi du langage utilitaire, celui qu’elle emploie à la maison, celui de ses parents. Elle évoque ce langage du quotidien, verbal et gestuel, dont elle se revendique l’héritière, avec l’honnêteté intellectuelle qu’on lui connaît :
Il me semble que je cherche toujours à écrire dans cette langue matérielle d’alors et non avec des mots et une syntaxe qui ne me sont pas venus, qui ne me seraient pas venus alors. Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style.
Car le langage de l’autrice se veut aussi social, honnête, vrai. Ainsi, le style dénaturerait cette quête de vérité sans concession à laquelle s’attelle Annie Ernaux dans l’ensemble de son œuvre. L’expression normande, « gagner malheur », que la jeune Annie a dit à son père le jour où il a agressé sa mère, poursuit d’ailleurs l’ensemble du récit, le parsème comme la honte qui l’accompagne.
Comme toujours, Annie Ernaux signe ici un texte magistral, aussi bien par son style parfaitement épuré, mais aussi d’une précision implacable, que par son propos animé par une inéluctable nécessité de dire la vérité, aussi indicible — et honteuse — soit-elle. Le récit de la naissance de la honte revêt paradoxalement le caractère du scandale et celui du privé. Caché même. Tu. Annie Ernaux évoque d’ailleurs cette difficulté de dire l’origine de la honte, ce qui rend son travail aussi honorable que nécessaire. Elle sonde, comme d’habitude, son âme à la manière d’une ethnologue qui porte sur elle-même le terrible regard d’une observatrice extérieure, analysant celle qu’elle était de même que sa propre mémoire, retranscrivant avec exigence le souvenir et l’expérience même du souvenir. Ainsi, dit-elle simplement, justement, les choses les plus complexes à dire de soi-même et des siens. Et par la même, elle parle de nous toutes et de nous tous, qui avons évidemment connu la honte, qui sommes peut-être aussi poursuivi par elle, indissociable du regard de l’autre porte sur nous-même. Car la honte se vit en solitaire bien qu’elle soit collective et universelle, aussi, Annie Ernaux nous libère-t-elle un peu, avec ce récit essentiel, de notre propre honte. Elle nous en absout.
Anne
La Honte, Annie Ernaux, Folio, 4.90€

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