mercredi 30 novembre 2022

2666 / Le testament de Roberto Bolaño


2666 : le testament de Roberto Bolaño


Le testament 

de Bolaño

par Melina Balcázar
6 juillet 2022

Quelqu’un est-il capable de résoudre l’énigme ? Telle semble être la question adressée aux lecteurs par Roberto Bolaño dans 2666. Une question qui, comme en témoigne l’édition de ses œuvres complètes par L’Olivier, revient de manière obsessionnelle d’un livre à l’autre. Cette énigme est celle de la violence qui fait peser sa menace à chaque page, qui brise la langue. Une violence à laquelle le Mexique semble s’être habitué : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. » Et si l’écriture se déploie presque démesurément, c’est comme pour s’opposer à une incapacité à s’exprimer devant l’horreur : 2666 est un roman vaste et sombre qui prend le risque de se confronter à cette violence, qui s’efforce de la cerner à travers l’excès de sa représentation. Bolaño a même négligé sa santé afin de finir ce livre, publié de manière posthume en 2004, dans lequel on peut voir un testament, un dernier manifeste, qui exalte le pouvoir – ou l’impouvoir – de la littérature, interroge son inscription dans le monde.


Roberto Bolaño, 2666. Œuvres complètes. Volume VI. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. L’Olivier, 1 168 p., 29 €


Tout converge vers Santa Teresa, nom donné à la ville frontalière du nord du Mexique, Ciudad Juárez, où des meurtres en série de femmes sont perpétrés. L’enquête autour de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, auteur d’une somme tentaculaire, disparu sans laisser de traces, conduit les personnages – universitaires, détectives, policiers, journalistes – à cette intrigue policière, cherchant en vain à élucider ces crimes. Qui se cache derrière ces œuvres ? se demandent-ils inlassablement. Comme si la réponse pouvait donner un sens à ce monde dominé par la folie, souvent présenté sous la forme d’une hallucination : « La réalité est comme un maquereau drogué au milieu d’une tempête d’éclairs et de tonnerres ». Car la question de la lecture se trouve au cœur de 2666, lançant un défi aux lecteurs. Comment lire ce livre qui fait sans arrêt vaciller le sens, qui met toute signification sur le fil, entre gravité et dérision ?

2666 : le testament de Roberto Bolaño

Roberto Bolaño © Daniel Mordzinski

Il est impossible de faire confiance à ce narrateur qui doute et remet en question systématiquement son récit. Impossible de se fier à ces personnages pour qui la réalité se corrompt entre rêve et cauchemar. Impossible, surtout, de s’attacher aux récits officiels ou institutionnels administrant une explication, une signification à un monde qui s’effondre. C’est contre cette impossibilité que la première partie du roman, celle « des critiques », parait nous mettre en garde : l’illusion d’une détention du sens, voire une volonté de le thésauriser, d’en faire un capital intellectuel. 2666 semble se construire de telle sorte qu’il puisse contrer toute lecture savante, universitaire. S’adresse-t-il à cette jeunesse à laquelle Bolaño dit avoir consacré son œuvre, « ces jeunes gens oubliés » dont les ossements couvrent toute l’Amérique latine ? « Tout ce que j’ai écrit est une lettre d’amour ou d’adieu à ma propre génération. » Aux fous, plus que jamais présents dans ce roman, les seuls capables de lire les signes avant-coureurs de la catastrophe, les seuls à véritablement regarder l’horreur en face, ou encore aux vagabonds, ceux qui ont tout lâché et sont partis sur les routes, comme l’auteur le prônait dans son manifeste infraréaliste ?

Ce mouvement essentiel, ce doute permanent, que Roberto Bolaño produit ici, nous force à lire autrement, à l’instar de ce « lecteur actif » préconisé par Córtazar, dont il est question dans « La partie d’Amalfitano », ce professeur chilien, naufragé à Santa Teresa après des années passées à Barcelone. Il faudrait donc se méfier en permanence, rester sur ses gardes, « commencer la lecture avec un coup de pied aux testicules de l’auteur et voir immédiatement en celui-ci un homme de paille, un factotum au service de quelque colonel des Renseignements, ou peut-être de quelque général avec des prétentions d’intellectuel ». Nombreux sont les passages qui dénoncent par l’humour cette complicité des intellectuels avec le pouvoir – ainsi de ces écrivains mexicains amadoués par un système gouvernemental de bourses. Ils vivent « de dos » à la réalité, incapables de percevoir quoi que ce soit, continuant à employer « la rhétorique là où l’on a l’intuition d’un ouragan ». 

La littérature est certes une chose sérieuse, voire dangereuse, mais, nous prévient sans cesse l’auteur chilien, il ne faut pas se prendre au sérieux. D’où son penchant pour le rire, la blague, la dérision et l’insolence, déployés lors des moments les plus tragiques, comme dans « La partie des crimes », où se conjuguent le macabre décompte de femmes assassinées et le récit hilarant du profanateur d’églises. Ou avec le « ready-made malheureux » de Duchamp, ce livre ouvert suspendu en l’air pour discréditer « le sérieux d’un livre empli de principes [un manuel de géométrie] » dont Amalfitano refait l’expérience dans sa cour à Santa Teresa, sur son étendoir à linge. Il était en effet question d’exposer le livre « aux rigueurs du temps » pour qu’il saisisse enfin « deux ou trois choses de la vie ». Ready-made, idée-jeu, dit Amalfitano, qui nous rappelle que la littérature n’est pas dans les livres mais dans le geste courageux qui les accomplit : « La littérature ressemble beaucoup aux combats des samouraïs, affirme l’écrivain dans son discours de Caracas, mais un samouraï ne se bat pas avec un autre samouraï, il se bat contre un monstre. Par ailleurs, il sait généralement qu’il sera défait. Garder courage en sachant au préalable qu’on sera vaincu et aller au combat, c’est ça la littérature. » Écrire, lire et vivre sont indissociables et dictent un code d’honneur où la loyauté et le courage sont les valeurs directrices. 

Roberto Bolaño a fait des poètes et des écrivains les protagonistes, les héros, de ses fictions ; il a fait de la littérature l’unique question qui vaille vraiment la peine d’être posée. Ainsi,  2666, émaillé de réflexions sur ce qu’écrire veut dire, semble vouloir se construire à l’image de « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu », celles qui luttent contre « ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées ». Un écrivain, mais aussi un lecteur, ne peut alors que s’exposer, se mettre en péril, abandonner son confort, aller vers le désert, celui du nord du Mexique qui hante l’ensemble de l’œuvre de Bolaño, celui de cette langue d’une violence extrême, vide de sens. Cette œuvre immense se referme ainsi sur ce lieu qui l’a tant inspiré, México, le dernier qu’il ait écrit, lieu du rêve et des pires cauchemars, lieu de cette mort fantasmée : « J’aurais dû être détective privé et à l’heure qu’il est, je serais certainement déjà mort. Je serais mort à Mexico, à 30 ans ou à 32 ans, tué par balle dans une rue, et cela aurait été une belle mort et une belle vie ». Lieu de la poésie, comme une manière de résister à cette mort omniprésente.


Cet article a été publié sur Mediapart. EaN a rendu compte de l’adaptation théâtrale de 2666, et des volumes 542 et 1 des Œuvres complètes de Roberto Bolaño.


lundi 28 novembre 2022

Roberto Bolaño / Le voyage infini des « Détectives sauvages »

 



Le voyage infini des Détectives sauvages de Roberto Bolaño


Le voyage 

infini des

« Détectives sauvages »

par Florence Olivier
8 janvier 2022

À une remarquable cadence, les éditions de L’Olivier poursuivent la publication des œuvres complètes de Roberto Bolaño en français, cette fois-ci avec un volume entièrement occupé par Les détectives sauvages, paru en 1998 et traduit par Robert Amutio en 2006. Pour Florence Olivier, spécialiste de l’œuvre et autrice de Sous le roman la poésie. Le défi de Roberto Bolaño (Hermann, 2016), la première longue narration de l’écrivain chilien disparu en 2003 forme une ironique chanson de geste contemporaine, un roman d’aventures qui retrace une histoire générationnelle si chère et si inoubliable qu’elle ne pouvait être écrite que sous la forme d’un mythe.


Roberto Bolaño, Les détectives sauvages. Œuvres complètes. Volume 5. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. L’Olivier, 768 p., 25 €


Magnanime, Roberto Bolaño saluait naguère l’inépuisable charge explosive que recèlent certains romans brefs de ses aînés latino-américains du Boom, qu’il suffirait de relire pour éprouver la force renouvelée de leur détonation. Sur la survie, la mort ou la métempsychose des auteurs du « canon occidental » du XXe siècle, et de quelques autres, l’écrivain prêtait ailleurs de canularesques prophéties à une poète vagabonde et visionnaire. Et voilà donc James Joyce réincarné dans un enfant chinois en 2124, Giorgio Bassani sortant de sa tombe en 2167, André Breton ressurgissant des miroirs en 2071, Tchekhov se réincarnant en 2003, puis en 2010, puis en 2014 avant de réapparaître une dernière fois en 2081. Rythmique, la liste est longue et on la relira, pris d’un fou rire teinté de jaune, dans Amuleto. Né d’un chapitre des Détectives sauvages, ce bref et souverain roman se trouve dans le tome I des Œuvres complètes de Bolaño en français.

Le voyage infini des Détectives sauvages de Roberto Bolaño

Film consacré à Roberto Bolaño © CC/Secretaría de Cultura de la Ciudad de México

Le 4 novembre dernier, la parution du tome V, soit des Détectives sauvages, illustrait à point nommé et l’inusable force explosive de ce titre majeur et la prédisposition de ce roman à une forme de métempsychose. Car, tout juste la veille, hasard miraculeux ou non, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, qui doit son titre et son épigraphe aux Détectives sauvages, venait de remporter le prix Goncourt. L’écrivain sénégalais, tout aussi généreux – et aussi drôlement féroce – que Bolaño, ne fait pas mystère de son admiration pour l’œuvre du Chilien. Son roman réussit ce tour de force ou ce coup de génie qu’est l’originalité dans l’appropriation d’une poétique, créant ainsi l’un de ces lignages idéaux, translinguistiques, transcontinentaux, dans lesquels Bolaño aurait rêvé, n’en doutons pas une seconde, de se voir inscrit. L’histoire, bien réelle, est indéniablement bolañesque. Applaudissons-la car, justicière à sa façon, elle dément superbement la péroraison du père Urrutia Lacroix dans Nocturne du Chili. Rappelez-vous : « C’est ainsi que se fait la littérature au Chili, c’est ainsi que se fait la grande littérature d’Occident », clame l’ecclésiastique, poète et critique, justifiant la veule complaisance des écrivains envers le pouvoir de la junte militaire. À quoi son fantomatique accusateur, ce « jeune homme aux cheveux blancs » et alter ego de l’auteur, répond « en articulant un non inaudible ».  « Non », redisent avec force Les détectives sauvages et La plus secrète mémoire des hommes, la littérature se fait hors des sentiers battus, loin de tout pouvoir ; la « grande littérature d’Occident », foutaise ! Un Chilien l’écrit en Espagne, un Sénégalais, en France.

Mais revenons à l’explosion initiale des Détectives sauvages, premier vaste roman de Bolaño, publié en 1998 aux éditions Anagrama à Barcelone. Deux ans plus tôt, avaient paru les plus brefs et non moins remarquables La littérature nazie en Amérique et Étoile distante, « frères siamois » au dire de l’auteur car le second est né d’un chapitre du premier. Avec Les détectives sauvages, qui, cette même année, remporte deux des prix littéraires les plus prestigieux du monde hispanophone, le prix Herralde de novela en Espagne, le prix Rómulo Gallegos au Venezuela, commence la véritable course mondiale de l’œuvre du Chilien, au rythme des traductions du roman dans nombre de langues. L’effet de cette enthousiaste réception devait culminer avec la publication des Détectives sauvages aux États-Unis, où l’auteur se voit mythifié en héritier direct de la Beat Generation.

Pourquoi pas ? Mais aussi, pourquoi donc, ou pourquoi seulement ? C’est le propre des œuvres magistrales que d’éveiller les tentations d’appropriations hâtives. Bolaño, pour sa part, déclarait lors de la réception du prix Rómulo Gallegos qu’en quelque sorte tout ce qu’il avait écrit jusque-là était une lettre d’amour ou d’adieu à sa propre génération. Et voici l’une des lectures possibles du roman, qui, n’oubliant pas la fidélité promise à la mémoire des jeunes tombés lors des « guerres fleuries » latino-américaines des années 1960 et 1970, chante la vie plus que la mort et, plus que les ossements des défunts, les combats dérisoires et magnifiques des vivants. Possédé par le jeune poète infra-réaliste qu’il était dans le Mexique du début des années 1970, le romancier Bolaño y exorcise la mort de l’utopie politique et le péril de la naïveté lyrique par la transmutation en roman de l’utopie poétique. De fait, on peut lire Les détectives sauvages comme l’autofiction collective d’un groupe de poètes avant-gardistes et, si l’on y tient, comme une « Légende de Duluoz » à la Kerouac, où Duluoz aurait renoncé à prendre la parole, la laissant à ses compagnons d’aventures. La différence n’est pas mince.

Car, pour dire l’histoire sur vingt années, de 1975 à 1996, des réal-viscéralistes – version fictive des infra-réalistes –, les deux parties du journal intime d’un poète prodige font le grand écart, embrassant les témoignages qui se pressent et tourbillonnent dans la longue partie centrale du roman. Heureux ou fanfaron, Bolaño, encore lui, comparait aux courants du Mississippi l’abondance de voix des Détectives sauvages, assurant que son roman comportait autant de lectures que de voix, qu’il pouvait se lire « comme une agonie » ou « comme un jeu ». Il suffit d’entrer dans le roman, ou dans le jeu, pour se laisser porter par ses courants fantasques ou pour apprendre ses règles tacites afin de (s’y) perdre avec bonheur.

Roberto Bolaño


Entrons-y donc innocemment par le début. Juan García Madero, puceau et poète en herbe, sèche ses cours de droit pour assister à un atelier littéraire bientôt troublé par l’irruption d’Arturo Belano et Ulises Lima. Fondateurs du réal-viscéralisme, les deux trublions adoubent sans façon le nouveau venu. L’élasticité elliptique du journal intime rythme le récit de la vertigineuse et drôlissime initiation sexuelle et littéraire du novice réal-viscéraliste : l’ingénu libertin, nouveau Casanova malgré lui, tient à jour les comptes de ses orgasmes et de ses poèmes, choisit avec une infaillible ponctualité l’aventure et les risques du métier. Péripatéticiens, les membres du groupe s’adonnent à la flânerie nocturne ; les rues, les chambres de bonne, les cantinas et les cafés leur tiennent lieu de salon. Ils y improvisent d’espiègles ou d’érudites lectures de poèmes, de bouffonnes versions de la tradition poétique, des prescriptions bibliographiques, y écrivent parfois. Leurs bibliothèques portatives et collectives sont faites de livres volés à la « Librairie Française » ou négociés chez les bouquinistes du centre-ville. Discourir et courir les chemins, faire de la déambulation l’envers ou l’endroit de la parole, voilà bien cette vie poétique à l’intempérie que prescrit ailleurs l’essayiste Bolaño aux poètes trop choyés par l’État. Fièrement marginaux, les réal-viscéralistes inventent un nouvel ordre amoureux, financent leurs revues par la vente de marijuana, prétendent révolutionner la poésie afin d’échapper au double et infâme écueil de la poésie engagée à la Neruda ou de la poésie immaculée à la Octavio Paz.

Roman de Bolaño oblige, leur paradoxale quête d’une origine poétique avant-gardiste joue d’une borgésienne uchronie littéraire et se transmue en récit d’enquête et d’aventure. Car si les réal-viscéralistes s’inspirent des dadaïstes et des surréalistes européens ou des stridentistes mexicains, s’ils traduisent leurs contemporains français du Manifeste électrique aux paupières de jupe, leur modèle se doit d’être plus radical. Rien de moins que le réalisme viscéral des années 1920, branche fictive du stridentisme fondée par la non moins fictive Cesárea Tinajero. Bientôt, Belano, Lima et García Madero partent à la recherche de la poète disparue dans les déserts du Sonora, relevant le défi que lançait Breton dans « Lâchez tout ». Le Nord du Mexique devient terre d’aventure ou vortex, à la façon du Sud borgésien ou du blanc territoire austral de Poe. Dans cet espace déserté par la culture pourrait bien se trouver la poésie en acte ou le « nouveau », que « Le voyage » de Baudelaire entrevoit au fond de l’abîme, au bout du chemin, ou de la vie. L’aventure quichottesque des jeunes poètes vaut pour sa gratuité même. Elle allie les motifs du risque et du danger à l’installation d’une virtualité avant-gardiste dans l’histoire littéraire, mais surtout elle narre – et ne discourt pas sur­ – l’équivalence entre art et vie, poésie et voyage, poésie et révolution. Or, par un habile suspense, elle n’est racontée par García Madero, sur le mode du roman noir, de la road novel et de l’enquête littéraire, que dans la troisième partie du roman.

Entre les deux pans du journal intime du jeune homme, est décantée l’histoire du groupe réal-viscéraliste, tôt disparu après la dispersion de ses membres fondateurs. Les voix, joviales et désolées, stoïques, sublimes ou ridicules, d’une prodigieuse variété de personnages rapportent de biais ce qu’il advint d’Arturo Belano et d’Ulises Lima entre 1976 et 1996. À toi, lectrice, lecteur, de te perdre à la suite des détectives sauvages entre l’Europe, Israël et l’Afrique ; à toi de t’orienter dans ce dédale de témoignages, pique-toi au jeu et apprends. Par exemple, de ces envois lyriques, qui ponctuent tel ou tel monologue d’un vieux stridentiste devenu écrivain public : « Ce qui revient à dire, jeunes gens, je leur ai dit, que je voyais les efforts et les rêves, tous confondus dans le même échec, et que cet échec s’appelait joie. » Par exemple, de ces hauts faits satiriques qui prennent au piège de leur propre parole des éditeurs en faillite, critiques renommés, professeurs latino-américains, poètes de divers alois, romanciers à succès, révélant leur lâcheté, leur manque de foi dans le métier littéraire, leur vénalité ou leur générosité résignée. Mais apprends aussi de la lecture que font Ulises Lima et Arturo Belano d’un poème visuel de Cesárea Tinajero. Il suffit d’en compléter les traits pour qu’il s’anime. Tu tiens peut-être là ton fil d’Ariane. Car, au-delà d’une maquette à monter ou d’une marelle à la Cortázar, qui invitent à une active lecture, le puzzle des Détectives sauvages invite, plus encore qu’à le compléter, à poursuivre sa lettre. Porté par le désir de l’écriture, il l’insuffle.

Le roman s’achève sur cette dernière devinette, suivie du contour en pointillé d’un rectangle blanc : « Qu’est-ce qu’il y a derrière la fenêtre ? »

Qu’attends-tu ?

EN ATTENDANT NADEAU


RIMBAUD
Roberto Bolaño / Une vie, une œuvre

dimanche 27 novembre 2022

Roberto Bolaño / Une promenade au bord de l’abîme

 


Les Œuvres complètes de Roberto Bolaño : promenade au bord de l’abîme

Une promenade au bord de l’abîme

par Florence Olivier
21 août 2021

À l’horizon des Œuvres complètes de Roberto Bolaño en français, tels des soleils, se lèveront dans les volumes V et VI Les détectives sauvages et 2666. On peut voir dans les choix de composition des volumes I à IV un calcul érotique de l’éditeur. On peut aussi y voir un habile entremêlement de livres majeurs ou mineurs publiés du vivant de Bolaño et de livres posthumes de diverses natures – certains conçus par l’écrivain, d’autres non, qu’il s’agisse d’œuvres de jeunesse qu’il avait jugées inabouties ou de recueils de textes demeurés dans l’attente de leur forme future. Lectrice, lecteur, ne boude pourtant pas ton plaisir et consens à suivre le jeu de piste que t’offre la succession des volumes en une surenchère éditoriale de l’écriture bolañesque en variations. Et donc, celui-ci, le IV, quels indices, quels signaux lance-t-il ?


Roberto Bolaño, Œuvres complètes IV. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 574 p., 25 €


De tous les chemins qui mènent à l’œuvre de Bolaño, celui-ci pourrait être dit de traverse. Le volume IV de ses Œuvres complètes propose en effet un vagabondage à travers les lisières et les marges de cet ensemble complexe, miroitant, en constant travail magmatique, que forment les écrits du Chilien. Modestement, croirait-on, il rassemble Un petit roman lumpen, écrit sur commande et publié en 2002, dans la dernière année de la vie de l’auteur ; Nocturne du Chili, l’un des romans « chiliens » de Bolaño, celui de l’an 2000 ; le dernier livre posthume en date, ensemble composite intitulé Tombes de cow-boys, paru en 2017 chez Alfaguara et inédit en français ; enfin, le recueil de nouvelles et d’essais Le gaucho insupportable, remis in extremis, presque in articulo mortis, par Bolaño à Jorge Herralde, son éditeur coutumier d’Anagrama, le 30 juin 2003. Ce livre-ci – pouvait-il en aller autrement ? – a été jugé « testamentaire ». Il y a, on le verra, quelque raison à cela, au-delà de la superstition qui prête des volontés dernières, esthétiques ou morales, au dernier manuscrit envoyé par un auteur.

Les Œuvres complètes de Roberto Bolaño : promenade au bord de l’abîme

Roberto Bolaño © Éditions Anagrama

Et, de fait, on trouve çà et là, dans les livres que réunit ce volume, un jeu superbe de trompe-la-mort, ou des allusions à la mort, depuis celle des héros de l’épopée populaire que sont les cow-boys jusqu’à celle, hypothétique et cruelle, du culturiste Maciste d’Un petit roman lumpen, ou encore celle du critique littéraire, poète et ecclésiastique de Nocturne du Chili, tout à la logorrhée de ses nouvelles Confessions pendant ce qu’il croit être son ultime nuit, enfin, celle, prochaine, de Kafka crachant du sang et, dès lors, irrémédiablement voué à l’écriture, qu’évoque l’équation « Littérature + maladie = maladie ».

Ce dernier texte, que tout bolañiste chérit, confirme le pouvoir performatif de l’œuvre de Bolaño, lequel, crachant du sang à son tour, résolut d’envoyer sans délai à son éditeur Le gaucho insupportable, qui comprend cette ardente et lucide lecture de « Brise marine » de Mallarmé et du « Voyage » de Baudelaire. La maladie de l’homme moderne, réduit à ne trouver pour remède qu’« une oasis d’horreur dans un désert d’ennui », s’y voit saisie à bras-le-corps par le poète lecteur qui, se sachant lui-même condamné, réaffirme avec grâce, avec humour, avec désolation, que l’aventure de l’art est encore et toujours à tenter : « “Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau”. Ce dernier vers, au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau, est le pitoyable drapeau de l’art qui s’oppose à l’horreur qui s’ajoute à l’horreur, sans changements substantiels, de la même façon que si l’on ajoute à l’infini plus d’infini, l’infini continue à être le même infini. Une bataille perdue par avance, comme presque toutes les batailles des poètes. » Pas lyrique, Bolaño ?

Le titre d’Un petit roman lumpen donne hardiment la réplique à Tres novelitas burguesas (Trois nouvelles bourgeoises) de José Donoso, le romancier chilien du boom latino-américain, que Bolaño, aux prises avec la tradition nationale, moque ou loue, c’est selon, dans ses essais d’Entre parenthèses. Répondant à la demande d’un éditeur de Mondadori, qui invitait sept écrivains hispanophones à écrire sur sept villes du monde pour la collection « Año 0 », Bolaño choisit Rome et s’en donne à cœur joie, exerçant sa liberté dans la contrainte en joueur impénitent qu’il est. Ce que son roman revisite à plaisir, ce n’est pas Rome mais une mythologie populaire et fascisante de la ville, à travers le genre du péplum et le cinéma de Fellini. L’imaginaire est bien celui de Bolaño, le naguère jeune poète infra-réaliste qui chantait les salles de quartier minables et saluait le mélodrame, l’auteur de La littérature nazie en Amérique, le débusqueur de fantoches d’extrême droite, qu’il manie en montreur de marionnettes.

Un frère et une sœur adolescents, désormais orphelins après l’accident de voiture de leurs parents, survivent dans l’appartement familial de Rome. C’est elle, Bianca, coiffeuse, qui raconte leur histoire. Lui travaille dans un gymnase. Bientôt les rejoignent deux viveurs et vagabonds, le Libyen et le Bolonais, qui ourdissent un plan foireux, introduisant Bianca chez l’ancienne star culturiste Maciste afin d’y trouver un supposé coffre sous prétexte de service sexuel. Recyclant les débris de la culture populaire ou redoublant leur recyclage – Cabiria (1915), premier péplum auquel collabora Gabriele d’Annunzio, crée le personnage de l’invincible Maciste ; Les nuits de Cabiria (1957) fait de son héroïne une putain amoureuse – Un petit roman lumpen s’adonne à d’autres reprises en variations pour réussir un récit poétique. La voix de Bianca, d’autant plus poignante qu’elle s’exprime avec détachement, est celle d’une stoïcienne. Une voix purement bolañesque.

Roberto Bolaño


Dans l’œuvre de Bolaño, Nocturne du Chili fait pendant à Amuleto, autre exercice virtuose d’un long monologue dramatique. Dans le volume IV des Œuvres complètes, ce roman bref fait figure de pièce maîtresse. Croyant sa dernière heure venue, autrement dit l’heure de vérité, Urrutia Lacroix / H. Ibacache, aussi double que son nom, aussi naïf que double, se remémore une nuit durant sa vie de prêtre et d’homme de lettres influent, tentant de nier toute responsabilité, morale ou politique, dans le Chili de la dictature. Pressé par un fantomatique « jeune homme aux cheveux blancs » de rendre compte de chacun de ses actes passés, il s’évertue à plaider sa cause. En vain, car le piège est tendu, qui, pour la plus grande jouissance du lecteur, fait de la rhétorique ampoulée, verbeuse, ridiculement précieuse d’Urrutia Lacroix, l’expression transparente de sa mauvaise foi. Au meilleur de sa forme satirique, Bolaño combat de nouveau deux manifestations du mal ordinaire : la veule complicité des écrivains avec le pouvoir dictatorial, le mauvais goût de l’élitisme littéraire.

Mais, à la différence du plaisant jeu de massacre d’écrivains imaginaires qu’est La littérature nazie en Amérique, la noire bouffonnerie de Nocturne du Chili s’inspire de personnes réelles de l’histoire chilienne – Urrutia Lacroix renvoie au critique et ecclésiastique chilien Ibáñez Langlois – et recrée des faits avérés durant la dictature. Tout comme celui de la fictive María Canales, le salon littéraire de la romancière Maríana Callejas se tenait alors, malgré le couvre-feu, dans une demeure de Santiago dont les caves abritaient des chambres de torture où œuvrait le mari américain de la maîtresse de maison, agent de la sûreté chilienne. L’élasticité du monologue dramatique offre au récit de ce Nocturne le luxe d’histoires enchâssées, dont l’exemplarité fait mouche. Justicière, l’une d’elles épingle tel un coléoptère ce fervent entomologiste de Jünger, dans le Paris de l’Occupation. Leurs apparitions rythmiques, comme des voyelles brèves alternant avec des longues, s’allient à la musicalité de l’obsédante ritournelle qui dévoile la lâcheté de l’ecclésiastique. Croiriez-vous qu’un roman sache faire danser la mauvaise foi ?

Roberto Bolaño

 

Tombes de cow-boys, l’inédit du volume, renchérit encore sur les défis du jeu de piste. On peut lire ce livre composé de trois morceaux pour le bonheur de chacun d’entre eux. On peut aussi le lire en détective bolañiste, y reconnaissant parmi les 24 pièces du puzzle inachevé qu’est « Patrie » (1993-1995) des versions alternatives de scènes, de personnages, de discours et d’histoires d’Étoile distante ou de sa chrysalide commune avec « Ramírez Hoffman, l’infâme » ; dans les quatre fragments de « Tombes de cow-boys » (1995-1998), on croira voir une préfiguration des Détectives sauvages, où Bolaño n’aurait pas encore songé à présenter de biais la figure de son alter ego, Arturo Belano. Quant à « Comédie de l’horreur en France » (2002-2003), c’est une tout autre affaire : voici l’irrésistible et surréaliste version fictionnelle d’une chronique de Bolaño, lequel y conjecturait sur une phrase de Breton appelant sur le tard à refonder le surréalisme dans la clandestinité.

Mais que tout cela est vite dit ! Car le jeu de piste invite à s’égarer, à se lancer sur les chemins, comme le voulait le même Breton, que citait déjà le jeune Bolaño dans son « Manifeste infra-réaliste » de 1976. Au lieu de classer les versions ou les états des textes, visitons l’ouvroir de l’écrivain – ou sa cuisine, comme il disait ; admirons son exceptionnelle puissance d’invention, son ardeur au combat ou au travail de l’autofiction pour, alliant l’écriture à la vie, raconter de mille et une façons la traumatique aventure du coup d’État chilien quand il avait vingt ans, l’amoureuse lecture juvénile de poètes, la comédie familiale entre le Chili et le Mexique. Enfin, « Comédie de l’horreur en France » revivifie l’utopie du mouvement surréaliste en lui rendant le goût du canular ou du cauchemar avec tout l’art mécanique d’un court métrage ou d’une BD.

Ce Volume IV s’achève sur Le gaucho insupportable et donc sur les deux essais ou « discours », comme préférait les définir Bolaño, qui, à la suite de cinq nouvelles, concluent ce recueil hybride. Ce n’est pas chose indifférente. On appréciera la férocité satirique du dernier, « Les mythes de Chtulhu », qui, sous prétexte de dresser un état actuel de la littérature en langue espagnole, en fait un champ de bataille. La position d’accusateur coupable qu’y assume ironiquement Bolaño le place entre le moi et l’autre, entre la rage et l’indulgence, dans l’échaudement de qui partage l’arène publique avec ce qui lui répugne le plus : l’exigence éditoriale de lisibilité des œuvres, la vénalité et l’aspiration à la respectabilité d’écrivains issus, selon lui, du bas des classes moyennes. De « Littérature + maladie = maladie », personne ne sortira indemne, on l’aura compris.

Roberto Bolaño

 

Les nouvelles du recueil multiplient les hommages impertinents à des maîtres, et les masques de l’écrivain : deux sont « argentines » ; une seule, « espagnole », mais elle est double ; une, mexicaine ; et une, souterraine et kafkaïenne. Tout l’univers de Bolaño – le monde parcouru et son double lu ; la réponse élégiaque et ironique aux « poubelles de l’histoire » – s’y trouve en miniature. Voici les trois poignantes pages de « Jim » qui, en une scène de rue mexicaine, croque un Américain vétéran du Vietnam et poète, fasciné par un cracheur de feu. Prêt à se jeter dans ces flammes d’un passé qui lui revient en pleine figure, Jim est sauvé de justesse par le narrateur. Du moins ce jeune poète le croit-il.

Et voilà « Le gaucho insupportable », qui prolonge le geste du magistral « Sud » de Borges, lequel revisitait déjà la dépouille de la mythologie argentine offerte par la poésie gauchesque du XIXe siècle. Que reste-t-il de l’Argentine mise à sac par ses gouvernants ? Tout, les rêves et la littérature. « Le policier des souris » situe son intrigue dans les égouts, lieux fort prisés de la poésie infra-réaliste. La vaillance de Pepe le flic face à la cruauté criminelle s’y allie au souvenir de Joséphine, la cantatrice des souris, dont il est le neveu, pour une nouvelle drolatiquement métaphysique. Cueillons et dégustons, dans l’excellent « Voyage d’Álvaro Rousselot », le triste constat d’un éditeur parisien désabusé : « Les Parisiens sont des cannibales ». Mais Álvaro Rousselot, l’écrivain argentin dont le cinéaste français Morini pille les romans, saura faire preuve d’une plus magnanime et stoïque sagesse. En un tour de main, la nouvelle inverse les lieux communs sur l’imitation et sur le plagiat, résume les inégalités littéraires et artistiques entre l’Amérique latine et l’Europe, démythifie et remythifie les vertus du traditionnel pèlerinage à Paris des écrivains latino-américains. Laissons-nous prendre au piège en diptyque de « Deux contes catholiques » et au rythme démoniaque de la logorrhée mystique et criminelle qui tient leurs narrateurs. On y entend des échos du « Macario » de Rulfo, lequel devait à… ?

La promenade au bord de l’abîme s’achève, avec bon goût, sur ce tour du monde miniaturisé de Bolaño. Sur la couverture de ce volume IV des Œuvres complètes – un dessin de Cédric Scandella –, un cow-boy franchit l’abîme. Toi, lectrice ? Toi, lecteur ? Lui, Bolaño ? Par chance, il reste encore deux volumes à paraître.


EaN a rendu compte des volumes I et II de ces Œuvres complètes dans de précédents numéros.
EN ATTENDANT NADEAU






samedi 26 novembre 2022

Gyrdir Elíasson / Au bord de la Sandá / Encore l’Islande, décidément !

 


Encore l’Islande, décidément !

par Maurice Mourier
21 mai 2019

Brillamment traduite, corrigée, éditée par une maison québécoise de Chicoutimi, ville sise à l’amorce des Laurentides et du grand Nord canadien, l’histoire d’une calme beauté pénétrante de Gyrdir Elíasson a pour cadre un autre grand Nord, celui de l’Islande, cadre extrêmement présent qui, d’une certaine façon, occupe tout l’espace d’un texte court, avec ses forêts, son terrain de vacances d’été encombré de caravanes, la maison du garde forestier. Mais, à part la rivière Sandá, but de la plupart des promenades du narrateur, rien n’est nommé dans ce décor qui, généralement, reste vide, dépourvu d’hommes, et presque d’animaux.


Gyrdir Elíasson, Au bord de la Sandá. Trad. de l’islandais par Catherine Eyjólfsson. La Peuplade, 142 p., 18 €


Le narrateur parle de ce qu’il voit : les arbres, la lumière dont il suit les fluctuations sur deux saisons, l’été, où il devrait avoir de la compagnie, car nombre de vacanciers, dont parfois les véhicules touchent presque les deux siens (un logis, un atelier, tous deux dételés de la vieille voiture), se rassemblent en ce lieu et s’y amusent ; l’automne, moins riche en fréquentations possibles, le climat rude raréfiant vite les voyageurs. Mais, de toute manière, celui qui écrit et le plus souvent monologue en suivant la pente de la rêverie ne se préoccupe pas de l’abondance ou de l’absence de ses voisins, puisqu’il ne fraie avec personne, sinon par hasard. Et l’arrivée de l’hiver et la première neige coïncident avec la fin du livre de Gyrdir Elíasson, qui laisse le narrateur seul.

C’est un peintre. On croit comprendre qu’il a eu une certaine notoriété autrefois et a pratiqué l’abstraction. Puis il a opté pour le figuratif. Un visiteur, venu une seule fois de la ville innommée et déjà possesseur de certaines de ses œuvres, voudrait lui acheter deux de ses aquarelles nouvelles, qu’il refuse sèchement de vendre, s’attirant les reproches du marchand (ou de l’amateur) qui semble l’accuser de se prendre pour un génie incompris. Mais c’est sans doute faux. Il s’agit plutôt d’un artiste qui a peut-être un jour cru en son propre talent mais qui sait aujourd’hui, en se comparant dans ses songeries à Van Gogh dont il relit les lettres, qu’à  côté de celui-ci et de quelques autres, Chagall, Soutine, il ne fait pas le poids. Il s’est donc retiré du passé, où il fut quelqu’un, eut et aima peut-être une femme, deux enfants, pour tenter de vivre la plénitude d’une existence naturelle, ici et maintenant.

Un misanthrope déçu par le monde ? En partie seulement. Certes, la médiocrité de ses contemporains et de lui-même l’étouffe, mais rien de cela n’est violent et si l’une de ses trop nombreuses tentatives de toucher enfin à l’intimité des arbres en les peignant lui paraît ratée – c’est toujours le cas, au moins depuis sa quasi-retraite au milieu de la forêt –, il la déchire sans drame, quitte la caravane-atelier et se réfugie sans hâte dans la caravane à vivre.

Quelle stratégie adopte-t-il alors afin de repousser le plus loin possible son sentiment d’échec ? Aucune. Il s’enfonce seulement dans sa propre pensée, comme le lièvre de La Fontaine, philosophe malgré lui : «  Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ? » Or ce sont de telles songeries solitaires qui constituent la seule matière de ce petit livre, si parfait grâce à son écriture d’une justesse miraculeuse.

Songeries d’autant plus profondes qu’elles sont « à vide », ne portent que sur l’essentiel, c’est-à-dire la vie, la mort, le temps. Infiniment éloignées de toute application à ce pour quoi les hommes veillent et se fatiguent, croyant brasser dans l’accessoire autre chose que le rien. Penser ne le paralyse pas, ne l’induit jamais à quelque accès de mélancolie qui inquièterait un psychiatre s’il en rencontrait un dans cette forêt bien réelle qui a peu à peu pris possession de son être. Non, il n’est pas en train de devenir fou, peut-être pas, ou pas encore tout à fait, bien qu’il soit sujet parfois à des hallucinations auditives et croie voir passer les cavaliers de l’Apocalypse, mais sans réaction excessive. D’ailleurs, un des signes clairs de sa normalité est qu’il demeure sensible à la peur quand des bruits nocturnes viennent l’assaillir dans son inconfortable demeure, et sensible aussi, surtout, à la beauté, toute la beauté dont celle des femmes, même si elle concerne des créatures possiblement inventées.

Gyrdir Elíasson, Au bord de la Sandá

La rivière Sanda, en Islande (2009)

En somme, du fond de son anonymat dépourvu de toute ostentation, le peintre qu’il est toujours reste passionné par ce qui l’entoure, les plantes, le murmure des eaux, le mouvement des saisons, et l’on peut même dire que la rivière Sandá, second personnage du livre et terme de ses quotidiens vagabondages, l’équilibre comme une compagne, en dépit du fait qu’il semble souhaiter parfois la survenue d’une sauvageonne en chair et en os auprès de lui, semblable en cela au soldat perdu de Gracq, dans Un balcon en forêt, au point de la susciter de temps en temps, au bord de la rivière, vêtue de rouge et peut-être bien hallucinée, mais cette piste romanesque empreinte d’un fantastique trop attendu, trop aimable, à la manière de l’Ondine de La Motte-Fouqué, créature née de l’eau, ne tient pas la route, et n’est en tout cas pas suivie.

On pourrait lire ce récit tout palpitant de la vie intérieure du narrateur – et qui laisse ainsi toute la place à la petite musique bourdonnant sans arrêt dans l’intimité infinie de chacun, sans péripétie, sans anecdote – comme une méditation à propos de la mort qui vient inéluctablement. Mais il faudrait pour cela gommer le caractère morbide d’une telle méditation et surtout l’aura simpliste, étroitement religieuse, qu’on aurait tendance à lui associer dans le contexte nordique où la pratique de l’examen de conscience plonge ses racines dans une tradition protestante tenace.

Le peintre du livre pense à la mort mais ne l’accueille pas dans ses préoccupations majeures. Tout impuissant qu’il est à perpétuer par le pinceau les nymphes éparses de la forêt, si évidemment visibles pour un artiste à travers les sveltes silhouettes des arbres, il demeure tendu vers l’espoir d’exprimer un jour la féerie des choses qu’un individu ordinaire suppose à tort inertes. C’est donc, à sa manière taciturne et renfermée, un être orienté vers l’avenir et qui ne renoncera à son rêve que si le paysage final, dépouillé de mouvement, que l’immobilisation hivernale semble menacer d’ankylose définitive, se fige autour de lui comme un sarcophage.

Contre ce danger de cristallisation mortifère, un fermier juché sur son tracteur, qui en est descendu lors des premiers froids pour lui réparer gentiment sa voiture tombée en panne, l’a mis en garde, tel un Merlin providentiel, discret mais vaguement protecteur. Suivra-t-il son unique conseil, celui de ne pas s’attarder trop longtemps dans la forêt ? Les lignes ultimes du texte ne permettent pas de répondre.

Le narrateur a peut-être bien fait son deuil de la civilisation, en émule de l’auteur donné pour inconnu (ce doit être celui-là même du livre) dont une citation précède le récit : « Nul homme sage n’écrit de livre. / Nul homme sage ne raconte son histoire. / L’homme sage sait se dissimuler, / se faire oublier de tous. » Mais ce quasi-quatrain de poète stoïcien est lui-même surmonté d’une phrase… d’André Gide, qui proclame tout le contraire et chante les nourritures terrestres. Si bien que ce n’est peut-être pas le goût de l’anéantissement et du repos éternel qui triomphe dans cette prose d’un bout à l’autre indissociable de « la merveille », au sens surréaliste du terme, mais « plutôt la vie » comme le crie le jeune Breton dans un poème qui porte ce titre, paru dans  Le Journal du Peuple le 1er décembre 1923, et figurant déjà un peu auparavant dans Clair de terre (novembre 1923). Une telle indécidabilité, on s’en doute, distille un charme prenant qui ne saurait déplaire à tout fanatique de vraie littérature, lequel préfère les délices de l’imaginaire à l’étouffe-chrétien de l’histoire vraie.

EN ATTENDANT NADEAU