L’abécédaire d’Annie Ernaux
« Je ne pensais qu’à désobéir », confia Annie Ernaux(1). C’est peut-être le verbe qui qualifie le mieux la démarche de l’écrivaine : désobéir aux injonctions morales, aux canons romanesques comme aux lois du monde social. Née en Seine-Maritime un jour de l’année 1940, cette fille d’ouvriers, devenus gérants d’un café-épicerie, n’a jamais séparé sa pratique d’écriture — 20 livres, depuis 1974 — de son engagement politique. Annie Ernaux prend la parole, via ses œuvres, les entretiens qu’elle accorde, les pétitions qu’elle signe. Représenter, expliquer, mais aussi transformer : autant de défis qu’elle entend inlassablement relever.
Amour : « Je voudrais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé. » (La Place, Gallimard, 1983)
Beauvoir : « Il m’est arrivé de comparer l’effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, quinze ans auparavant : l’irruption d’une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie d’une joie, d’une force particulières, d’un sentiment de délivrance, de solitude brisée. » (« Bourdieu : le chagrin », Le Monde, 5 février 2002)
Contradiction : « Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que “ce n’est pas assez bien chez nous”). Je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » (La Place, Gallimard, 1983)
Domination : « En feignant de se considérer comme une employée, elle transformait instinctivement la domination culturelle, de ses enfants lisant Le Monde ou écoutant Bach, en une domination économique, imaginaire, de patron à ouvrier : une façon de se révolter. » (Une femme, Gallimard, 1987)
Écriture : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Écrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort. » (L’Occupation, Gallimard, 2002)
Fille : « C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. D’avoir considéré comme une conquête de la liberté sa vie à la colonie. […] Honte des rires et du mépris des autres. C’est une honte de fille. » (Mémoire de fille, Gallimard, 2016)
Gentille : « Il me semble que je savais déjà que ce mot-là ne pouvait pas m’être appliqué d’après les qualificatifs que je recevais quotidiennement de la part de mes parents au gré de mes comportements : intrépide, coquette sale, goulue, mademoiselle je sais tout, déplaisante, tu as le diable au corps. […] Gentille, je ne l’étais pas non plus au regard de Dieu, comme me l’avait signifié l’abbé B., lors de ma première confession, à sept ans, quand j’avais avoué de
mauvaises actions seule et avec d’autresrelevant aujourd’hui d’un éveil normal à la sexualité et qui me vouaient selon lui à l’Enfer. […] Gentille, ça voulait dire aussi affectueuse, câline,
amitieuseainsi qu’on disait en normand pour les enfants et les chiens. […] Soixante ans après, je n’en finis pas de buter sur ce mot. » (L’Autre fille, Nil, 2011)
Histoire : « Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire. Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. » (Une femme, Gallimard, 2002)
Intellectuelle : « Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. » (Passion simple, Gallimard, 1991)
Jaune : « Il a suffi d’une taxation de trop pour que le sentiment de ne pas compter, de n’être rien, explose. Je vois dans le mouvement des gilets jaunes une insurrection contre un pouvoir qui méprise, un gouvernement qui ignore la vie des gens. J’ai encore le souvenir de mes parents disant :
Avant 1936 et le Front populaire, l’ouvrier n’était pas compté.Aujourd’hui, il y a une grande partie de la population, toutes professions confondues, qui éprouve ce sentiment-là. À juste titre. » (« Il n’y a pas de nouveau monde, ça n’existe pas », Libération, 9 décembre 2018)
Kiosque : « Et la télévision, en diffusant une iconographie immuable avec un corpus réduit d’acteurs, instituerait une version ne varietur2 des événements, imposant l’impression que, cette année-là, on avait tous entre dix-huit et vingt-cinq ans et on lançait des pavés aux CRS un mouchoir sur la bouche. Sous la répétition des images prises par les caméras, on refoulerait celles de sa propre histoire de mai, ni notoires — la place de la Gare déserte un dimanche, sans voyageurs et sans journaux au kiosque — ni glorieuses — quand on a eu peur de manquer d’argent (qu’on s’est dépêché de retirer à la banque), d’essence et surtout de nourriture, remplissant à ras bord un chariot à Carrefour, par mémoire transmise de la faim. » (Les Années, Gallimard, 2008)
Libéralisme : « La différence essentielle entre la gauche et la droite, c’est que la première ne prend pas son parti des inégalités des conditions d’existence entre les peuples de la terre, entre les classes, j’y ajouterais entre les hommes et les femmes. Être de gauche, c’est croire que l’État peut quelque chose pour rendre l’individu plus heureux, plus libre, plus éduqué, que ce n’est pas seulement affaire de volonté personnelle. Au fond de la vision de droite, on trouve toujours une acceptation de l’inégalité, de la loi du plus fort et de la sélection naturelle, tout ce qui est à l’œuvre dans le libéralisme économique déferlant dans le monde actuel. Et présenter, comme on le fait partout, le libéralisme comme une fatalité, est une attitude, un discours, foncièrement de droite. En choisissant le libéralisme à partir du milieu des années quatre-vingt, la gauche gouvernementale française s’est droitisée, elle a perdu sa conscience de la réalité du monde social. » (L’Écriture comme un couteau, Stock, 2003)
Mai 68 : « Nous qui n’avions jamais pris réellement notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous balançant des pavés sur les CRS. Ils renvoyaient au pouvoir, à notre place, ses années de censure et de répression, le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades, La Religieuse interdite et les DS noires des officiels. Ils nous vengeaient de toute la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. » (Les Années, Gallimard, 2008)
Nourriture : « Il avait faim. Quelle sensation ça fait de s’étaler la serviette sur les genoux et de voir arriver des nourritures qu’on n’a pas décidées, préparées, touillées, surveillées, des nourritures toutes neuves, dont on n’a pas reniflé toutes les étapes de la métamorphose. Je l’ai oublié. Bien sûr, le restaurant parfois, rare, il faut prendre une baby-sitting, et c’est de l’extraordinaire, des plats avec parfum de fric et je-te-sors-ce-soir-ma-jolie. Pas sa fête à lui, biquotidienne, tranquille, pas besoin de remercier, chic du céleri rémoulade, le bifteck saignant, les pommes de terre sautées fondantes dans le caquelon. Quand je me sers des pommes de terre en face de lui, ça fait une demi-heure que je les respire, les pré-mâche presque, toujours à goûter, la quantité de sel, le degré de cuisson, à couper l’appétit, le vrai, celui qui est désir et salive. Mais, lui, qu’il mange au moins, qu’il paie mes efforts, intraitable déjà, qu’il nettoie les plats, les restes me font horreur, comme une peine perdue, du gâchis d’énergie, et puis traîner dans le frigo un passé de nourriture qu’il faudra regoûter, resservir, maquiller, j’en ai mal au cœur d’avance. » (La Femme gelée, Gallimard, 1981)
Oser : « Dans le hall d’attente pour la radiothérapie, à la clinique de Pontoise, j’ai longtemps vu traîner un Madame Figaro où figurait sur la couverture une fille aux seins nus sous une robe en voile. Il y avait écrit en gros caractères
OSEZ LA TRANSPARENCE !En France, 11 % des femmes ont été, sont atteintes d’un cancer du sein. Plus de trois millions de femmes. Trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer un jour, en effet. (Écrire sur le mien participe de ce dévoilement.) » (L’Usage de la photo, Gallimard, 2005)
Politique : « L’une des idées les plus répandues en ces années quatre-vingt — et rien n’annonce son extinction, tant elle a force d’évidence pour la majorité des écrivains et du public — est celle-ci : la littérature n’a rien à voir avec la politique. Elle doit s’en préserver comme de la peste pour mériter d’être de la
vraie littérature. […] L’esthétisme, avec le livre ne débouchant sur rien de réel, apparaît alors comme une valeur éthique : il serait la liberté, l’indépendance. Rien n’est moins sûr. L’écriture, quoi qu’on fasse,
engage, véhiculant, de manière très complexe, au travers de la fiction, une vision consentant plutôt à l’ordre social ou au contraire le dénonçant. » (« Littérature et politique », écrit pendant l’été 1989, Nouvelles nouvelles, n° 15)
Quartiers : « Bien avant que le terme de
quartiersne devienne, dans la bouche de commentateurs politiques et médiatiques, synonymes de zones à la fois pauvres et dangereuses, évoquer un
quartier, dans mon enfance, c’était opposer celui-ci au centre-ville, en sous-entendre l’éloignement et, le plus souvent, la faiblesse des revenus de ses habitants. » (Retour à Yvetot, Mauconduit, 2013)
Race : « Quand j’ai commencé de vouloir écrire, à vingt ans, j’espérais, certes, comme on dit
faire œuvre d’art[…] mais ce n’est pas cela que j’ai noté spontanément, naïvement — c’est-à-dire naturellement — sur une page de cahier. C’est
J’écrirai pour venger ma race(la substitution de
raceà
classen’étant pas un hasard, une étourderie). » (« Littérature et politique », écrit pendant l’été 1989, Nouvelles nouvelles, n° 15)
Supermarché : « Carrefour, Annecy. Début des années 1970. C’était en hiver, le soir, dans le coin des alcools. Des gars, deux ou trois, faisaient face à une fille toute seule. L’un deux ricanait :
Je te dis qu’il peut pas être de moi !et les autres s’esclaffaient. Pas elle, sérieuse et rouge, confrontée à ce gras déni public de paternité. À son drame puisque l’IVG n’existait pas. Ce jour-là, j’avais pensé pour la première fois que ce hangar sans grâce contenait des histoires de vie. Je m’étais demandé pourquoi les supermarchés n’étaient jamais présents dans les romans qui paraissaient, combien de temps il fallait à une réalité nouvelle pour accéder à la dignité littéraire. » (Regarde les lumières mon amour, Seuil, 2004)
Transfuge : « Oui, j’ai dit l’autre jour qu’écrire était ce que je pouvais faire de mieux comme acte politique, eu égard à ma situation de transfuge de classe. Mais je ne voulais pas signifier par là que mes livres remplacent l’engagement, ni même qu’ils sont la forme de mon engagement. » (L’Écriture comme un couteau, Stock, 2003)
Usine : « J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait [sa grossesse, ndlr]. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi, c’était, d’une certaine manière, l’échec social. » (L’Événement, Gallimard, 2000)
Violence : « J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel. » (L’Écriture comme un couteau, Stock, 2003)
Wagon : « Dans un tableau de Daumier, Le Wagon de troisième classe, on voit au premier plan deux femmes assises côte à côte sur une banquette. Elles sont habillées de pauvres frusques, l’une, la tête baissée, allaite un enfant, l’autre, les mains jointes sur l’anse d’un panier, a un drôle de sourire grimaçant, un grand regard sombre. Près d’elles, par terre, un garçonnet dort affalé. Au second plan, des têtes de voyageurs pressés les uns contre les autres. Tout exsude la pauvreté et la fatigue, la promiscuité. J’ai vu pour la première fois la reproduction de ce tableau dans un manuel d’histoire, en troisième. Il me dérangeait. Avec mes parents, on voyageait toujours en troisième classe. » (« Mémoire du chemin de fer », La Bataille du rail, 2018)
XXIe siècle : « Si on excepte une catégorie restreinte de la population — habitants du centre de Paris et des grandes villes anciennes —, l’hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de
faire sociétéavec nos contemporains au XXIe siècle. Or, quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents : par l’âge, les revenus, la culture, l’origine géographique et ethnique, le look. » (Regarde les lumières mon amour, Seuil, 2014)
Yvetot : « Flaubert, dans sa correspondance, cite souvent Yvetot et s’acharne sur la laideur qu’il lui voit. Il écrit qu’elle est
la ville la plus laide du monde, ajoutant tout de même, ce qui relativise,
après Constantinople. Dans son Dictionnaire des idées reçues, il s’en moque carrément
Voir Yvetot et mourir. Mais dans une lettre à sa maîtresse Louise Colet, il y a aussi cette phrase, qui, très tôt, m’a frappée :
Il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et Yvetot vaut Constantinople.» (Retour à Yvetot, Mauconduit, 2013)
Zones : « Je ne bouche pas les trous de la mémoire, je fais avec ce que j’ai, ce qui reste et n’a pas bougé. Entre les scènes, il y a des creux et il faut le dire. L’écriture est un moyen de connaissance, d’élucidation qui dépasse même ce que l’on trouve. Aller dans ces zones était peut-être une façon de me rendre l’écriture intenable. » (Entretien à L’Humanité, 8 avril 2016)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles et correspondances des auteur.e.s.Photographie de bannière : Tish Murtha
Photographie en vignette : Olivier Roller | Télérama
Photographie en vignette : Olivier Roller | Télérama
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