mercredi 29 juin 2022

Claude Grimal / Le monde changeant de Louise Glück

 



Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

« Ulysse et Pénélope » de Francesco Primaticcio (vers 1545). Musée d’art de Tolède (domaine public)


Le monde 

changeant de 

Louise Glück



Après la parution de deux beaux recueils (Nuit de foi et de vertu, L’iris sauvage), Gallimard poursuit la publication en français de l’œuvre du Prix Nobel de littérature 2020, Louise Glück, avec Meadowlands (1996) et Averno (2006).


La poétesse américaine Louise Glück reçoit le Prix Nobel de littérature

Louise Glück, Meadowlands. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier. Gallimard, 144 p., 16 €

Louise Glück, Averno. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier. Gallimard, 176 p., 19 €

 

Meadowlands (neuvième recueil de Glück) présente quarante-six poèmes où alternent l’évocation de la désintégration d’un mariage contemporain et des épisodes de l’Odyssée. Ce sont la plupart du temps le couple moderne et les héros mythiques qui s’expriment, avec souvent des mots et pensées d’aujourd’hui. Les thèmes habituels de Glück sont présents (la perte, la douleur…) sous forme parfois elliptique et avec les ruptures de ton qu’elle affectionne. Mais ici, l’ambition de faire entrer en résonance ou dissonance des mondes et des atmosphères différents, des interrogations complexes, n’est pas toujours réalisée, et certains poèmes restent assez plats, leurs formulations et leurs aphorismes un peu triviaux.

 

Certes, le recueil est agréable à lire. Il est aisé de se sentir en sympathie avec la tristesse de Pénélope ou de tout cœur avec les vérités de Circé, surtout lorsqu’elles sont présentées un peu à l’emporte-pièce. Ainsi, quand la magicienne déclare : « Je n’ai jamais transformé qui que ce soit en cochon. / Certaines personnes sont des cochons : je leur donne juste / L’apparence de cochons », on veut bien acquiescer. Quand Télémaque, avec sa sensibilité adolescente, dit l’agacement que ses parents lui inspirent, on écoute. Quand les plaintes contre les défauts masculins sont énoncées, on hoche la tête même si la poète signale que ce que nous lisons « n’est pas / une petite histoire sur la corruption innée / du mâle », et même si Ulysse n’apparait jamais pour parler en son propre nom, laissant la place trop souvent à des récriminations et des chagrins qui ne semblent pas considérés avec l’ambivalence ou la puissance souhaitables.

Bien sûr, on peut s’amuser de la petite comédie moderne des disputes conjugales (« Je t’ai dit que tu pouvais faire un câlin. Cela ne veut pas dire que tu peux me mettre / tes pieds froids sur la bite »). Mais le compte poétique n’y est pas toujours. Certains poèmes, toutefois, échappent à la schématisation ou à l’enfermement narcissique et parviennent alors à un parfait degré de clarté et de vigueur, comme les neuf poèmes intitulés « paraboles » ou « Nostos » sur l’immuable et l’instable qui se terminent sur deux vers déjà célèbres : « Nous regardons le monde une fois, dans l’enfance / Le reste est souvenir. » Ils permettent de retrouver la tension vraiment féconde que Glück sait instituer avec les textes canoniques et son propre lyrisme perspicace et finement discordant.

Averno, paru douze ans après Meadowlands (et deux autres recueils de poèmes, non traduits en français), a également recours à la mythologie antique. Le titre d’abord (celui d’un des poèmes du livre) renvoie bien sûr au lac où les Anciens voyaient l’entrée des enfers, tandis qu’une des histoires centrales du recueil, celle de Perséphone, porte les thèmes de l’arrachement, de la mort, de la renaissance, de la culpabilité et de la violence. Les « Je » poétiques qui s’expriment dans les douze poèmes sont diverses versions d’un même psychisme, incarné tantôt en Perséphone, en Déméter… Ils reviennent au fil du livre et laissent « filtrer » de manière plus ou moins perceptible des évènements extérieurs récents (le 11 septembre 2001 dans « Octobre ») et des souvenirs personnels transformés par le mythe ou retravaillés dans des séances d’analyse.

Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

L’enlèvement de Perséphone par Van der Borcht, Peeter, Bibliothèque municipale de Lyon (N16BOR000868) (licence ouverte)

La méditation d’Averno aborde les questions du corps et de l’âme, de l’amour, de la vie et de la perte tant pour les humains que pour la Terre. Les poèmes donnent l’impression d’être écrits après un désastre et tenus à la fois par la nécessité de se souvenir de celui-ci et par la répugnance à le faire. Ils se déroulent dans une atmosphère souvent automnale qui permet de belles évocations de la saison et de ses paysages. « Un jour comme un jour en été. / Exceptionnellement fixe. Les longues ombres des érables / presque mauves sur les sentiers de gravier. / Et dans la soirée, la chaleur. La nuit comme une nuit en été. »  

Averno pose aussi de multiples questions sur la mémoire, surtout celle du traumatisme. À quoi sert de se souvenir ? De quelle manière cela se produit-il ? Quels en sont les effets ? Les réponses sont multiples comme dans « Rotonde bleue » : « Il n’est pas intéressant de se souvenir. / Le dégât n’est pas intéressant » ou au contraire : « Je dois imaginer.
/ Tout / ce qu’elle a dit. // Je dois agir / comme s’il y avait une réalité / une carte qui mène à cet endroit ». Les réponses du recueil sont également multiples en ce qui concerne les questions, très obsédantes chez Glück, des rapports entre victime et agresseur, et celles des relations entre l’humain, la mort, et la création.

Si tout cela n’est donc pas nouveau dans l’œuvre de Louise Glück, la forme l’est : le recueil est en effet rempli d’échos, de fragments, de fugues, de « prismes » (qui sont d’ailleurs les titres de poèmes du livre), signalant un désir de révision, combinaison, reprise. À telle enseigne que deux poèmes dans Averno s’intitulent « Meadowlands », et deux autres « Perséphone, l’errante ». Ces derniers, qui encadrent le recueil, se déclarent, d’ailleurs, dans leurs vers, des versions différentes de la même histoire, soulignant le rôle moteur de la modulation et de la variation dans l’opus.

Pourtant, dans ce travail poétique souvent très beau, la concentration sur soi-même, la colère, la plainte, prennent par moments un caractère prévisible et étouffant (certaines strophes de « Prisme », par exemple). La préoccupation narcissique et la vision décourageante des rapports humains n’échappent pas au banal dans leur ressassement, dans une perspective un peu triviale et dépassée des problèmes parentaux, maritaux, filiaux et des restrictions sociétales imposées à l’individu. Il y a dans Averno une conception vieillotte et plaintive des relations homme/femme et de la condition féminine. Les poèmes n’ont de force et de densité tragique que lorsqu’ils s’en détachent et utilisent la sphère personnelle pour se projeter vers les questions métaphysiques et esthétiques.

Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

Louise Glück © Katherine Wolkoff

On retrouve alors l’univers de Glück, fragile, beau, redoutable dans son pouvoir de menace et de dépossession, où la plainte se déploie lyriquement, avec tout son pouvoir d’enveloppement saisissant, et ses infinis retournements. Ainsi « Octobre », assez long poème, remarque-t-il :

Les chants ont changé ; mais vraiment, ils sont encore très beaux.

Ils sont concentrés dans un plus petit espace, l’espace de l’esprit.

Ils sont sombres à présent, sombres de désolation et d’angoisse.

Et pourtant les notes reviennent. Elles planent curieusement

Dans l’anticipation du silence.

L’oreille s’y habitue.

L’œil s’habitue aux disparitions.

Tu ne seras pas épargné, ni ce que tu aimes ne le sera.

Le poème se clôt trois pages plus loin sur un couplet ambigu, faussement naïf : « Mon amie la lune se lève ; / Elle est belle ce soir, mais quand ne l’est-elle pas ? »

Ces moments d’Averno font retrouver les identités aléatoires et émouvantes d’un « Je » lyrique qui, éloigné de la banalité, exprime le monde d’une manière passionnée, changeante et complexe.

EN ATTENDANT NADEAU

dimanche 26 juin 2022

Liliane Kerjan (1940-2021)

 

Hommage à Liliane Kerjan (1940-2021)
Liliane Kerjan (2013)
Sylvie Mathé


Liliane Kerjan 

(1940-2021)

par Steven Sampson
9 juillet 2021

Le 28 juin, la disparition de notre collègue Liliane Kerjan a surpris la rédaction d’En attendant Nadeau. Comment accepter l’effacement d’une voix et d’un visage si distinctifs, si souriants, si chaleureux ? Il y a à peine un mois, on pouvait lire l’un de ses derniers articles, consacré à Chant des plaines de Wright Morris, lauréat du National Book Award en 1981, un grand texte oublié aujourd’hui. Penser que les lecteurs du journal n’auront plus la chance de découvrir l’Amérique à côté de cette exploratrice érudite et polyvalente nous afflige, c’est aussi une perte pour les auteurs, les éditeurs, les traducteurs et les chercheurs.

Comme pour ses amis. J’avais rencontré Liliane Kerjan pour la première fois il y a une dizaine d’années lors du Festival America, une manifestation bisannuelle où elle brillait par sa participation foisonnante, animant salons, rencontres et conférences. Je n’aurais pas deviné qu’elle exerçait les fonctions de professeur à l’université de Rennes 2 : à la différence de nombre de ses pairs, elle avait une vision à la fois concrète et lyrique de la littérature, qu’elle considérait moins comme l’arène de conflits idéologiques que comme un espace s’ouvrant à l’émergence des expressions personnelles, des témoignages singuliers issus de diverses réalités géographiques.

La géographie était pour beaucoup dans sa passion américaine, qu’on perçoit dans sa chronique de Chant des plaines, où elle écrit que « l’empreinte indélébile du Nebraska explique alors pourquoi l’écrivain décrit avec un soin rare le quotidien de la vie à l’intérieur ». Quand ce n’était pas le Nebraska de Wright Morris, c’était le Brooklyn de Jacqueline Woodson ou Gabrielle Segal, le Nevada de Willy Vlautin, le Los Angeles de Susan Orlean, le Massachusetts de Jonathan Dee, le Montana de Jim Harrison, le bayou louisiane de Tim Gautreaux ou Tom Cooper, le San Francisco de Chris Adrian

Sans ignorer les deux côtes, Liliane avait un faible pour l’Amérique profonde, pour ses régions à fort caractère, et pour ses ethnies dominées ou persécutées par la majorité blanche et protestante. Elle s’intéressait donc à la littérature amérindienne, celle des auteurs établis tels Louise Erdrich et Richard Wagamese (de nationalité canadienne, quant à lui) comme celle des nouveaux venus comme Tommy Orange. De même, elle accordait une place importante dans sa critique aux écrivains afro-américains. Pour EaN, elle a écrit des chroniques sur Jesmyn WardColson WhiteheadNana Adjei-BrenyahTayari JonesImbolo Mbue et James Baldwin.

Baldwin fut également l’objet d’une étude qu’elle a publiée l’année dernière aux éditions Albin Michel : Ils ont fait un rêve. Richard Wright, Ralph Ellison et James Baldwin : trois grands écrivains contre le racisme. Cet essai passionnant fut à l’image même de Liliane Kerjan, mélangeant la biographie, l’histoire des États-Unis et l’analyse littéraire. À ses yeux, la compréhension d’une œuvre était intimement liée à la vie de l’auteur, à ses racines, à la terre où il a grandi et évolué. Pour Liliane, se plonger dans un livre est l’occasion d’un déplacement spatial et temporel.

Hommage à Liliane Kerjan (1940-2021)

D’où son flair pour la redécouverte de textes enfouis par le temps, souvent recensés dans ces pages. En plus de Wright Morris, elle a déterré No no boy de John Okada, l’histoire d’un Japonais-Américain de retour à Seattle après son internement dans un camp sur la côte Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale. Liliane a aussi révélé aux lecteurs d’EaN des textes inédits, méconnus ou réédités de grands auteurs comme Scott FitzgeraldArthur MillerJohn SteinbeckTruman Capote et Thornton Wilder.

On peut déceler dans cette production multiforme une quête des origines, s’exprimant tantôt dans la chasse aux anciens trésors littéraires, tantôt dans des recherches historiques approfondies. Peu de chroniqueurs se seraient adonnés à l’écriture de biographies d’hommes politiques ; Liliane n’a pas hésité à examiner les vies de George Washington et d’Abraham Lincoln, dans deux essais fascinants (Gallimard, coll. « Folio biographies »). En le faisant, elle réhabilite le sens premier du terme « chroniqueur », s’inscrivant dans une longue lignée qui remonte à l’Antiquité. Un roman n’est-il pas par définition une chronique, vouée à considérer le passage du temps, l’histoire dans l’Histoire ?

Dans George Washington (2015), elle interroge le mythe de cette icône américaine : « À l’évidence l’Amérique a besoin de construire une légende de ses origines, d’incarner les commencements et de célébrer un patriarche. » Contre toute attente, Liliane Kerjan révèle un homme mélancolique caché derrière l’image du puissant général, en citant l’une de ses nombreuses lettres : « Un nuage sombre s’est toujours étendu sur mon esprit toutes les fois que j’ai été amené à supposer que je pourrais et que je devrais peut-être être bientôt appelé à prendre une décision. »

Hommage à Liliane Kerjan (1940-2021)Hommage à Liliane Kerjan (1940-2021)

L’année suivante, Liliane publia une biographie de Lincoln, seconde partie de son diptyque consacré aux deux grandes figures tutélaires de l’épopée américaine, où elle expose de nouveau la face inattendue d’une légende. Son livre interpelle surtout pour son portrait du jeune Abraham, batelier sur l’Ohio et le Mississippi à l’âge de dix-neuf ans, épicier dans une petite ville de l’Illinois trois ans plus tard, bientôt candidat à l’Assemblée de l’État, avant de devenir postier en 1833, à vingt-quatre ans. L’ascension de Lincoln recoupe celle des États-Unis, dans le livre de Liliane Kerjan on assiste en direct à la révolution industrielle outre-Atlantique.

C’est le cœur même de l’Amérique que Liliane semble vouloir sonder. Est-ce pour cela qu’elle prête un intérêt particulier au Sud, région singulière, avec ses qualités et ses défauts, si exotiques pour un Européen ? Dans ses biographies de Tennessee Williams (2010) et de Truman Capote (2015), on voit les difficultés que rencontrent des homosexuels sensibles qui grandissent dans un environnement arriéré et brutal. Cela n’a pas empêché que, par son primitivisme, le Sud soit peut-être la partie des États-Unis où l’on peut le mieux contempler la véritable âme américaine. Pour une romantique comme Liliane, c’est irrésistible, c’est le lieu où trouver ce qu’elle a toujours cherché dans la littérature : la magie, l’enchantement. À propos du roman de Chris Adrian, lorsqu’elle écrit qu’il « surprend, enchante, comme si lui-même n’avait ni totalement quitté l’âge magique, ni renoncé à la fascination juvénile exercée par les super-pouvoirs », elle exprime un ressenti intime, présent aussi dans la question qu’elle pose lors d’un entretien avec Michael Cunningham : « Vous croyez à l’enchantement dans le monde contemporain ? »

Pour Liliane, cet enchantement avait pour nom l’Amérique, il existe encore là-bas, incarné simultanément par le peuple et par la terre, comme elle l’a écrit récemment au sujet du dernier roman de Dave Eggers : « Le mystère des hommes est relayé par le mystère des lieux. » La disparition de Liliane Kerjan représente la perte d’une amie et d’une collègue enchanteresse. La note magique qu’elle apportait à En attendant Nadeau manquera à tous.

EN ATTENDANT NADEAU



mercredi 22 juin 2022

Gayl Jones / Corregidora / Un avatar du roman afro-américain des années 1970

 



Corregidora, de Gayl Jones : un avatar du roman afro-américain


Un avatar du roman afro-américain des années 1970

par Claude Grimal
22 juin 2022

Le premier roman de Gayl Jones, Corregidora (1975), qui paraît aujourd’hui en traduction française près de cinquante ans après sa sortie aux États-Unis, est symptomatique d’un tournant que prenait alors la littérature afro-américaine.


Gayl Jones, Corregidora. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Madeleine Nasalik. Dalva, 256 p., 21 €


Tandis que la production romanesque afro-américaine avait plutôt jusque-là raconté les problèmes d’un homme noir se confrontant au monde blanc (Wright, Ellison, Baldwin), Jones s’intéresse aux problèmes « internes » à la société afro-américaine, et à la situation des femmes, présentée depuis leur point de vue. Ce n’était pas entièrement neuf : Corregidora reprend des préoccupations déjà présentes chez Zora Neale Hurston ou Toni Morrison (son éditrice), comme les questions du corps, de la sexualité et de la violence dans les rapports entre hommes et femmes, mais en les portant à un degré paroxystique de crudité.

En même temps, comme nombre de ses prédécesseurs, Gayl Jones poursuit l’étude des effets de l’esclavage sur la construction psychique des Noirs, cherche à valoriser un héritage culturel typiquement noir (le blues), et à élaborer une langue et des formes qui s’écarteraient des « normes » blanches.

Dans ce roman, l’histoire qui porte ce programme littéraire est celle de la narratrice, Ursa Corregidora, chanteuse de blues du Kentucky, parfois appelée U.C. (c’est-à-dire « you see », pour bien enfoncer le gros clou démonstratif). Elle raconte sa vie (de 1947, où elle a vingt-cinq ans et vient de se marier, aux années 1960). Les événements et scènes de ces deux décennies sont présentés au fil des pages et interrompus par des souvenirs plus lointains ou les voix revendicatrices d’aïeules. Corregidora est en effet l’arrière-arrière-petite-fille d’un planteur portugais, propriétaire d’esclaves au Brésil, qui a engendré sa grand-mère et sa mère, et les faisait travailler dans les champs et dans son bordel. L’obsession pour les femmes de sa famille a donc été de procréer (« make generations ») afin de transmettre leur histoire de mère en fille. Ursa est cependant incapable d’obéir à leurs injonctions, d’abord parce qu’elle est, au début du livre, précipitée dans un escalier par son mari et perd l’enfant qu’elle portait (et son utérus), ensuite parce que cet « héritage » finit par lui apparaître comme destructeur.

Le thème du traumatisme intergénérationnel, d’un passé monstrueux qui hante et perturbe le présent, permet aux pages de déployer violence et obscénité physiques et verbales, tant dans les souvenirs d’un temps révolu que dans les scènes contemporaines. L’excès de brutalité et de vulgarité est assez racoleur mais entend éviter de faire lever tout sourcil en misant sur les impératifs littéraires et moraux habituels : les exigences du réalisme et le devoir de respect dû aux opprimés de l’Histoire dans l’expression de leur expérience et de celle de leurs aïeux, fût-elle d’un goût contestable.

Quoi qu’il en soit, déroulement narratif oblige, Jones doit mener son personnage vers quelque destin et donc soit la faire sombrer sous le poids de son assujettissement à l’Histoire, aux femmes de sa famille et aux hommes, soit lui faire rompre les chaînes diverses qui l’entravent. Jones choisit, semble-t-il, la seconde solution. C’est le « blues » (hop, encore une case du cahier des charges du roman afro-américain cochée) qui va contribuer à sa libération.

En effet, si Corregidora ne peut ni ne veut être la voix qui transmet les atrocités familiales, elle va être, en chantant des blues (ceux légués par la tradition et ceux qu’elle invente), la voix qui exprime la douleur de tous les Noirs (d’autrefois et de maintenant). Elle y trouve ou devrait y trouver quelque apaisement. Il faut cependant au lecteur une assez grande tolérance aux platitudes pour supporter ces lieux communs, ce dont le livre se doute un peu puisqu’il tente de ne pas faire de ce « blues », constructeur d’identité et ciment communautaire, un miracle salvateur complet pour Ursa. D’un point de vue dramatique pourtant, Gayl Jones se doit d’inventer un moment pivot où le personnage sort de l’état dépressif et aliéné où elle se trouve et accède soit à un peu de tranquillité, soit à un nouvel état de conscience.

Ce sera donc, à la fin du livre, une révélation venue du bon vieux domaine érotico-porno. Une petite pipe, voilà qui servira à déclencher l’éveil sensuel de l’héroïne, à la réconcilier avec les hommes et à lui faire accepter les douleurs du passé.

Ainsi, dans les ultimes pages, Corregidora retrouve-t-elle son premier mari – l’ivrogne jaloux qui l’a poussée dans les escaliers vingt ans plus tôt et qu’elle n’a jamais oublié. Acceptant illico de lui faire une fellation, ce à quoi elle n’avait auparavant jamais consenti, elle confie alors tandis qu’elle s’exécute : « En une fraction de seconde, j’ai compris de quoi il s’agissait, en une fraction de seconde durant laquelle se sont mêlés haine et amour j’ai compris et je crois qu’il a compris aussi. L’union du plaisir et d’une douleur inexprimable, cet instant où l’on transperce la peau mais où il y a encore de la sexualité, cet instant qui précède de peu l’absence de sexualité, qui s’arrête juste avant la peau que l’on transperce : « Je pourrais te tuer » […]. Il a joui. J’ai avalé. […] Il m’a serrée jusqu’à ce que je lui tombe dans les bras en larmes. […] Il m’a serrée très fort ».

Fellation. Épiphanie. Réconciliation. Amour. Larmes. En effet, c’est à pleurer.

EN ATTENDANT NADEAU

vendredi 17 juin 2022

Patrick Modiano / Autoportrait en chien perdu

 


Modiano, autoportrait en chien perdu

C'est la littérature qui a, sans aucun doute, sauvé le jeune paumé qu'était l'écrivain à vingt ans. Dans l'espace de constat apparemment dépourvu d'émotion qu'est «Un Pedigree», il décrit le vide de son enfance et de son adolescence.

Isabelle Martin
Publié samedi 15 janvier 2005 à 01:10

Patrick Modiano. Un Pedigree. Gallimard, 126 p.

Guérit-on jamais d'une enfance négligée et d'une adolescence solitaire? Patrick Modiano a beau y avoir fait déjà de nombreuses allusions dans ses livres jusque dans le plus explicite, Remise de peine (1988), il y revient encore dans Un Pedigree comme à la source même de son écriture. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'espèce de constat, apparemment dépourvu d'émotion, qu'il dresse de ses débuts dans la vie, jusqu'à ses 21 ans. La majorité sera pour lui une double délivrance, en le libérant de la tutelle paternelle et en lui offrant une nouvelle naissance grâce à l'acceptation par Gallimard du manuscrit de son premier roman, La Place de l'étoile.

Pedigree, titre à la Simenon (auteur que le jeune Modiano a beaucoup lu avec Proust, Hemingway, Fitzgerald et bien d'autres), renvoie à la généalogie d'un chien de race. L'article indéfini qui le banalise fait penser à ce fichier central auquel rêve un personnage de Livret de famille, où tous les chiens seraient répertoriés à leur naissance. Si l'écrivain fait ici «semblant d'avoir un pedigree», c'est pour «trouver quelques empreintes et quelques balises» dans le sable mouvant de son passé familial. Quant à être un chien, pourquoi pas? Comme celui que sa mère, «jolie fille au cœur sec», négligeait et qui s'est jeté par la fenêtre: «Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu'il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui.» Presque à la fin du livre, Modiano réunit dans l'amour des chiens son frère Rudy (sa seule vraie famille) et son maître Raymond Queneau.

Venue d'Anvers à Paris pour travailler dans la compagnie de cinéma allemande Continental, sa mère rencontre son père un soir d'octobre 1942. Né d'un père juif toscan établi à Salonique puis au Venezuela et enfin à Paris, Albert Modiano est livré à lui-même dès son adolescence et vit de petits trafics. Pris dans une rafle, il s'échappe grâce à une panne de minuterie et mène ensuite une existence semi-clandestine, même après la guerre. D'où l'immense effort de mémoire de son fils pour établir, sinon sa généalogie, du moins des vestiges de celle-ci en citant des noms de lieux et surtout de nombreuses personnes, plus ou moins louches, qui apparaissent comme autant de fantômes d'un passé incertain.

Très vite, ses parents se séparent tout en continuant d'habiter à la même adresse, au 15, quai de Conti. Une mère en tournée, un père qui se désintéresse d'eux: Patrick et son petit frère Rudy sont mis en pension à Biarritz, où ils sont baptisés tardivement en l'absence de leurs parents, puis à Jouy-en-Josas. En 1957, Rudy meurt et ce deuil poursuit l'écrivain qui lui dédiera ses huit premiers livres. Quand son père, remarié avec une fausse Mylène Demongeot qui le déteste, fait démolir l'escalier intérieur reliant les deux étages de l'appartement du quai de Conti, Patrick retrouve dans les gravats leurs livres d'enfants et des cartes postales adressées à Rudy depuis le sinistre internat d'Annecy où son père l'a exilé.

S'il ne dit rien des blessures affectives que lui a infligées sa mère, Modiano ne peut oublier le mutisme (à «décourager dix juges d'instruction») ni la dureté de son père, qui l'a dénoncé comme voyou à la police et a voulu se débarrasser de lui en le faisant incorporer dans l'armée contre son gré. Pourquoi redire tout cela, près de trente ans après la mort d'Alberto Modiano, volatilisé en Suisse au moment où paraissait son premier livre? L'écrivain, qui aura 60 ans en juillet prochain, ne renie pas ce passé délétère dont il est issu: c'est sur «ce terreau – ou ce fumier» – qu'il a fait pousser tant de fleurs fraternelles, à l'image de Dora Bruder (récemment réédité en poche dans La Bibliothèque de Gallimard, avec une lecture de Bruno Doucey). Comme pour combler un vide par la fiction, donner une sépulture et un nom à d'autres que lui.

LE TEMPS


DE OTROS MUNDOS

DRAGON



mercredi 15 juin 2022

Patrick Modiano / Contre «la nuit froide de l’oubli»

 

Patrick Modiano


Patrick Modiano, contre «la nuit froide de l’oubli»

Le romancier français, Prix Goncourt en 1978 pour «Rue des boutiques obscures», reçoit le Prix Nobel de littérature 2014 pour son «art de la mémoire»


Eléonore Sulser
Publié jeudi 9 octobre 2014 à 22:07





Ecrire contre «la nuit froide de l’oubli»

Littérature L’Académie suédoise décerne le Prix Nobel à Patrick Modiano

Le romancier est récompensé pour son «art de la mémoire»

Il avait reçu le Prix Goncourt en 1978 pour «Rue des boutiques obscures»

«Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir.» Cette phrase de René Char, Patrick Modiano l’a inscrite en exergue de Livret de famille paru en 1977. En lui décernant le Prix Nobel de littérature pour «l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation», l’Académie suédoise salue, aujourd’hui, cette obstination «à achever un souvenir», qui, au fil des ans et d’une trentaine de livres, n’a fait que s’affirmer chez Patrick Modiano. Au point que la phrase de René Char pourrait avoir, rétrospectivement, valeur de devise pour l’écrivain.

Vivre et donc écrire, s’agissant de Patrick Modiano, se joue en effet dans l’obstination de la mémoire. Pour l’écrivain, la mémoire est une contrée accidentée, fragmentée, jamais tout à fait sûre, toujours à revisiter. Elle est d’abord un territoire intérieur: c’est sa propre histoire, celle de son enfance et de sa jeunesse, que le romancier ne cesse de scruter. Il tente inlassablement de résoudre l’énigme de ses origines, sans y parvenir tout à fait, car subsiste toujours un indéchiffrable noyau.

Beaucoup de ses textes, dont le dernier, paru au début de ce mois, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (lire en page 29), reviennent sur son enfance et son adolescence déchirée, sans éclairer tout à fait ce qui, à lui-même, demeure obscur. C’est cette obscurité, cette quête d’une vérité définitive sur soi qui est le moteur de l’écriture.

Modiano écrit donc dans le flou, dans l’incertain, dans l’inquiétude, dans un sentiment de précarité, hérité de parents souvent absents, d’une mère désintéressée et d’un père louche, trafiquant, ballottant ses enfants comme des paquets encombrants, envoyant son fils aîné loin de Paris, en pensionnat en Haute-Savoie, le dénonçant comme «voyou», tentant enfin de s’en débarrasser en l’envoyant à l’armée.

Même Un Pedigree , paru en 2005 – très beau livre, ouvertement autobiographique celui-là – ne lève pas les doutes sur sa jeunesse brouillée, endeuillée aussi par la mort d’un petit frère: «Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11, allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. Les périodes de hautes turbulences provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier.»

A la précision des dates, des adresses, des papiers d’identité – motifs récurrents dans tous les livres de Modiano, à ces preuves parfois péniblement rassemblées, répondent toujours l’inquiétude et une vague illégitimité. Seule l’écriture donnera enfin une place à Patrick Modiano. C’est lorsque paraît son premier roman, La Place de l’Etoile en 1967, laisse-t-il entendre dans Un Pedigree , qu’il peut enfin «prendre le large, avant que le ponton vermoulu ne s’écroule». Le Prix Goncourt de 1978 pour Rue des boutiques obscures vient confirmer le talent de l’écrivain discret qu’il est devenu, sans le détourner de son projet.

Sa quête mémorielle obstinée n’est pas qu’un retour sur soi. Patrick Modiano la déploie aussi dans l’histoire et dans l’espace. L’écriture se concentre sur une époque précise: celle de la guerre, qui précède son enfance et sa jeunesse, celle de l’après-guerre et jusque vers la fin des années soixante, lorsqu’il se met à écrire.

«Souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie qu’on aurait tissée dans un demi-sommeil», dit-il dans la préface du Quarto qui a rassemblé dix de ses romans, en 2013. Gens de cabaret, complices ou amis du père, acteurs, actrices que connaissaient sa mère, inconnus rencontrés dans des bars, au champ de course, copains, amours de jeunesse – comme cette Kiki Daragane qui offre son patronyme à Jean Daragane, le héros de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier – peuplent ses livres ; tandis que les lieux, fréquentés dans l’enfance et plus tard, tout cela raconté, retrouvé, travesti par le romanesque, nourrissent l’écriture du souvenir. Il y a Paris, bien sûr, dont il voit encore l’ancien visage, sous les façades modernes, dont il raconte les cafés disparus sous les boutiques de luxe. Mais aussi la Haute-Savoie, le Léman, Evian, Annecy, Genève et Lausanne, où, adolescent, il rejoignait parfois son père: «Etrange Genève du tout début des années 1960. Des Algériens parlaient à voix basse dans le hall de l’Hôtel du Rhône. Je me promenais du côté de la Vieille- Ville. On disait que Dominique la brune, dont j’étais amoureux, travaillait la nuit au Club 58, rue des Glacis-de-Rive.» (Un Pedigree)

L’écriture interroge sa mémoire propre des gens et des lieux, mais aussi celle de l’Europe, de la France de l’après-guerre. Contrebande, espionnage et collaboration sont au cœur de ses livres et parfois, de scénarios, comme Lacombe Lucien filmé par Louis Malle (1974). La déportation, aussi. «En consultant de vieux journaux, en décembre 1988, je suis tombé, dans le numéro du 31 décembre 1941 de Paris-Soir , sur l’avis de recherche de Dora Bruder», raconte-t-il à propos de Dora Bruder , paru en 1997. L’annonce le saisit. Il écrit un premier texte, Voyage de noces (1989). Il continue à chercher, rassemble des indices et fait le récit de son enquête sur la déportation et la disparition de cette jeune femme dans un livre poignant, magnifique: Dora Bruder.

Lire Modiano, c’est voyager dans une sorte de galaxie littéraire, relier entre elle des étoiles lointaines, dont la lumière nous parvient à travers l’écran du temps. On lui reproche parfois la fugacité de ses textes, qui semblent s’évaporer au fil de la lecture. Il n’empêche qu’il demeure une impression durable, persistante, pareille à aucune autre. Il possède une «petite musique» disent certains critiques. L’image a la facilité d’une rengaine, mais Modiano lui-même, qui n’est pas si loin de Simenon, pas si loin des quartiers populaires où il traînait enfant, ne dédaigne pas les refrains. Sans le récit sans cesse recommencé, sans le travail de l’écriture, tout serait englouti «dans la nuit froide de l’oubli» – comme dit la chanson –, comme le répète, dans son dernier roman, Modiano lui-même.

Relier entre elles des étoiles lointaines, dont la lumière nous parvient à travers l’écran du temps



Eléonore Sulser

Reporter à Hong Kong ou Kaboul, correspondante à Bruxelles, en entretien avec Jean Starobinski, Virginie Despentes, Salman Rushdie ou Siri Hustvedt, chroniqueuse littéraire, passionnée par les questions d’égalité, voilà plus de vingt-cinq ans que je pratique mon métier entre les rubriques Culture et International de la Gazette de Lausanne, de 24Heures puis du Temps. Aujourd’hui, je suis rédactrice en chef adjointe.

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