Annie Ernaux |
J’étais fâchée avec Annie Ernaux… plus précisément, j’étais fâchée avec moi-même parce que j’ai été incapable de lire Les Années d’Annie Ernaux, roman qui m’a été offert à l’occasion du premier anniversaire de Textualités. Annie Ernaux, c’est pour moi un échec affiché, une insuffisance intellectuelle, ma honte de lectrice : je suis incapable de lire du Annie Ernaux, écrivaine favorite d’une amie chère, figure de l’intelligentsia, autrice d’une œuvre véritable, au sens noble du terme. Une littérature qui m’échappe. Depuis, j’ai par orgueil méprisé cette autrice, puis j’ai jeté un œil faussement dédaigneux à sa bibliographie, et j’ai enfin accepté d’envisager de la relire, avec pourquoi pas Mémoire de fille, son dernier livre qui me paraît, sinon plus « facile », plus accessible que Les Années. Et puis, Louis a lu Regarde les lumières mon amour, a adoré, me l’a conseillé. Et là, coup de foudre ! C’est percutant, profond, une vie, un monde, racontés en quelques mots. C’est brillant. J’enchaîne avec Mémoire de fille. J’amorce une réconciliation, avec l’autrice et surtout avec moi-même.
Mémoire de fille peut se résumer simplement : l’autrice revient sur sa première expérience sexuelle, équivoque, qui se déroule à un moment charnière de sa vie, l’été 1958. Elle raconte cet été-là et la portée qu’il aura dans sa vie, les années suivantes. Pour cela, l’autrice écrit un texte autobiographique, où la frontière entre réel et art est largement transgressée, se mettant en scène écrivaine et personnage à la fois, « je » et « elle », Annie Ernaux et « Annie Duchesne » ou « la fille de 58 », l’autre devenant celle qu’elle a été, le discours étant porté par celle qu’elle est. Annie Ernaux se met à nu, raconte ce qu’elle n’a jamais pu raconter, questionne le temps, plonge dans sa mémoire et les objets de la mémoires (lettres, photographies), ausculte son passé, en quête de qui elle était au-delà des (auto)témoignages, qui elle était en dedans. Elle explicite son intention en excipit, note retrouvée dans ses papiers, placée en fin de texte pour éclairer sa lecture, mais aussi toute son œuvre depuis longtemps animée par cette volonté :
Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.
Cette « irréalité » est d’emblée portée par la question du souvenir : souvenirs des pensées et souvenirs des faits, qui reviennent fragmentés selon des bribes de subjectivité. Une subjectivité qui ne cesse d’être interrogée par l’écrivaine : que ressentait la fille de 58 ? Que pensait-elle ? Comment a-t-elle subit les événements ? Comment omettre qui je suis devenue pour rendre compte de qui elle était vraiment ? Mémoire de fille, au-delà des faits retranscris, est le récit de cette mémoire, plus précisément de cette recherche de la vérité par le moyen de la seule mémoire. Annie Ernaux se raconte en train d’écrire le texte que le lecteur et la lectrice lisent, elle se raconte dans ses recherches, ses doutes, ses questionnements.
Je me demande ce que ça signifie qu’une femme se repasse des scènes vieilles de plus de cinquante ans auxquelles sa mémoire ne peut ajouter quoique ce soit de nouveau. Quelle croyance, sinon celle que la mémoire est une forme de connaissance ? Et quel désir – qui dépasse celui de comprendre- dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes, d’adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l’illusion – d’avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ?
Cette quête de vérité extradiégétique va de pair avec un questionnement sur l’acte d’écrire en lui-même : pourquoi écrire ? demande Annie Ernaux. Et pourquoi écrire cette histoire-là ? Enfin, comment écrire cette histoire-là ? Elle évoque d’ailleurs, en fin de texte, les axes qu’elle aurait pu choisir pour ce récit, déclinant les possibilités d’écriture que la vie offre. Dans cette optique métalittéraire, Annie Ernaux interroge également le temps en mettant en avant la difficulté d’écrire sur un temps passé qui, au moment où on le vit, est obscurci par la nécessité de le vivre : « l’opacité du présent » qu’il faut clarifier pour comprendre et saisir des fragments de vérité. Annie Ernaux est décidément passionnante ! Elle raconte aussi le temps avec tout ce qui témoigne d’une époque, glissant de l’intime au collectif : les sortie romanesques, cinématographiques, musicales. Elle évoque la fin des années 1950 et le début des années 1960 à travers la culture de l’époque, les habitudes de vie, les marques d’alors, les vêtements et les coupes de cheveux, les marqueurs sociaux, le parler. Annie Duchesne s’inscrit pleinement dans cette époque, lit Robbe-Grillet et Philippe Sollers, est abonnée aux Lettres Françaises dirigées par Aragon, va voir Jean Seberg au cinéma, commande du Viandox au café, pose comme Brigitte Bardot sur les photos. Elle est une fille de son temps, une anonyme dans la foule dont l’intimité se masque sous des gestes et des mots qui sont ceux de tout le monde.
L’été 1958 qu’elle raconte, qu’elle dissèque même, met en scène celle qu’elle était lors qu’un job saisonnier dans une colonie de vacances : c’est l’été des premières fois, des premiers émois, des premières sensations de liberté, de fête, d’insolence, d’inconduite. Cette (bonne) conduite qu’on attend des filles est ici mise en question, car Annie Duchesne se réalise dans l’inconduite et expérimente l’injustice du sexisme. Dans ce récit, Annie Ernaux raconte sa première expérience sexuelle, subie. Elle développe alors les rapports de domination des hommes sur les femmes, la mise à disposition des corps des femmes, objetisés, sans soucis du consentement, les moqueries et humiliations ordinaires. Elle raconte alors les conflits entre la soif de liberté et la honte, entre la nécessité du groupe et l’humiliation individuelle. Ce récit est dur à lire : il m’a profondément choqué et émue, j’ai été très très en colère en lisant ces mots, crus et vrais, des injustices qui vous serrent le ventre jusqu’à la nausée. Annie Ernaux raconte également les détails des répercutions, terribles et sournoises, de cet été sur la vie de Annie Duchesne, dans les années qui suivront, répercutions sur le corps, sur l’ambition, sur l’amour-propre.
Ce texte est magnifique. Magnifique d’honnêteté et d’intelligence. La plume d’Annie Ernaux est d’une finesse incroyable et d’une grande sagacité. Elle est précise, nette, percutante. L’économie de mots est ici richesse, celle de la vérité nue, fidèle, sincère. J’avais précipitamment jugé son style glacé, épuré, simplifié à l’excès, il est en réalité maniaque, authentique, dense. J’avais de prime abord trouvé son écriture purgée de toute émotivité, de tout effet de style, elle est en fait bouleversante, intransigeante, scrupuleuse. Son écriture est hantée par la volonté d’être juste et vraie et cette quête de vérité, au dépend de la sérénité, rend son propos d’une acuité remarquable. J’ai évidemment envie de lire tout Annie Ernaux, de retenter Les Années, à présent que les intentions de l’autrice m’apparaissent de manière plus claire, sinon plus éclatante, sinon plus lumineuse. C’est assurément de la très grande littérature !
Anne
Mémoire de fille, Annie Ernaux, Folio, 2018, 6.60€, 6.49€ pour la version numérique
TEXTUALITÉS
RIMBAUD
Annie Ernaux / Regarde les lumières mon amour / La vie vue d’un caddieMémoire de fille d’Annie Ernaux
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