Viviane Gornick |
Viviane Gornick : Le livre de ma mère (Attachement féroce)
Christine Marcandier9 février 2017
Il est, outre-Atlantique, des auteures et journalistes cultes dont la France découvre ou mesure ces dernières années seulement l’importance considérable : pensons à Joan Didion, désormais bien installée, à Renata Adler— dont Nuit noire va paraître le 13 avril prochain aux éditions de l’Olivier, après Hors bord en 2014 —, liste à laquelle il faut désormais ajouter l’indispensable Viviane Gornick dont les éditions Rivages publient Attachement féroce, dans une traduction de Laëtitia Devaux, un texte paru en 1987 aux États-Unis.
Attachement féroce est une forme de Temps retrouvé, une Recherche en version concentrée (et féminine), le récit de moments partagés entre une mère et sa fille, dans la cuisine d’un appartement du Bronx comme dans les rues de New York, double chambre d’échos aux souvenirs. Que la scène soit intérieure ou qu’elle soit ouverte à la ville, le fil est le même, cet attachement féroce, soit sauvage et violent, d’une fille à celle qui lui a donné la vie, a forgé sa découverte voire sa vision du monde tout en lui imposant une relation complexe dont le récit tente d’exposer (sinon de défaire) les nœuds.
« Nous sommes toutes deux prisonnières d’un étroit tunnel intime, passionné et aliénant ». Et comme dans cette expérience visuelle puis sensuelle qui, pour Viviane Gornick, prend des allures d’épiphanie face aux fleurs de Nolde et aux mobiles de Calder, c’est un double mouvement qui structure le livre comme toute pensée : concentration et expansion, selon un « conflit ouvert » qui est la forme et la matière de toutes les sensations et tous les moments narrés du livre. Cet attachement féroceest aussi ce « et » du conflit — mère et fille, joie et douleur, liberté et rébellion, amour et haine —, ce qui lie deux expériences en apparence contradictoires et pourtant indissociables, tout ce qui « prend corps » pour devenir la texture d’une existence comme de son récit.
Attachement féroce est une boîte de Pandore : le récit se construit depuis de courtes séquences et histoires, liées à l’immeuble du Bronx, aux voisines ou aux personnages étranges croisés dans les rues de New York. « Nous parcourons sans cesse ensemble les rues de New York. Nous habitons à présent toutes les deux dans le sud de Manhattan, à environ un kilomètre l’une de l’autre, et le plus simple est de parcourir la distance à pied. Ma mère est une paysanne urbaine et moi, je suis la fille de ma mère. Cette ville est notre élément. A chacune, il arrive tous les jours des aventures avec des conducteurs de bus, des femmes chargées de sacs, des contrôleurs de tickets, des fous. Marcher fait ressortir ce qu’il y a de meilleur en nous ».
De sa mère, Vivian hérite un regard aigu sur le monde, unique en ce qu’il est à la fois décapant et profondément sensible. Les conversations des deux femmes, les récits rapportés, les petits riens narrés (des riens aux déflagrations infinies), sont le cadre de ce qui pourrait presque apparaître comme un recueil de nouvelles tant chaque anecdote et chaque scène fonctionnent en elles-mêmes tout en ne prenant leur réelle envergure que dans un ensemble, par leur place dans le récit. Tout est ici « patchwork », terme que Vivian Gornick emploie pour décrire son Bronx natal.
De sa mère, Vivian hérite un regard aigu sur le monde, unique en ce qu’il est à la fois décapant et profondément sensible. Les conversations des deux femmes, les récits rapportés, les petits riens narrés (des riens aux déflagrations infinies), sont le cadre de ce qui pourrait presque apparaître comme un recueil de nouvelles tant chaque anecdote et chaque scène fonctionnent en elles-mêmes tout en ne prenant leur réelle envergure que dans un ensemble, par leur place dans le récit. Tout est ici « patchwork », terme que Vivian Gornick emploie pour décrire son Bronx natal.
La mère, fascinante, imposante, se diffracte en une série de figures féminines, ces voisines de l’appartement du Bronx, certaines vulgaires et repoussantes, d’autres à la séduction vénéneuse, mais toutes ont été pour « la fille qui grandissait en leur sein » comme « du chloroforme versé sur un tissu que l’on m’aurait plaqué sur le visage. J’ai mis trente ans à comprendre combien je les comprenais ». L’immeuble se raconte comme on déploie un recueil d’anecdotes piquantes voire de nouvelles, en un kaléidoscope miroitant puisque chaque récit de la mère est la version nouvelle d’une même histoire, elle « est toujours identique et différente parce que je n’ai jamais le même âge lorsqu’elle me la raconte, et que je lui pose des questions auxquelles je n’avais pas pensé auparavant ».
Tout s’établit, pour Vivian Gornick (sa vie comme ce livre), depuis deux figures, l’une si présente qu’elle écrase tout, l’autre absente : la mère, le père. C’est l’entre-deux impossible comme l’espace intime dans lequel il faudra trouver sa voix : un père mort trop tôt, comme effacé du tableau, et une mère dont toute parole, tout acte, jusqu’à l’exigence que son café lui soit servi brûlant, est un impératif. « Elle vit ses désirs comme des nécessités », sa vision du monde comme un état des lieux non contestable, sa présence comme un absolu. Comment se construire et trouver sa place face à un tel bloc ? Là est Attachement féroce, dans cette chambre à soi qu’il faut trouver, quand on est pourtant « deux femmes aux inhibitions étonnamment proches, liées parce qu’elles ont passé toute leur vie ou presque dans l’orbite l’une de l’autre ». Or trouver son lieu à soi, un espace dans lequel respirer, c’est aussi se détacher, en racontant la « folie » de la mère au moment du deuil (« sa peine devint mon quotidien, le pays où je vivais, la loi à laquelle je me pliais »), en osant dire aussi le dégoût, voire la haine que certaines conduites de sa mère lui inspirent.
La mère de Vivian Gornick est une forteresse implacable, tout ensemble admirable et détestable, fascinante et irritante, « affectueusement terrible, adorablement exaspérante ». Elle aime sa fille, l’étouffe et même semble la méconnaître voire la nier dans sa singularité. Elle la pousse à faire des études et ne comprend pourtant pas cette femme que sa fille est devenue, elle jalouse peut-être ce qu’elle lui a permis d’être. Tout est paradoxe, invivable pour la mère comme pour la fille. Comme l’écrit Vivian Gornick après une scène particulièrement violente, « je me dis cet après-midi-là que l’une de nous deux ne sortirait pas vivante de cet attachement »…
C’est donc par la confrontation à des figures de l’altérité (ces femmes, d’autres femmes que soi, d’autres femmes que la mère) que se construisent l’enfant, la petite fille, la jeune femme puis la femme, comme des strates d’une personnalité en devenir, se définissant en regard de ce qu’elle observe, des scènes vues, paroles recueillies et rapportées, découvrant aussi le rapport des femmes à leurs corps, leur sexualité, à leur liberté.
Mais Attachement féroce est aussi le roman d’une vocation. Ce sont les histoires entendues dans la cuisine du Bronx, les récits lors des promenades dans Manhattan comme les rêves que Nettie lui confie qui font naître en Vivian ce goût des autres, cette appétence pour tout détail qui fait sens, ce talent à transformer toute information en récit… Ainsi, parler de la manière fascinante dont Mme Kerner tire partie du moindre « détail surprenant », de son art pour provoquer la fascination de son auditeur (privilégier la sensation et l’émotion) est une manière oblique de définir son propre livre. Vivian Gronick qui deviendra une icône du journalisme dans les années 70 raconte sa découverte de la puissance du récit à travers sa fascination pour les contes et conversations, puis la confirmation d’un rapport passionné et existentiel au texte lors de ses études à City College :
« c’est là, dans la cafétéria, que j’ai commencé mon éducation. Là que j’ai appris que Faulkner, c’était l’Amérique, Dickens de la politique, Marx du sexe, Jane Austen l’idée de la culture, que j’avais grandi dans un ghetto, que D. H. Lawrence était un visionnaire. Ici que mon amour pour la littérature prit corps, que mon émerveillement au sujet de la vie de l’esprit fleurit. Où je découvris que des idées pouvaient nous métamorphoser, et que la conversation intellectuelle était éminemment érotique ».
Elle raconte sa mère comme sa propre vie, sa quête éperdue de l’amour, son rapport aux articles, aux livres. Et au-delà de cette double destinée, le livre explore un paradoxe. Ce conflit en toute destinée féminine tient en une question : comment être à la fois soumise et rebelle ?
Ce sera l’entrave de la mère, juive et communiste, montée dans sa jeunesse folle sur les estrades et caisses de savon « pour exiger davantage de justice économique et sociale », puis mettant de côté sa colère pour devenir femme au foyer ; « passive le matin, rebelle l’après-midi, elle se faisait et se défaisait chaque jour ».
C’est l’entrave dans laquelle se débat Vivian Gornick à son tour, comment surmonter cet attachement féroce à sa mère, ce mélange inextricable d’amour fou et de haine, comment lui rester fidèle tout s’autorisant à enfin devenir elle-même, une femme singulière ? Comment sortir, avec les hommes, de ce même rapport aliénant, comme avec Davey, « je voyais en quoi j’étais entravée, mais je me sentais honteuse quand je me libérais ».
Ce sera l’entrave de la mère, juive et communiste, montée dans sa jeunesse folle sur les estrades et caisses de savon « pour exiger davantage de justice économique et sociale », puis mettant de côté sa colère pour devenir femme au foyer ; « passive le matin, rebelle l’après-midi, elle se faisait et se défaisait chaque jour ».
C’est l’entrave dans laquelle se débat Vivian Gornick à son tour, comment surmonter cet attachement féroce à sa mère, ce mélange inextricable d’amour fou et de haine, comment lui rester fidèle tout s’autorisant à enfin devenir elle-même, une femme singulière ? Comment sortir, avec les hommes, de ce même rapport aliénant, comme avec Davey, « je voyais en quoi j’étais entravée, mais je me sentais honteuse quand je me libérais ».
Toute femme est dans ce livre, qu’elle soit mère et ou fille, voire à son tour mère d’une fille. A travers ce récit — qui évidemment ne s’adresse pas qu’aux lectrices ! —, Vivian Gornick traverse un siècle sous l’angle des femmes, dans leur rapport à la fois intime, social, sexuel et politique au reste du monde. C’est drôle et tragique, souvent dérangeant — parce que tout ce qui nous force à plonger dans notre propre intimité dérange, mais n’est-ce pas le propre des grands livres ?
La notion d’espace est au cœur du livre, demeurer « à moitié dehors, à moitié dedans » sans renoncer à la quête d’un « là » plein. C’est cet espace d’une liberté potentielle qu’Attachement féroce construit, qu’un second texte autobiographique, cette fois postérieur à la mort de la mère (The Odd Woman and the City, 2015), viendra rebâtir, puisque jamais les histoires ne peuvent être racontées qu’une seule fois…
La notion d’espace est au cœur du livre, demeurer « à moitié dehors, à moitié dedans » sans renoncer à la quête d’un « là » plein. C’est cet espace d’une liberté potentielle qu’Attachement féroce construit, qu’un second texte autobiographique, cette fois postérieur à la mort de la mère (The Odd Woman and the City, 2015), viendra rebâtir, puisque jamais les histoires ne peuvent être racontées qu’une seule fois…
Viviane Gornick, Attachement féroce (Fierce Attachements : A Memoir), traduit de l’américain par Laëtitia Devaux, Rivages, 224 p., 20 €
Viviane Gornick, née en juin 1935 dans le Bronx, a été reporter au Village Voice entre 1969 et 1977, elle a signé des papiers dans d’autres journaux, comme le New York Times. Elle est également l’auteur de onze livres, des essais comme des textes plus autobiographiques, veine à laquelle appartient Attachement féroce.
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