Annie Ernaux
Regarde les lumières mon amour
La vie vue d’un caddie
« Il y a ceux qui pleurent l’après-midi parce que l’amour traine… Moi je vais aux courses », disait Marguerite Duras. Aller aux courses, acte prosaïque, banal, ennuyeux. Et pourtant, Annie Ernaux a fait du supermarché un formidable outil sociologique et littéraire. Pendant un an elle a tenu le journal de ses visites à l’hypermarché Auchan de Cergy. Balade au cœur du consumérisme, caddie en main.
De novembre 2012 à octobre 2013, Annie Ernaux écrit le journal de ses visites en terre marchande. « Pour raconter la vie » à travers le prisme révélateur du caddie. Elle regarde le monde entre ces murs où la société tout entière se croise sans se rencontrer. « Quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents : par l’âge, les revenus, la culture, l’origine géographique et ethnique. » Tout le monde a besoin de se nourrir. Tout le monde va au supermarché. Mais tout le monde n’a pas le même portefeuille. C’est ce que l’écrivain appelle « l’humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop chères, donc je ne vaux rien. »
La publicité, ou le « langage humanitaire de séduction »
Avec Annie Ernaux on navigue à travers les rayons comme à travers un pays dont les villes se confondent mais ne se ressemblent pas. La parapharmacie, promesse d’un sommeil meilleur et de kilos en moins, « ce sont les rayons du rêve et du désir, de l’espérance. » Le rayon discount, lugubre et froid prédominé par le panneau « La consommation sur place est interdite. » La ségrégation sociale à l’état pur. « Ici, le langage habituel de séduction, fait de fausse bienveillance et de bonheur promis, est remplacé par celui de la menace, clairement exprimée. » Le rayon jouet, prémices d’un monde sexiste où l’on apprend aux petites filles à être une femme grâce à « Mes accessoires de ménages » ou « Ma mini-Tefal ». « Je suis agitée de colère et d’impuissance, écrit Annie Ernaux. Je pense aux Femen, c’est ici qu’il faut venir, à la source du façonnement de nos inconscients, faire un beau saccage de tous ces objets de transmission. J’en serai. »
Auchan. La vie. La vraie.
Elle saisit ces bribes du quotidien. Ce papy qui peine à trainer son cabas. « Il m’émeut comme un scarabée admirable venu braver les dangers d’un territoire étranger pour rapporter sa nourriture. » Cette petite fille qui veut une poupée, et sa mère qui lui répond qu’avec le Père Noël vert – celui du Secours populaire – elle en aura une. Et un jour, nous voilà au Bangladesh. Mercredi 15 mai. « Le bilan de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh est de 1 127 morts. On a retrouvé dans les décombres des étiquettes des marques de Carrefour, Camaïeu, Auchan. » Son seul commentaire est glaçant de vérité : « Évidemment, hormis les larmes de crocodile, il ne faut pas compter sur nous qui profitons allègrement de cette main-d’œuvre esclave pour changer quoi que ce soit. Même les chômeurs français victimes de délocalisations sont bien contents de pouvoir s’acheter un tee-shirt à 7 euros. »
Retour à Auchan. Une grand-mère cède à sa petite fille pour un Kiki et un parfum Disney. « Dans le monde de l’hypermarché et de l’économie libérale, aimer ses enfants, c’est leur acheter le plus de choses possible. » Comment lutter contre cette société de consommation ? La romancière, fille d’épiciers, a ses astuces. Le scanner responsable des licenciements des caissières : « Acte politique simple : refuser de s’en servir. » La carte de fidélité : « Pour m’éviter toute tentation, j’ai déchiré ma carte Auchan. » Jusqu’à la révolte ? Un soir d’été dans une file d’attente interminable « m’est venue la question que je me pose des quantités de fois, la seule qui vaille : pourquoi on ne se révolte pas ? » Manger des biscuits et du chocolat dans les rayons, tromper l’attente et le produit en le dévorant pour se venger de ceux qui réduisent les coûts en diminuant le personnel. Mais non. Personne n’osera la suivre. Elle le sait. « Nous sommes une communauté de désirs, non d’action. » Alors pourquoi ce titre ? « Regarde les lumières mon amour ! » C’est ce que dit une jeune femme à son enfant en regardant les décors de Noël « qui pendent comme des colliers de pierres précieuses. » Une note d’espoir, peut-être, pour un spectacle qui reste gratuit.
Virginie
RIMBAUD
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