Isabelle Huppert : “Vous savez, on ne discute pas beaucoup avec Bob Wilson”
Emmanuel Tellier
Publié le 08/08/2016. Mis à jour le 01/02/2018 à 09h01.
De sa première rencontre avec le fondateur du Watermill center ou de ses rôles dans “Orlando” en 1993 et “Quartett” en 2006 Isabelle Huppert se souvient des moindres détails.
Vous souvenez-vous de votre première visite à Watermill ?
La première fois que je suis allée à Watermill, Bob Wilson venait tout juste d’en faire l’acquisition. C’était encore une friche industrielle, et pourtant, certaines choses étaient déjà installées – dès qu’il arrive dans un endroit, il y met tout de suite sa marque. J’ai notamment le souvenir de chaussures qui étaient disposées de manière particulière, dans des pièces vides. J’ai aussi le souvenir d’un déjeuner dans une grande cuisine, avec entre autres Lucinda Childs… J’y suis retournée une deuxième fois, mais rien de commun avec ma première visite, puisque c’était il y a deux ans seulement, à la fin du mois de juillet, lorsque se tient cette grande manifestation publique au cours de laquelle sont présentés les travaux des jeunes artistes en résidence. Evidemment, ça n’avait plus rien à voir avec ma première visite, et je ne n’aurais jamais reconnu les lieux, tant tout est devenu d’une sophistication inouïe.
Qu’est-ce qui vous touche le plus dans ce centre d’art ?
Je suis très sensible à la façon dont le visiteur est invité à circuler dans les espaces, notamment à passer de l’intérieur à l’extérieur, de manière naturelle. Watermill est un lieu doté d’une grande théâtralité, et en même temps, un terrain de jeu jamais figé. C’est d’ailleurs sa raison d’être : que chacun s’en empare et y vive quelque chose de personnel et fort… Pour Bob Wilson, c’est vraiment l’œuvre de sa vie. Watermill touche à l’idée de la transmission, qui est essentielle à ses yeux. Ça l’est sans doute d’autant plus qu’il l’a créé dans un pays où son travail n’a guère été appréhendé à sa juste valeur - Wilson n’est pas assez académique pour l’Amérique, lui qui est depuis longtemps au carrefour de tant de disciplines, théâtre, opéra, performance, arts plastiques… Comme chacun sait, il a d’abord été reconnu par l’Europe, par la France en particulier. Et donc ce retour vers les Etats-Unis est d’une importance plus grande encore.
“Tous les gens qui ont découvert le théâtre de Bob Wilson à cette époque en gardent un souvenir indélébile.”
Vous vous rappelez de votre toute première rencontre avec l’univers si particulier de Bob Wilson ?
Très bien oui, car j’étais toute jeune et jouais dans une troupe amateur, au festival des arts de Chiraz, en Iran (c’était en 1972 - ndlr). Nous jouions dans le « off », dans un spectacle mis en scène par Daniel Benoit, d’après une nouvelle de Kafka, et cette année-là, Bob Wilson présentait KA MOUNTAIN, quelque chose de fou puisque ça durait 7 jours et 7 nuits. Le soir, quand nous avions terminé notre spectacle, nous montions sur la colline où se jouait la pièce et nous regardions ces personnages se déplacer lentement, poétiquement. Nous étions subjugués, comme dans un rêve, ce qui n’est pas illogique quand on regarde ça toute la nuit emmitouflés dans des couvertures. Je pense que tous les gens qui ont découvert le théâtre de Bob Wilson à cette époque en gardent un souvenir indélébile.
Et vous imaginiez travailler un jour avec lui ?
Ah non, certainement pas – j’avais encore très peu d’expérience. J’ai dû le croiser au hasard d’un couloir, au festival, mais en étant persuadée que ça ne se reproduirait jamais… Non, rien ne pouvait me laisser penser… D’ailleurs, je l’ai rencontré complètement par hasard, bien des années plus tard, à un dîner privé avec des amis ; c’est à ce moment-là qu’il a eu l’idée de me proposer de jouer dans Orlando en 1993.
Quand on voit le niveau de sophistication de Watermill, le sens aigu des détails, on se dit que Wilson doit être très exigeant avec les comédiens, et qu’il doit falloir du temps pour que se tisse l’échange…
Et bien non, pas trop. En fait, il se dégage une telle puissance de ce qu’il est - en tout cas pour qui veut bien l’entendre, pour qui peut ressentir cette puissance – que le travail se fait au contraire plutôt rapidement. Par son regard, par son corps, par sa façon d’être là, Bob Wilson « émet » quelque chose, et si vous savez recevoir, ça va vite. Orlando, on l’a répété très peu : trois semaines seulement. Moins de temps qu’initialement prévu, car très vite, il a voulu qu’on fasse venir du public… Wilson travaille toujours assez rapidement, et sans doute d’autant plus pour Orlando qu’il l’avait déjà monté à Berlin avec Jutta Lampe.
Quel est l’aspect de la relation de travail avec Bob Wilson que vous trouvez la plus stimulante ? Est-ce que cela passe par la parole ?
Vous savez, on ne discute pas beaucoup avec Bob Wilson. Comme le sens du texte n’est jamais au cœur du propos, cela permet au comédien ou à la comédienne de développer son propre imaginaire : on se sent complètement libre. Il y a à la fois une très forte contrainte sur les gestes – par exemple le déplacement d’un petit doigt dans la lumière, qui doit être calé au centimètre près –, mais aussi une infinie liberté. Or, j’adore cette double-approche, elle me va très bien… Bon, évidemment, pour que ça marche, il faut être ultra-sensible à son esthétique, il faut s’inscrire dedans. C’est mon cas, puisque pour moi, Wilson un génie. Il a inventé un langage, en même temps qu’une manière de capter et mettre en scène le temps et l’espace. Quand on est spectateur, on a l’impression de voir les choses dans l’instant, de manière très puissante, mais également d’être invité à aller puiser dans sa mémoire. Et pour moi qui suis comédienne, c’est la même chose : sur le plateau, il en appelle à la fois à la conscience et à l’inconscient, et cela me parle énormément.
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