Par Gabriel Bertrand
Novembre 24, 2021
Novembre 24, 2021
L’arrivée au château, dans le Périgord noir, inspire une drôle d’impression. Le petit matin n’a pas encore dissipé les nappes de brume qui enveloppent les hautes tours de cette architecture de style Renaissance et gothique datée du XVe siècle. Les gargouilles nous observent de leurs yeux moqueurs et de la volière, située aux pieds du château, s’échappent les hululements lugubres des hiboux grands-ducs. Soudain, le soleil et le vent se lèvent et chassent ce brouillard de campagne, découvrant une vue splendide sur la vallée de la Dordogne. Les fenêtres s’ouvrent et l’on entend un enregistrement de la voix veloutée de Joséphine Baker, chantant ses deux amours. Elle semble nous dire : « Entrez et soyez les bienvenus ! »
En 1936, Joséphine Baker, superstar du music-hall en France, achève une tournée d’un an aux Etats-Unis. a bord du Normandie, le célèbre paquebot de luxe qui la ramène dans son pays d’adoption, elle rencontre les anciens propriétaires des Milandes. Elle visite et tombe instantanément amoureuse de ce château et, souhaitant s’éloigner du tumulte parisien, en fait l’acquisition un an plus tard. Elle passera trente-deux ans dans ce lieu qu’elle surnomme « le château de la Belle au Bois dormant » puis « le village du monde ».
Costumes de scène et archives personnelles
La propriété propose aujourd’hui plusieurs activités : spectacle de rapaces, atelier d’ornithologie, balade dans le jardin orné de magnolias à grandes fleurs… Mais c’est bien le musée consacré à Joséphine Baker qui attire les visiteurs. Dans chacune des pièces du château, on découvre un nouvel aspect de sa personnalité. La visite démarre avec sa facette la plus connue : l’artiste sensuelle et subversive qui faisait swinger son pagne de bananes au rythme du charleston dans la Revue nègre à Paris. Cette fameuse ceinture (« le costume le plus célèbre du show-business », selon le panneau descriptif) est là, comme une relique dans sa vitrine. Les tenues suivantes racontent les Années folles de Joséphine Baker. On s’extasie devant cette courte robe blanche à bretelles, ornée de pétales de tulle blanc, à la vue de ce diadème à plumes de paon ou devant ce kimono en taffetas de soie rouge corail. Sans oublier les nombreux objets qui témoignent de l’engouement pour « la perle noire» : coupures de presse, affiches de spectacles et produits dérivés («le Bakerskin, lotion qui brunit la peau ! »).
Que serait une richissime star sans une extravagante salle de bains ? Joséphine Baker a voulu la sienne à l’image de la boîte de son parfum préféré : Arpège de Lanvin. Plafond peint à la feuille d’or, mosaïque en pâte de verre de Murano, robinetterie en plaqué or. Dessinée et conçue en 1950, la salle de bains reprend les lignes du mouvement Art déco, si cher à l’artiste. Déjà, l’on pressent la ruine à venir : mauvaise gestionnaire et trop généreuse, elle aurait payé trois fois les artisans peu scrupuleux. Nous voici maintenant dans la salle de la Résistance, sous une imposante charpente de chêne qui remonte au XVe siècle. Au fil des archives exposées, on découvre l’implication de Joséphine Baker aux côtés des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être une simple résistante d’opérette, dès 1940, elle cache dans les caves de son château des armes pour les maquisards périgourdins.
Mère d’une « tribu arc-en-ciel »
Derrière la danseuse, la résistante et la militante antiraciste, il y a une mère aimante. C’est ce que l’on découvre dans les chambres de ses enfants. Après plusieurs fausses couches et souhaitant prouver au monde qu’il n’existe qu’une seule race, la race humaine, elle adopte avec son mari, le Français Jo Bouillon, douze enfants de nationalités et de religions différentes. C’est l’aspect le moins connu de sa vie. Des photographies d’époque nous plongent dans l’intimité de cette famille insolite et montrent l’amour de Joséphine Baker. On la disait proche des paysans du coin, aimant s’occuper de son potager et de ses enfants, attentive à leur éducation. Pour les conduire à l’école publique, elle crée un service de ramassage scolaire, dont elle fait bénéficier tous les enfants de la vallée. Chaque membre de la tribu a aussi un précepteur qui l’instruit sur la culture de son pays d’origine.
La grande cuisine du château, capable d’accueillir dix-huit personnes à table, raconte la triste fin des Milandes : la ruine, la dissolution de la famille «arc-en-ciel » et la longue bataille juridique pour la garde des enfants et enfin la mise aux enchères du domaine, vendu pour une fraction de sa valeur. Une large photo montre Joséphine Baker expulsée en 1969, assise sur les marches du perron, refusant obstinément de quitter sa demeure. C’est la seule image sur laquelle on ne la voit pas sourire.
Article publié dans le numéro de novembre 2021 de France-Amérique.
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