Annie Ernaux |
Réaliste, lyrique, sociologique, historique, économique, philosophique, engagé, Regarde les lumières mon amour n’est ni un roman, ni un journal intime, ni un essai, mais un peu de tout cela ; et il fallait bien un genre hybride pour saisir un sujet aussi complexe que peu traité – car indigne ? – dans le beau monde des belles lettres : les supermarchés… Compte-rendu d’une autopsie du monde moderne, par Annie Ernaux.
17 juin 2018
17 juin 2018
Regarde les lumières mon amour s’inscrit dans un projet éditorial initié par Pierre Rosanvallon, historien et sociologue, qui a voulu regrouper des témoignages sur le travail et la vie contemporaine dans la collection « Raconter la vie ». Annie Ernaux s’est à cette occasion attachée à raconter pendant un an des impressions fragmentaires de ses courses dans une grande enseigne de supermarchés dont la devise est justement « la vie, la vraie« …
On peut vraiment qualifier la démarche de l’autrice d' »autopsie » à propos de son projet, dans son sens premier de « regarder par soi-même », donc témoigner d’une réalité, mais aussi dans son sens courant, tant l’écriture d’Ernaux cherche à disséquer un pan de notre monde et de sa propre intimité. Mais si le titre de son livre peut être lu comme ironiquement lyrique, Regarde les lumières mon amour n’est pas dénué de sentiments pour autant…
La colère, tout d’abord, face aux nombreuses injustices que les supermarchés construisent : riches chouchoutés avec des « intitulés prétentieux » et « mange-pas-cher » rappelés à l’ordre par des affiches menaçantes (« la consommation sur place est interdite », « nous vous rappelons que ce rayon est sous vidéosurveillance »…) ; garçons séparés des filles dans les rayons de jouets « façonnant nos inconscients » de la manière la plus archaïque qui soit (« l’espace, le bruit et la fureur » contre « l’intérieur, le ménage, la séduction, le pouponnage »), témoignages d’employés nous rappelant la pénibilité et la précarité de leur travail ; et puis, derrière « la profusion colorée », les offres promotionnelles et les décorations de Noël, ces rappels, aussi brefs que terribles, des accidents dans les usines indiennes, où des ouvriers sous-payés meurent par centaines dans l’indifférence générale pour fournir à l’Occident des « tee-shirts à 7 euros »…
À ces colères se joint un sentiment de fascination pour un endroit unique dans nos villes modernes :
Il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents : par l’âge, les revenus, la culture, l’origine géographique et ethnique, le look. Pas d’espace fermé où chacun, des dizaines de fois par an, se trouve mis davantage en présence de ses semblables, où chacun a l’occasion d’avoir un aperçu sur la façon d’être et de vivre des autres. Les hommes et les femmes politiques, les journalistes, les « experts », tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui.
Dans ce microcosme fascinant, Annie Ernaux raconte certes son inquiétude des dérives du monde moderne, mais aussi aussi sa tendresse pour les clients et les employés, les quelques mots échangés à propos d’une recette ou d’un choix de lessive, ou encore en observant le plaisir partagé de trois jeunes devant des jouets de leur enfance. Les supermarchés, lieux de la nostalgie ?
Alors les enfants d’aujourd’hui devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi à l’Hyper U, comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d’hier où ils allaient ‘au lait’ avec un broc en métal.
Ce que montre Annie Ernaux est que les supermarchés, entre espaces du libéralisme le plus glacé et constructions de nostalgies à venir, sont autant révélateurs de notre société que de notre intimité la plus profonde…
Je passe devant l’étal presque désert de la poissonnerie. Odeur forte, inévitable malgré la glace en raison de la chaleur régnant dans l’ensemble du magasin. À droite de l’étal, cette impressionnante couche de morues salées qui se chevauchent, comme une sorte de toit incliné en vieilles tuiles grisâtres.
Je ne peux m’empêcher de voir une grande partie du projet littéraire d’Annie Ernaux dans cette citation : un sujet en apparence anodin (les morues salées / les supermarchés), la puissance des sensations (« odeur forte » et « chaleur ») que n’entrave pas une écriture que l’on qualifie souvent de « glacée », mais d’où une image poétique pourtant surgit, dévoilant la partie constituante du tout : les morues comme des tuiles construisant un toit ancien ; chaque livre d’Annie Ernaux construisant un environnement domestique, intime… Car, même si ce n’est jamais mentionné explicitement dans ce livre, les parents de l’autrice étaient épiciers, cette profession qui a quasiment disparu au profit des supermarchés.
Regarde les lumières mon amour, entre le collectif et l’intime.
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, 2014 Seuil, collection « Raconter la vie », 5.90€, ou Folio, 6€, ou encore Flammarion, collection « Étonnants classiques », 5.90€.
TEXTUALITÉS
RIMBAUD
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